Paroles singulières en Méditerranée

Liste des intervenants

Professeur Claude-Guy Bruère-Dawson
Dr Jean-louis Doucet
Dr Michel Leca
Professeur Jean-Louis Pujol
Dr François  Morel
Dr Augustin  Ménard
 Rajaa Stitou
 Jean-Paul Guillemoles
Dr Marie  Allione
 Claude Allione
Professeur Bernard Salignon
Professeur Roland Gori
 Bernard Guiter
Pr Jean-Daniel Causse
 Gérard Mallassagne
 Jean-Claude Affre
Dr Marie-José Del Volgo
Dr Jean-Richard Freymann
Dr Patrick  Landman
 Rhadija  Lamrani Tissot
Dr Marcel Ventura
Dr Marie-Laure Roman
 Franck Saintrapt
 Lionel Buonomo
Professeur Gérard  Pommier
Dr Arielle Bourrely
  ACF-VD
 Laurent Dumoulin
 Jomy Cuadrado
Professeur Michel  Miaille
 Guilhem  Dezeuze
 Aloïse Philippe
Dr Jean Reboul
Philosophe Jean-Louis Cianni
Dr Bernard Vandermersch
 Eva-Marie  Golder
 Bernard Baas
 René  Odde
 Daniel Nigoul

Fermer

PAROLES SINGULIÈRES EN MEDITERRANEE

04/10/2014, Bernard Guiter, Le sacré et le Religieux


                                                             LE SACRE ET LE RELIGIEUX

                                                                     Bernard Guiter le 04/10/2014


I.  LE SACRE


           L’hypothèse  ici  est  que  le  sacré  en  tant  que  réel inflige  un  trauma que  le  symbolique  aura  du  mal 
à circonscrire  (d’où  le  fait qu’il perdure) mais réussira à tempérer.
          Est sacré ce qui dispose d’un potentiel, d’une charge qui ne demande qu’à se déployer dans un champ donné
sous la forme  d’une force capable, dans ce champ, de modifier êtres et choses et ce tant dans leur nature que dans
leur physiologie. Mais la particularité en matière sacrée, c’est que ce potentiel  ne  lui  est  pas  propre,  il  lui  est
conféré.  En  d’autres  termes,  est sacré  ce  qui  est  sacralisé  par  le  profane.  Pourquoi donc  le  profane
s’emploie-t-il à sacraliser ? Le découpage de l’univers anthropologique en trois catégoriesréel-symbolique-imaginaire,
permet de mieux comprendre ce processus. Le réel lacanienest ce qui de l’univers anthropologique n’est pas  capturé
par  l’imaginaire  ni  par le  symbolique.  C’est  l’innommé, « l’impossible »[25] ,  l’innommable,  « Ce qui n’a pas
de nom dans aucune langue »
[26] et que le symbolique tente de circonscrire, « Ce qui ne cesse pas  de  ne  pas 
s’écrire »
[27]. Ce  réel,  en  dehors  du  champ  de  toute assignation (ex-sistant) mais qui fut toujours là,  recouvre
particulièrement trois  concepts :  les  origines,  la  jouissance  et  la  mort.  Le  réel  est  pour l’homme cette mauvaise
rencontre (tuché) incompréhensible (le trauma) où s’origine  l’automaton  (et  donc  la  pulsion  de  mort). Le  symbolique 
s’il n’explique  pas  le  réel  le  tempère  individuellement  et  secrètement  par  le fantasme, collectivement et
publiquement par le mythe.

           Le sacré est alors le nom de l’étiologie du trauma. Il peut s’agir de l’énigme  des  origines  ontogénétiques  ou
phylogénétiques,  de  la  peur  de mourir  ou  d’être  démuni  face  à  la  rudesse  de  la  vie,  des  déchaînements naturels 
ou  des débordements technologiques quand l’homme leur donne une origine surnaturelle, en fait le résultat d’une force
inconnue.L’homme, via le mythe pacifiera ses formes de trauma mais, le monde sacré lui sera à jamais  totalement 
hétérogène.  Maintenant il  y  aura  un  principe  de hiérarchie : le monde sacré domine le monde profane. Mais il y a
un autre principe corollaire de la coupure hiérarchique, c’est celui de disjonction : profane et sacré sont disjoints et
radicalement hétérogènes : le sacré peut se manifester  dans  le  profane  sans  être  profané  mais  alors  il  est  terrifiant
(assimilation  du  sida  à  la  punition  sacrée  de  la  luxure)  ou  bienfaisant (miracle). En tout cas, il est toujours chargé
de puissance et caractérisé par sa  démesure. Le  profane,  lui,  ne  peut  pénétrer  le  monde  sacré  sans  être sacralisé
(ou consacré).

           Marcel  Gauchet  remarque  alors  avec  pertinence :  « Certitude  de Dieu  et  mystère  du  monde, autonomie 
objective du  même  monde  et suspension  de  son  sens  à  la  toute  subjectivité  de  Dieu :  ce  n’est  pas seulement
le partage de la raison et de la foi que  l’on voit se profiler au nombre des possiblesinscrits dans la logique de la
transcendance, c’est également derrière elle la division du sujet et de l’objet»
[28].

           Mais,  ce  constat  est  contenu  dans  l’étymologie  même du  terme “sacré”  qui  est  sanctus ce  qui  veut dire 
interdit  au  contact  des  hommes (sous  pleine  de  sanctio : sanction), mais aussi  sacer ce qui alors signifie état  mystérieux 
et ambivalent chargé  de  puissance  d’où  son  autre appellation de numineux (de  numen  qui signifie puissance).
La puissance en  question  c’est,  une  fois le trauma imputé au sacré, la projection de la terreur humaine balisée par l’angoisse,
signal de danger. Elle est donc plus maléfique que bénéfique.

           Rudolf Otto, dans son ouvrage Le sacré (1917) a décrit les étapes de la  rencontre  de  l’homme  avec  le  sacré, 
la  magestas:  rencontre  où prédomine  l’effroi  (tremendus)  devant  l’énigmatique  (mystérium tremendum) qui devient
enchanteur (tremendum fascinans) avant que ne se produise  l’union  transformante  de  l’homme  avec  le  numineux. 
La rencontre de Moïse avec Dieu (encore innommé) sur l’Horeb, montre bien le  sacré  comme  une  puissance  s’exerçant 
dans  un  champ  interdit  au contact :  «N’approche pas d’ici, ôte tes sandales de tes pieds car le lieu que tu foules est une
terre sainte »
(Ex. 3 ; 5), de même que la terreur de Moïse : « Moïse alors se voi-lât la face dans la crainte que son regard
ne se fixât sur Dieu »
(Ex. 3 ; 6).

           Ce sacré va présenter deux grandes caractéristiques. Tout d’abord, il est permanent, ensuite, il est mobile. La tendance 
du profane à rechercher des causes à ses maux de même que les remèdes que peut proposer cette cause,  l’amène  à  sacraliser
certaines  de  ses  formes élevées  à  la  dignité d’êtres  supranaturels.  Ainsi,  le  Parti,  la  Patrie,  la  Science  et  le  Progrès,
connaîtront,  avant  de  décevoir,  cette  sacralisation.  Les  hymnes  le proclament “ Amour sacré de la patrie ”
(souligné par nous) : “Debout les damnésde la terre ”.

           La science qui propose l’immortalité ou l’anéantissement, fut toute désignée  pour  une  sacralisation. Mais,  pour  rester
dans  le  monde  de  la spiritualité,  si  le  monde  symbolique  du  mythe  pacificateur  connaît  des prolongements  théologiques 
(intellectuels)  ou  rituels  (pratiques),  trop sophistiqués et foisonnants, voilà que le profane communique avec le sacré comme
dans les temps anciens. C’est la mystique où  le fidèle s’adresseau Christ comme les mystiques de l’aube (les grands prophètes)
s’adressaient au  Dieu  vétérotestamentaire,  directement,  hors  des  dogmes  religieux  de l’organe  de  transmission :  l’Eglise. 
Que  le  mythe  explicatif  défaille  et  le sacré  s’empare  d’un  autre.  C’est  la  gnose  ou  l’échec  à  expliquer  le  mal induit 
la  déchéance  du  Créateur  au  profit  du  Grand  Géomètre.  Que  les dogmes, les pratiques, soient mis en question et pointe
l’hérésie (Vaudois Cathares) ou le schisme (Orthodoxie, Réforme), comme refuges du sacré. En somme, le sacré est toujours là et
c’est alors qu’intervient le religieux mais il a une exigence ce sacré : être tempéré mais non occulté.


II.  LE RELIGIEUX


          Une  fois  l’effroi  du  trauma  imputé  à  une  force  supranaturelle, l’homme  va  puiser  dans  le  thésaurus pour  organiser ou 
emprunter  un discours  mythique  (Atrahasus,  Gilgamesh,  Noé)  explicatif  de  ce  passage du « j’ai peur » à « c’est effrayant »
(projection). Ce discours mythique est l’essence même du religieux, le mythe expliquant, le religieux prescrivant les conditions
contraignantes de retour aux hypothétiques  happy days. Les moments cruciaux du mythe seront reproduits : ce sont les rites.
Ici,mon hypothèse est que le rite est la survivance du trauma originaire, voué à la répétition car il ne peut être inclus dans le système
conceptuel de l’homme qui  tente  et  retente  de  l’intégrer.  Le  rite  signe  donc  le  pouvoir  de l’imaginaire,  la  persistance  de 
l’image  autour  de  laquelle  le  symbolique insiste  à  expliquer  et,  faute  d’y  parvenir,  se  reélabore  sans  cesse. Le rite assure
donc la persistance autant que le renouveau  mythique. Mais, le rite conjugue  parole,  action,  ornementation (la  musique  par 
exemple),  il  est donc une mise en scène avec acteur (l’officiant) etpublic (les fidèles) et en ce  sens,  il  a  une  fonction 
psychodramatique  cathartique.  En  d’autres termes, il est à la fois le pathos et sa thérapeutique (efficacité du rite).

          Le  mythe,  lui,  est  « un langage originaire sur l’origine »[29]. Il est l’enfant  chéri  des  sciences  humaines  et  ce  de
l’anthropologie à  la psychanalyse  où  Freud,  après  avoir  redoré  le  blason de  l’Œdipe  de Sophocle, crée le mythe de la horde
primitive, traite son édifice théorique d’être  mythique.  Levi-Strauss  écrira  même : « L’opposition  du  rite  et  du mythe est celle
du vivre et du penser »
[30]. Mais, si Freud compare au mythe une formalisation qui lui est coûteuse, sa volonté de ne pas faire souffrir
de réminiscences la clinique du sujet se traduit par sa difficulté à clore cette formalisation  métapsychologique  qui,  via l’inhibition, 
le  passage  à  l’acte ou  la  légende  ne  verra  qu’une  partie  du  jour  promis.  Il  est  important  de rappeler sa position en regard
du mythe. Freud aimece mythe où le latent est  moins  latent  que  dans  la  névrose,  qui  aide  à  supporter  cette  “ peste”
psychanalytique subjectivement insoutenable si le mythe ne venait montrer que  le Kernkonplex est  universel :  « C’est  le  caractère 
évident,  non censuré  du  récit  qui  lui  confère  une  utilité  dans  l’argumentation.  Il éclaire parce qu’il est clair. Il persuade
parce qu’il n’a pas besoin d’être déchiffré »
[31]. Le mythe et le rêve, les deux amours freudiens, finissent par se rencontrer et le rêve
est « analogue à la légende grecque, s’oppose à la névrose  analogue  au  drame  shakespearien  comme  si  le refoulement  y était
moins efficace et presque absent »
[32]. Alors une analogie s’impose : si  le  rêve  est  induit  par  un  élément  de  réalité : 
l’entrepreneur,  n’en  est-il pas  de  même  pour  le  mythe ?  Le  meurtre  du  père  comme  initiateur  du passage de la nature à
la culture n’est-il pas réel? C’est dans ce sens que s’oriente Freud :  « Je  n’hésite  pas  à  affirmer  que  les  humains  ont toujours su,
de cette manière particulière, qu’ils  ont possédé un jour un père  primitif  et  qu’ils  l’ont  mis  à  mort »
[33].  Girard  approuve : 
« La première  fois,  il  s’est  réellement  passé quelque  chose  de  décisif »
[34],  Lacan ironise :  « Le père de la horde, comme
s’il n’y en avait jamais eu la  moindre trace  du  père  de  la  horde »
[35]. La  démonstration  de  Lacan passe par le fait que la mort
du père n’autorise pas à jouir pleinement de la mère comme Souverain-Bien. C’est à ce titre qu’il fera de l’œdipe le rêve de  Freud
(rêve  du  père  mort  faisant  des reproches)  et  qu’il  montrera  la nécessité  pour  Freud  d’en  rendre  compte  par  cet  autre  mythe 
qu’est  le Totem.  Avec  la  mort  du  père  et  l’avènement  de  la  loi  garante  du  pacte social la jouissance est interdite, elle meurt
avec le père. On a donc d’un côté Freud et l’action comme première et de l’autreLacan et le Verbe aux commencements.  En  fait, 
Lacan  retourne  à  Freud  mais au  Freud psychanalyste  qui  énonçait  dans  Totem  et  Tabou:  « Les  morts  sont  des dominateurs
puissants »
[36] et Lacan lui fait écho :  « A la phrase du vieux père  Karamazov,  si  Dieu  est  mort  tout  est  permis, la  conclusion 
qui s’impose  dans  notre  expérience  c’est  qu’à  Dieu  est  mort,  répond  plus rien n’est permis »
[37], (ce que Freud avait anticipé
dans l’homme aux rats victime du père mort). Il fait donc du drame primitif une parole sur le réel de la mort et de la jouissance.
Plus qu’il ne retourne à Freud, Lacan fait retourner à la psychanalyse un Freud qui égaré dans l’anthropologie reste toutefois prudent
et qui intitule son Moïse : “roman historique”. Mais, la position freudienne est intéressante,si le père a  bel et bien été tué par sa
descendance, ce meurtre est le traumatisme primaire de l’humanité dont le rite  est  la  survivance  et  le  mythe  l’explication  sans 
cesse  renouvelée,  le sens  mis  sur  le  cri  sexuel  du  monde.  En  tout  cas, l’analogon freudien mythe-rêve  connaît  ses  limites : 
le  mythe  parle  d’un  destin,  le  rêve  d’un désir. Freud le sait, lui qui ne porte pas Sophocle dans son cœur alors qu’il encense 
Euripide,  qui  revient  à  la  clinique  du  sujet  dès  que  celui-ci s’éclipse dans la nuée anthropologique et qui écrira à propos
d’Œdipe-roi : « Cette tragédie est au fond une pièce immoraleparce qu’elle supprime la responsabilité de l’homme, attribue aux
puissances divines l’initiative du crime  et  révèle  l’impuissance  morale  à  résister  aux penchants criminels »
[38]. La psychanalyse
sera donc une école de responsabilité.

          Le  religieux  est  nécessaire  car  l’homme  est  désespéré  et  la  nature désespérante.  Freud  le  souligne  sans  cesse :
« Le  monde  n’est  pas  une chambre  d’enfant »
39].  Puis  il  énonce  que  la  religion  est  un  médicament avec l’art et les toxiques.
Mais, paradoxalement, ce médicament il le refuse à l’homme : « Je suis hostile à la fabrication des visions du monde »[40]. Il traitera
alors la religion d’illusion, une illusionqui se distingue d’une idée délirante : « L’illusion n’est pas nécessairement fausse, c’est-à-dire
irréalisable ou en contradiction avec la réalité »
[41], mais  « elle-même renonce à  être  confirmée  par  le  réel [42], et  « on  ne  peut 
pas  plus  les  (illusions)réfuter  que  les  prouver »
[43].  Ce  terme  d’illusion  est  commenté  par  Fethi Benslama   pour  qui 
« l’illusion  est  une  force,  une  force  liée  à  un  désir très  ancien  qui  vise  son  accomplissement  en  renonçant  à  toute
accréditation auprès de la réalité »
[44].  Benslama pense que cette illusion trouve  sa  force  dans  la détresse  infantile,  contre  laquelle 
on  tente  de  se prémunir  en  invoquant  une puissance  tutélaire  substitut  de  la  protection paternelle. L’illusion est le constat d’une
menace  mais le déni qu’elle soit irréfutable. Sa racine en est ’illusion  s’orga « le désespoir vécu dont elle veut prévenir le retour »[45]
et elle est donc  « plus proche de la vérité historique de cette détresse  (humaine) que  la  rationalisation  secondaire  qui  la  dénie »[46].
L'illusuin  s'organise  autour du  réel  donc  de  l’impossible  et  l’impossible revêt deux formes : la détresse humaine qui relève  d’un manque
essentiel incomblable ne peut être éliminée et la religion qui travestit la réalité et la transforme  est  la  réponse  impossible  à  cet  impossible 
dans  la  mesure  où elle promet la résolution du manque et fait de Dieuson comble. Pour Fethi Benslama :  « Les  fictions  des  origines 
ne  se  posent  pas  autour de la question de la vérité et ne s’opposent pas à elle mais doivent être pensées au regard de l’impossible »
[47].

          C’est aussi en tant que névrose obsessionnelle de l’humanité :  « En vertu de ses concordances et analogies, on pourrait se risquer
à concevoir  la  névrose  obsessionnelle  comme  constituant  un pendant  pathologique de la formation des religions et à qualifier
la névrose de religiosité individuelle,  la  religion  de  névrose  obsessionnelle collective »
[48] encore appelée  « la maladie du tabou »[49]
que la religion s’impose dans la pensée freudienne. Pourquoi  ce  refus  alors  que  Freud  déclare :  « Telle  qu’elle nous  est  imposée, 
notre  vie  est  trop  lourde  (…)  nous  ne  pouvons  nous passer  de  sédatif »
[50] ?  Veut-il  pour  l’homme  plus  d’autonomie  en 
se dédouanant du joug du religieux :  « L’homme ne peut pas éternellement demeurer  un  enfant  (…).  En  retirant  de  l’au-delà  ses 
espérances  (…) l’homme parviendra sans doute à rendre la vie supportable à tous »
[51] ? A ce constat il ajoute : « L’abandon de la
religion aura lieu avec la fatale inexorabilité  d’un  phénomène  de  croissance  »
[52]. Freud  a-t-il  pour ambition d’imposer
la psychanalyse comme  Weltanschaüung ? Pour cela, Freud  postule  d’abord  que  la  psychanalyse  « peut  se  rattacher  à 
la Weltanschaüung scientifique»[53]. Freud pourtant est souvent moins acide. Il  a  parlé  de  la  névrose  obsessionnelle  comme 
d’un  “pendant pathologique”  de  la  religion  dans  la  citation  ci-dessus.  Par  la  suite,  il énoncera :  «Une névrose obsessionnelle
est une religion déformée »
[54], et avouera sous de multiples formes que « la religion a évidemment rendu de grands services à
la civilisation »
[55].Tantôt amie, tantôt ennemie, haïe et  aimée,  la  religion  s’impose  à  Freud  comme  un  objet  de  désir,  ce  que
souligne son biographe Jones :  « La religion ne cessait jamais longtemps d’occuper l’esprit de Freud »[56].

           A  trois  remèdes,  trois  maux.  La  religion  et  les  autres  sédatifs  ont pour fonction d’« exorciser les forces de la
nature, nous réconcilier avec la cruauté du destin telle qu’elle se manifeste en  particulier dans le mal et  nous  dédommager 
des  souffrances  et  des  privations  que  la  vie  en commun des civilisés impose à l’homme »
[57].
 

A - LA FONCTION CONSOLATRICE :
 

          L’homme naît malheureux. Si le bonheur utérin de Sandor Férenczi et sa conséquence le traumatisme de la naissance d’Otto Rank
restent plus hypothétiques  qu’empiriques,  le  malheur  est  corrélatif  de  l’humaine condition.  Biologiquement immature,  l’homme  est 
livré  à  l’ananké et  le sentiment d’Hilflosigkeist (être démuni) est aux portes de son psychisme. Il va devoir perdre (et la perte est
inaugurée par le complexe d’ablactation) et désirer ce qu’il n’a plus (les objets premiers “a”, causes du désir). Dans ce contexte  nostalgique, 
survient  le  scandale  de  l’intrusion  et  ses  deux mamelles la jalousie et l’émulation, tandis qu’il se voit imposer sevrage et dressage. 
Il  lui  faut  renoncer  au  Souverain-Bien, la  mère,  femme  des premiers  soins.  Puis,  socialisé,  il  ne  lui  reste  plus  avant  de  périr 
qu’à tempérer  son  désir  en regard  des  exigences du contrat social, s’épuiser à satisfaire  les  idéaux  les  plus  nobles  de  la  civilisation 
pour  ne  pas  se décevoir  devant  la  dictature  de  son  image  anticipée.  L’amour,  quant  à l’amour, sensé apporter son baume à la tragédie,
écorné par le calendrier, il n’est que la mise en commun de deux solitudes, doncune solitude double puisque la femme n’aime que deux
hommes son père et son fils (qui est et a ce qu’elle n’a pas) et l’homme, lui, n’aime que son infirmière de mère. Cette souffrance de l’homme,
de ses origines à sa fin, serait à tout prendre insupportable si elle ne connaissait ni explication nirésolution. C’est alors qu’intervient 
le  mythe  qui  va  pacifier  la  douleur  d’à  “l’est  d’Eden”.  La version sacerdotale de la Genèse (de  genesis à la fois origine et naissance)
nous  met  en  présence  d’un  Dieu  (puissance  organisatrice)  heureux  de  sa transformation du chaos en cosmos :  « Dieu vit que cela
était bon »
  (1Gn. 1 ; 10). La version yahviste narre la création, à l’Orient du jardin d’Eden, d’un  véritable  Etat-Providence  (pôle  maternel) 
dont il  fait  l’habitat  de l’homme  (ish)  né  de  la  glaise  d’où  son  patronyme :  Adam  (de  adhâma : terre rouge). Dieu anime l’homme
par l’haleine de vie (souffle de Dieu). La femme,  elle,  naît  de  l’homme  y  compris  sémantiquement :  ishsha  (féminisation  du  signifiant 
homme  pouvant  être  traduit  par  hommée  ou hommesse). La sexualité est donc dès le monde de la  Bible phallocentrée. La femme aura
pour patronyme  Ava: la mère de tous les vivants. Pour le coup Lacan, dans son séminaire Le sinthome (1975, 1976) l’appellera Evie
(néologisme entre Eve et vie) et, de cette femme, mère des vivants, il en fera  un autre nom de Dieu puisqu’elle génère l’humanité.
Par ailleurs, la prononciation  anglaise  de  “l’Adam”  c’est  “la  dame” :  Adam  est  une Madame.  Ce  joke de  Joyce  n’est  qu’à  demi 
plaisanterie  puisque  dans la tradition  yahviste  Adam  veut  dire  l’Homme  comme  métaphore  de l’humanité soit le mâle et la femelle
et non le père originel. A l’homme, Dieu  donne  le  pouvoir  de  nomination,  l’accès  à  ce  trésor  des  signifiants dans  lequel  il  aura 
la  charge  de  puiser  et  qui  lui  est  radicalement hétéronome.  Règne  une  loi  à  laquelle  l’homme  doit  se  plier  (pôle paternel) : 
« De  l’arbre de  la  connaissance  du  bien  et  du  mal,  tu  ne mangeras pas » (1Gn. 2 ; 17). Le diable (principe opposant) propose à
la femme de s’équivaloir à Dieu :  « Vous serez comme des dieux » (1Gn. 3 ; 5). Et voilà la loi enfreinte, le péché originel accompli et
la chute amorcée. Tombe  la  triple  sanction :  l’exil  à  l’est  d’Eden,  la  souffrance  et  la  mort. Mais  avec  la  sanction  arrive
l’émancipation.  L’homme  et  la  femme,  nus sans en avoir honte, prennent connaissance, le fruit mangé, de leur nudité :
« Ils connurent qu'ils étaient nus »  (1Gn. 3 ; 7). La connaissance interdite porte sur la sexualité et la puissance organisatrice et
le principe opposant créent  la  chair  et  avec  la  chair  le  désir  et  avec  le  désir  la  copulation  et l'engendrement.  Ceci  d'ailleurs  était 
le  projet  initial  de  Dieu :  « C'est pourquoi l'homme quitte son père et sa mère et s'attache à la femme et ils deviennent une seule
chair»
(1Gn. 2 ; 24). « Le diable est un opposant que Dieu récupère »[58] dit Alain Houziaux, qui fait de ce mythe une initiation et
une émancipation, et il rajoute : « Car à mon sens, le plan de Dieu c'était l'émancipation  de  l'homme,  la  désobéissance  de  l'homme, 
la sexualisation  de  l'homme.  Pour  qu'il  puisse  devenir son  lieutenant  ou mieux  son  tenant-lieu.  Pour  que  Adam  puisse  à 
sa  place  travailler  le monde, pour que Eve puisse à sa place travailler lavie»
[59]. Ce thème de la transgression  qui  vise,  via la  sanction, 
l'intégration  dans  la  communauté humaine est brûlant d'actualité en ce siècle agité par la fureur des banlieues de  la  mégapole  où  la 
violence  des  exclus  est  peut-être  une  demande d'adoption. La transgression en tout cas retrouve son étymologie première dans le mythe
d'Eden : passer la porte, le seuil dela maison. Le mythe nous montre  aussi  que  l'humanisation  passe  par  le  renoncement  au 
Souverain-Bien, faute de quoi se profile ce que le clinicien  rencontre au quotidien : l'univers du non-désir, celui de la psychose quand 
la satisfaction anticipée des  besoins  interdit  l'énoncé  d'une  quelconque  demande.  En  d'autres termes,  l'humanisation  passe  par  le 
trauma,  par l'abandon  des  trois thèques : « Va pour toi de la terre de ton enfantement, de la maison de ton père, de la terre de ton pays,
l'enveloppe qui enveloppe les deux autres puis  vient  le  corps  maternel  et  la  maison  paternelle»
[60]. Cet  abandon, punition calculée
du Dieu vétérotestamentaire, seraun énoncé direct dans les évangiles synques où il y a punition « si quelqu'un vient à moi sans haïr  son  père, 
sa  mère,  sa  femme,  ses  enfants,  ses  frères  et  ses  sœurs  et jusqu'à  sa  propre  vie »
(Lc.  15  ;  26) (le  mot  “haïr” est un hébraïsme qui
signifie  se  détacher  immédiatement  et  brutalement). Le  renoncement  est étendu à la fratrie et à la descendance rappelant à l'homme que
le fils doit partir comme lui s'en est allé : “Va pour toi”, ce qui n'est pas sans peine car « quiconque ne porte pas sa croix et ne marche pas à
ma suite ne peut être mon  disciple »
(Lc.  15 ;  27).  La  voie  du  désir  est  encore  assainie  et  les biens de jouissance en seront des
obstacles :  « Le fils de l’homme n’a pas où reposer la tête » (Mt. 8 ; 20). Une fois engagé sur cette voie, nul retour n’est  possible : 
« Laisse  les  morts  enterrer  leurs  morts » (Mt.  8 ;  22)  dit Jésus  au  disciple  qui,  avant  de  l’accompagner,  veut aller  aux  obsèques
paternelles et il assène : « Quiconque a mis la main à la charrue et regarde derrière est impropre au Royaume de Dieu » (Lc. 18 ; 62).
Lacan retrouve avec l’analyse l’énoncé biblique : « Défendre ses biens n’est qu’une seule et même chose que de se défendre à soi-même
d’en jouir. La dimension du bien dresse une muraille puissante sur la voie de notre désir »
[61].

           Voilà  donc  dans  un  premier  mouvement  la  fonction  consolatrice expliquer l’origine du mal de l’homme. Le deuxième
mouvement sera de lui  démontrer  que  ce  mal  est  inhérent  au  péché  originel  et  à  sa conséquence : la chute, et qu’il soit physique
ou psychique (iniquitas), reçu ou infligé, il peut être dominé par l’homme : « Le péché est à ta porte, une bête tapie qui te
convoite et que tu dois dominer »
(Gn .4 ; 7). Ce mal est donc ici extérieur à l’homme du libre-arbitre d’Erasme et parmi les pères
de  l’Eglise  saint  Augustin  ira  jusqu’à  faire  de  ce  mal  l’aimé  de  Dieu,  la cause  du  désir  de  Dieu  pour  l’homme,  l’heureuse 
faute (felix  culpa).  La culpabilité  est  tempérée  tandis  que,  de  surcroît, une  issue  est  offerte  à l’homme :  le  rachat  au  prix  de 
ses  renoncements  puisque  « chaque renoncement se retrouve dans le monde mythique porté à son actif (…), ce qu’il avait dédaigné
en profane, c’est en sacré qu’il le retrouve »
[62].

           Mais bien sûr cette fonction consolatrice avorte et les maux humains sont imputés à un Dieu qui dort : « Réveille toi
mon Dieu »
(Ps. 7 ; 7), ou a un Dieu complice :  « O Dieu, ne reste pas muet » (Ps. 83 ; 2) et la  Bible est d’ailleurs plus le livre des
questions que celui des réponses. Mais Dieu répond dans le Livre de Job qu’il est radicalement Autre et qu’à ce titre ses projets  ne 
peuvent  qu’échapper  à  l’homme.  Progrès  à ce  titre  sur  la Mésopotamie où le Juste souffrant est ainsi selon le bon plaisir
des dieux. Progrès aussi par rapport aux anthropomorphiques dieux grecs penchés au balcon  de  l’Olympe  puisque  le  désir 
biblique  est  dessin  de  Dieu :  “ ils deviennent une seule chair ” alors que la femme, Pandora, est le tourment de l’homme grec
envoyée par les dieux volés à Prométhée.


          B - LA FONCTION UNIFICATRICE :


          Quand Freud, en 1912, écrit Totem et Tabou il met en relation deux entités :  des  tabous  spécifiques  sont  associés  au  totem.  En  fait, 
il  faut mettre en relation avec le  totem : le  mana, le  tabou et le  noa qui forment « une triade organique »[63]. Le totem est un animal ou
un végétal qui dans une  tribu  caractérise  chacun  des  clans  qui  la  composent et qui est  « à la façon d’un ancêtre, objet de crainte,
de révérence,de culte »
[64]. Le  mana c’est  l’énergie  dont  je  parlais  au  commencement  de  cet  exposé.  Energie diffuse  dans  le  cosmos 
(pensée  pré-animiste),  elle  vient  habiter  certains êtres du monde sensible (chef, sorcier, ancêtre) ou supra-sensible (esprits des morts, morts).
C’est la pensée maniste. La pensée animiste, elle, dotera tous  les  êtres  du  monde  de  cette  énergie  à  partir  du  constat  que  fait  le primitif
d’une âme quittant le corps pendant le rêve et d’une nature animée qui  doit  obéir  aux  mêmes  lois  que  lui.  Le  tabou est  pour  Freud 
citant Wundt :  « Le  code  non  écrit  le  plus  ancien  de  l’humanité »[65] qui  se « manifeste essentiellement par des interdictions et
restrictions »
[66].  Si le totem protège  le  tabou,  lui,  interdit.  Donc  tous  deux  sont  chargés d’énergie, de  mana dans leur zone d’influence.
Le  noa est ce qui est hors du  champ  du tabou,  ce  qui  échappe  à  son  influence.  Pour  reprendre  ledécoupage anthropologique, le  mana,
l’énergie sacrée est le réel alors que le  totemest sa première mise en forme symbolique et nous retrouvons les deux tonalités de l’énergie :
bénéfique (protectiontotémique) et maléfique (répression du  tabou). Par quelle opération le totem vient officier comme représentation première ?
C’est alors que s’impose le mythe de la horde.

                          1. L’hypothèse de la horde

           Au commencement, était la horde avec à sa tête le père primitif (qui  n’est  pas  d’ailleurs  encore  père)  tout  autant  rassurant 
(protecteur) qu’irritant  (il  s’accapare  les  biens  de  jouissance).  Pour  avoir  leur  part sous  le  soleil,  les  fils  vont  tuer  le  père  et 
le  manger  ce  qui  les  réjouit autant  que  les  désole  (ambivalence  en  regard  de  deux  tonalités paternelles). Mais, ils continuent à
s’entretuer cequi nécessite le pacte social incarné dans la loi tandis qu’ils vouent un  culte au père et pour cela nomment l’absent par
le nom du  totem puis Dieu. Avec la mort du père naît la fonction symbolique, la représentation d’un signifié (le père absent) par un
signifiant (nom du totem, Dieu) et avec cette fonction, les outils de tierceté : le langage et la loi. Sous la forme primitive de  tabou,
la loi revêt trois formes fondamentales : les membres d’un même  totem ne  peuvent  se  marier  entre  eux  (loi  d’exogamie  et 
prohibition  de l’inceste),  ils  ne  peuvent  ni  s’entretuer  ni  manger l’un  de  leurs congénères ou le totem (interdit anthropophagique) .
Le père est donc le primo occupans, Dieu est le signifiant qui le désigne et ce Dieu  sera le Dieu  terrible  du  courroux 
(la  sainte  colère)  et  de  l’amour  absolu  car adoré  et  haï  (projection).  Il  faudra  sacrifier  pour implorer  le  pardon (expiation) 
et  obtenir  les  largesses  (propitiations)  de  ce  Dieu  de  la jouissance à la face obscure.

          Au  crépuscule  de  sa  vie,  Freud  nous  livre  une  suite dans L’homme  Moïse  et  la  religion  monothéiste  (1939). 
Moïse  l’Egyptien frappe  les  cieux  d’alignement  en  exportant  le  Dieu  unique  Aton  de l’Egypte au désert mais est tué par les
migrants qui le suivent. Pendant l’exode, lesmigrants s’unissent aux nomades entre  Canaan et l’Egypte et, à Cades, religion mosaïque
et celle de YHWH s’hybrident en un culte unique et c’est le compromis de Cades. Moïse l’Egyptien est confondu avec  le  Madianite 
d’où  la  croyance  en  sa  judaïté.  Le  traumatisme secondaire  qu’est  le  meurtre  de  Moïse  réveille  et  potentialise  le traumatisme 
primaire :  le  meurtre  du  père  primitif. Ce  réveil  est  aussi celui de la culpabilité caractéristique du peuple juif qui était frappée
par le  refoulement  et  qui  explique  l’espoir  messianique.  Dans  le christianisme, le fils (et Freud voit là la preuve du parricide)
rachète par sa mort le péché originel et mortel (donc, selon saint Paul, meurtrier).

          Ainsi, Enriquez peut conclure : « Nous sommes passés d’un monde de  rapport  de  force  à  un monde d’alliance et
de solidarité (…) d’un état  de  nature  à  un état de droit où la loi était incarnée par celui-là même que représentait vivant
l’arbitraire total »
[67].

                                 2.  Les liens du religieux

          Le  dictionnaire  Le  petit  Robert propose  pour  expliquer  le signifiant “religion” une définition générale qui se subdivise en
quatre grands axes. La définition générale est :  « Ensemble d’actes rituels liés à la conception d’un domaine sacré, distinct du
profane et destinés à mettre  l’âme  humaine  en  rapport  avec  Dieu »
.  De  cette  définition émanent  quatre  propositions  plus 
précises.  La  première  est :  « Reconnaissance  par  l’homme  d’un  pouvoir  ou  d’un  principe supérieur  de qui dépend sa destinée
et à qui obéissance et respect sont dus. Attitude intellectuelle  et  morale  qui  résulte  de  cette  croyance  en  conformité
avec 
un  modèle  social  et  qui  peut  constituer  une  règle  de  vie »
,  la deuxième :  « Attitude  particulière  dans  les  relations 
avec  Dieu »
,  la troisième : « Système de croyances et de pratiques impliquant des relations  avec  un  principe  supérieur 
et  propre  à  un  groupe  social »
et, enfin, la quatrième stipule que la religion est un  « sentiment de respect, de vénération ou
un sentiment du devoir à accomplir l’objet d’un tel sentiment »
[68].

          De  son  côté,  André  Lalande,  dans  son  Vocabulaire  technique  et critique de la philosophie, définit le lexique religion
de trois manières. Tout d’abord, le terme est débattu en regard du lien social : « Institution sociale  caractérisée  par  une 
communauté  d’individus unis  par l’accomplissement  de  certains  rites  réguliers  et  par 
l’adoption  de certaines  formules, 
par  la  croyance  en  une  valeur  absolue  avec laquelle rien ne peut être mis en balance et que celle-ci a pour but de maintenir »
.
Puis c’est l’aspect individuel qui est sollicité dans la définition : « Système individuel de croyances et d’actions habituelles ayant
Dieu  pour  objet »
. La  dernière  acception,  mieux  conservée  dans l’adverbe “religieusement” concerne la qualité du sentiment : 
« Respect scrupuleux d’une règle, d’une coutume, d’un sentiment »[69].

          Dans  ces  définitions  et  leurs  subdivisions  reviennent  certains concepts :  celui  d’un  Etre  Suprême  dans  un  monde 
sacré  avec  lequel l’homme, circonscrit dans un monde profane, communique par des rites, seul ou en communauté et en passant
ou non par la voie institutionnelle mais toujours avec respect. Le monde sacré supérieur dessine le destin du  monde  profane  et 
de  ses  êtres.  Faisons  maintenant  un  parcours étymologique pour éclairer et discuter ces premiersconcepts.

          Les  anciens  (Lactance,  Augustin,  Servius)  voient  dans  l’étymologie de religion (religio) le terme latin  religare qui
impose l’idée d’un lien qui peut être lien d’obligation à l’égard de certaines pratiques et lien d’union  entre  les  hommes  et 
les  dieux.  Cicéron  pense,  lui,  que  religio dérive  plutôt  de  relegere qui  veut  dire :  relire,  revoir  avec  soin.  Mais,
relegere
peut connaître une autre acception :  relego où le préfixe “re” a le  sens  de  réunion,  religio signifie  alors :  recueillir, 
rassembler.  De manière plus générale, le latin  religio désigne le sentiment avec crainte et scrupule d’une obligation envers
les dieux (nousallons retrouver avec cette notion d’hommes comme obligés des dieux, celle de dette exposée
par Fethi Benslama). Pour s’opposer au matérialismeépicurien Lactance parlera  du  religio comme  la  croyance  en  un 
surnaturel  quelconque. Mais, pour les anciens, il s’agissait plus de religiones que de religion de par  la  pluricité  des  dieux, 
la  diversité  des  croyances  et  des  pratiques. L’arrivée  du  monothéisme  change  la  donne car  au  Dieu  unique  conçu
comme  puissance  morale  fait  pendant  une  religion  unique  à  caractère moral. Ainsi, quand de nos jours, nous parlons
de religion, nous parlons d’un système clos et complet qui regroupe trois concepts : une (ou des) affirmation(s)  spéculative(s), 
un  ensemble  d’actes  rituels,  un  rapport direct de l’âme humaine à Dieu. La dernière idée peut être refoulée par les deux autres
(c’est là à mon avis que le comparatif avec la maladie du tabou est judicieux) mais elle peut prendre le devant de la scène
(comme dans  la  mystique).  Mais,  ce  qui  me  semble  fondamental  c’est  que  le religio ne  peut  se  réduire  ni  à  une 
institution  sociale,  ni  à  un  système individuel  de  sentiments,  croyances  et  rites  ni  encore  à  un  composé d’initiatives 
personnelles  et  de  réactions  collectives.  L’objet  d’attachement  du  fidèle  n’est  pas  un  objet  capturé  par  lui  mais 
un  sujet mystérieux, inaccessible à l’entendement, doué de vie, qui ne livre que par sa révélation ses lettres, son verbe et qui
met à la portée de ce fidèle son incommunicabilité par l’acte rituel. Même si cet objet est création de l’homme, projection
de son inconscient, cet homme de créateur devient une créature dépendante de sa création. Quant aux signifiants : mystère,
révélation,  lettres,  verbe,  acte,  ne  sont-ils  pas  les  plus  appropriés  pour spécifier cet inconscient qui, tapi ou projeté,
gouverne le monde ?

          Fethi Benslama apporte une contribution capitale à cette tentative de définition du  religio qui est pour lui la dette.
Pour cet auteur :  « Au commencement est le retrait »[70]. Dans le judaïsme, ce retrait se produit dès  la  genèse  où  le 
Créateur  se  retire  pour  laisser de  l’espace  à  la création. Il en résulte une dette à l’égard de ce Créateur qui
s’autolimite, se soumet à l’épreuve du manque et cette dette est  inextinguible. Dans l’Islam,  cette  dette  est  d’autant 
plus  grande  que  Dieu  créé  la  créature pour se connaître lui-même : « Chaque créature est ainsi en position de miroir 
de  Dieu,  résultant  du  manque  qu’il  a  éprouvé pour  aimer  se connaître. Chaque existant est un reflet qui
témoigne du retrait divin pour  inventer  l’extériorité  supportant  son  image »
[71]. Donc  tout sujet est  et  a  une 
dette  envers  le  Créateur  et  ici  une  dette  de  connaissance. Mais,  il  y  a  une  autre  dette :  la  dette  de  chair. 
Benslama  reprend  le concept freudien de religion en tant qu’illusion protectrice de la détresse vitale  et  de  l’hostilité  du 
monde  réelle  ou  projetée  sur  lui.  Il  est  alors passé une d’une protection maternelle donc de la protection par un corps
substantiel  à  celle  offerte  par  un  corps  de  croyances.  Cette  opération, c’est  l’abstraction  soit  la  substitution  de 
l’intelligible  au  sensible.  Ce retrait de chair est la dette à payer pour bénéficier de l’immunité mais cette dette ne peut être
soldée d’un coup : ce serait la mort. Donc,  « il faut  faire  perdurer  ce  qui  est  perdu  comme  étant  à  perdre  encore.
Faire perdurer la perte »[72].Tant qu’il y a de la chair, le sujet peut payer et donc il est préservé :  « L’immunité est la
capacité de redevance »
[73]. Dieu  est  donc :  « L’endetteur-rétribueur »[74],  avec  lequel  l’homme entretient  un  système 
de  créances.  « Le  retrait  de  la  chose  est  la condition  de  religion"[75]. Au  dieu  endetteur-rétribueur,
Dany  Robert Dufour  préfère  l’appellation  de  « grand  d’hommesticateur »[76]. Cet auteur reprend la théorie naturaliste
de Ernst Haëckel (1834-1919) qui veut,  dans  la  lignée  des  travaux  évolutionnistes  de Charles  Darwin (1809-1892)
que l’ontogenèse récapitule la phylogenèse. Il oppose à cet auteur les vues du Freud de 1926 exposées dans 
Inhibition, symptôme, angoisse
« Parmi  les  facteurs  qui  participent  à  la  causation des névroses  (…)  il  faut 
retenir  (…)  l’état  de  détresse et  de  dépendance longuement  prolongée  du  petit  enfant  d’homme.  L’existence 

intrautérine  de  l’homme  apparaît  face  à  celle  de  la  plupart  des  animaux relativement  raccourcie :  l’enfant 
d’homme  est  jeté dans  le  monde plus  inachevé  qu’eux »
[77].  L’immaturité  biologique  de  l’homme  en regard 
de  ses  prédécesseurs  animaux  ne  va  pas  dans  le  sens  d’une récapitulation  phylogénétique,  thèse  dont  Freud 
est pourtant  adepte. Pour contester l’évolutionnisme, Dufour réveille leconcept de néoténie introduit par l’anatomiste
hollandais Louis Bolk en1920. Les néotènes sont  des  animaux dont le développement peut s’arrêter avant la fin
du processus de maturation et pour lesquels s’installent définitivement des caractères  de  juvénilité  qui  auraient  dû 
n’être  que transitoires.  La néoténie  vient  du  grec  neo :  nouveau  et  tein:  radical  qui  veut  dire étendre,  prolonger. 
« La  néoténie  c’est  donc  du  juvénile  qui  se  prolonge"[78].  Freud  puis  Lacan  évoquerons  ce  concept.  Freud 
parlera  de l’homme comme d’une chétive créature tandis que Lacan évoquera son inaptitude  motrice  nécessitant  une 
première  prothèse  (le  trotte-bébé) comme préface de sa condition de « Dieu prophétique». A la question : d’où vient
la névrose ? Freud répond par trois facteurs qui sont pour le premier l’état de détresse et de dépendance du petit de
l’homme, pour le second la discontinuité du développement libidinal interrompu lors de la période  de  latence  et, 
enfin,  le  troisième  l’imperfection  de  l’appareil animique qui fait que le moi doit se protéger de l’irruption
des contenus inconscients.

           Dès  1949,  Jacques  Lacan  parle,  lui,  à  propos  de  l’infans d’un « être encore plongé dans l’impuissance motrice
et  la dépendance du nourrissage »
[79]. La  caractéristique  du  néotène  humain  dit  Robert Dufour  c’est  que 
« même  ceux  qui  naissent  à  terme  viennent  quand même au monde trop tôt »
[80] et, poursuit-il, la conséquence
première en est  « un  défaut  de  présence  dans  l’espace  et  dans  le  temps »[81].Par contre, cette inaptitude à l’instant
fait que l’intelligence du néotène ne s’épuise  pas  dans  l’événement  mais  il  peut  « revenir  à  avant  pour  se précipiter
après »
[82]. Pourtant ce néotène heureux, sorti de la prison duprésent, perd « l’admirable souveraineté de l’entière présence
à soi »
[83]. Il  n’est  donc  qu’un  animal  triste  qui  ne  vit  que  dans  « un  étrange temps : le re-présent »[84] puisqu’avec
le langage, spécificité humaine, il peut représenter (présenter à nouveau), c’est à dire ramener les choses absentes dans
le présent :  « C’est à dire qu’il vit dans un autre monde, un  monde  halluciné  grâce  au  langage.  Halluciné  par  le 
manque d’objet,  il  entend  des  sons  et  il  en  infère  une  situation  jusqu’à  se  la représenter dans ce que les Grecs
appelaient phantasia et les Romains visiones »
[85].Ce monde pour Dufour n’est pas la culture qui ferait croire à  deux 
mondes  séparés :  celui  du  vivant,  monde  du  besoin  ou s’appliquent les lois organiques et celui du parlant, monde
du désir doté de  lois  symboliques.  Pour  cet  auteur,  les  deux  mondes  ont  leur autonomie  propre  mais  sont  en 
continuité  d’où  son  appellation  de seconde nature pour le monde de la culture. Cette théorie pose question. Elle  ne  tient 
pas  compte  du  fait  que  l’homme,  si   imparfaite  soit  son évolution biologique est avant tout produit des mots
(le parlêtre) avant de faire parler langage. Deux conséquences en découlent : le pouvoir de nomination et, du même coup,
la mise en relation des composantes du corps   naturel.  L’homme  n’est  pas  homme-machine  mais  le  discours d’éléments 
nommés.  C’est  parce  qu’il  a  le  langage  et  un  outillage défaillant qu’il puise dans le Trésor. Il n’y a donc pas de corps
autre que culturel sinon il s’agirait d’une machine et l’immaturité est la condition du langage.

           C’est  ainsi  que  naît  le  “grand  d’hommesticateur”.  Dans  la  première  nature  la  dominance,  du  fait  de  la 
néoténie  ne  peut  s’expliquer. Elle  se  résout  dans  la  seconde  nature  avec  la  création  d’un  être surnaturel.  Les  néotènes 
ont  pour  particularité  d’aimer  passionnément les figures de seconde nature qu’ils créent et, d’autre part, cet amour est à 
distinguer  de  l’amour  d’un  sexe  pour  l’autre  puisqu’il  s’agit  ici  de l’amour  dissymétrique  des  deux  sexes  pour 
l’Autre.  Donc :  « La domestication de l’homme passe par l’élection ou l’érection, au centre des  systèmes  symboliques 
d’une  grande  figure  imaginaire.  Cette grande figure n’a cependant rien de fixe. En effet,la seconde nature étant
en expansion permanente, le néotène est constamment contraint de  réinventer  les  dieux  qui  soutiennent  son  monde, 
sous  peine d’effondrement total »
[86].

           En  tout  cas,  nous  pouvons  retenir  de  ces  définitions  que  la religion  instaure  deux  liens,  l’un  de  l’homme 
à  Dieu,  l’autre  entre  les fidèles  d’une  même  conversion.  Dans  l’Ancien-Testament,  le  Dieu vétérotestamentaire  marque 
d’un  symbole  l’Alliance  entre  lui  et  les hommes  et  cette  Alliance  est  par  trois  fois  renouvelée.  La  première
Alliance se tisse avec Noé après qu’il ait, sur le  mont Ararat, échappé avec les siens à l’extinction de l’humanité pécheresse
et le symbole en est  l’arc-en-ciel :  « Je  mets  mon  arc  dans  la  nuée  et  il  deviendra  un signe  d’alliance  entre  moi 
et  la  terre »
(Gn.  9 ;  13).  Le  pacte  se reproduit  avec  Abram  qui  devient  Abraham  (de  abhamôn :  père  de
multitude)  et  ici  El  Shaddai (le  Dieu  de  la  montagne)  annonce l’extension  de  l’espèce  humaine :  «  Je  t’accroîtrai 
extrêmement »
(Gn17 ; 2) et le symbole de ce pacte sera la circoncision huit jours après la naissance. Remarquable passage
que celui-ci où la  Bible montre que le propre du nom, le signifiant qui assigne la place singulière de notre être  dans  le  monde 
avant  d’être  singularisé  par  le  prénom  dans  la famille, ce patronyme, désigne aussi la nature de l’être et ainsi Abram
(de  noble  lignée)  devient  Abraham.  Enfin,  c’est  à  Moïse  au  Sinaï  que Dieu  s’adresse  cette  fois-ci  en  son   nom, 
donné  lors de  l’épisode  du buisson  ardent  (YHWH) : " Je  vais  conclure  avec  toi  une  Alliance »(Ex. 34 ; 10), elle sera
marquée par le décalogue.

          Pourtant,  dans  l’Ancien-Testament,  YHWH,  retire  cette  Alliance comme  une  peau  de  chagrin.  D’abord  créateur 
ex-nihilo du  cosmos,  il devient le Dieu de tous les êtres animés puis celui des nations pour,  in fine,  être  celui  d’Abraham, 
Isaac  et  de  Jacob  comme  représentants  du peuple élu : "Avant de te former au ventre maternel,, je t'ai connu " (Jr. 1 ; 5).

          La  prédestination  de  l’Ancien-Testament (d’avant  la  chute  du jardin d’Eden) est dans la bonne nouvelle, l’évangile,
confirmée : « Pour ce qui est d’être assis à ma droite ou à ma gauche,cela ne dépend pas de moi et ne sera donné qu’à ceux
à qui mon père l’a réservé »
(Mt. 20 ; 3). C’est la double élection que reconnaîtra saint Paul qui étend pourtant aux “gentils”
la parole de Dieu. Quant à l’Alliance, elle est renouvelée avec  pour symbole les oblats (pain et vin) du dernier repas
présentifié par le rite eucharistique :  « Cette coupe est la Nouvelle Alliance en mon sang qui sera versé
pour vous »
(Lc. 22 ; 20).

          Une  autre  Alliance  s’instaure,  celle-là  entre  les  hommes  d’une même  conversion :  la  religion  relie  l’homme 
à  l’homme.  Freud,  à  sa manière,  explique,  constate  la  force  de  lien  religieux  mais  aussi  son caractère électif et
restrictif :  « Au fond, toute religion est une religion d’amour  pour  tous  ceux  qu’elle  englobe  et  est  prête à 
se  montrer cruelle pour ceux qui ne la reconnaissent pas »
[87].  C’est d’ailleurs ce que  dit  le  Christ :  « Qui  n’est 
pas  avec  moi  est  contre  moi  et  qui n’amasse pas avec moi dissipe »
(Lc. 11 ; 23).

           Mais,  prédestination  ou  pas,  le  développement  du  christianisme par son inventeur, Paul,  « L’apôtre par
appel »  
(Rm. 1 ; 1) va mettre au premier  plan  le  mandatum :  «Tu  aimeras  ton  prochain  comme 
toi-même »
(Mc.  12 ;  31)  et  l’amour  des  ennemis :  « Aimez  vos  ennemis, faites du bien à ceux qui
vous haïssent »
(Lc. 6 ; 17). Cette invitation à la paix devrait contenter Freud lors même qu’elle solidarise les hommes.
La théorie d’un narcissisme primaire comme condition de l’oblativité est en  germe  dans  la  bonne-nouvelle  dans  la 
conclusion  du  mandatum: “comme toi-même”. Mais, il n’en est rien et l’empirie de Freud frôle le mercantilisme.
Il suggère de modifier le nouveau deuxième commandement :  « Aime  ton  prochain  comme  il  t’aime  lui-même »[88]. 
Le prochain  doit  mériter  l’amour  donné  par  son  exemplarité :  « S’il  est tellement plus parfait que moi, il m’offre
la possibilité d’aimer en lui mon  propre  idéal »
[89].  Cette  récupération  narcissique  de  l’amour  se panache  du  fait 
que  l’amour  n’est  pas  à  gaspiller  et  cette  « prétention encore  plus  inadmissible »[90] qu’est  l’amour  de  l’ennemi 
doit  laisser place  nette  à  l’amour  des  siens :  « Tous  les  miens  apprécient  mon amour pour eux, il serait injuste
à leur égard d’accorder à un étranger la  même  faveur »
[91].  “Homo  homi  lupus” rappelle-t-il,  pessimiste, proverbe
qui fait écho aux contraintes du contrat social sur un désir qui ne renonce pas :  « Chaque individu est virtuellement
un ennemi de la civilisation »
[92].

           La  religion  continue  de  fédérer  les  hommes  mais  force  est  de constater  que  cette  assertion  valable  pour 
le  monde Arabo-musulman fédéré par l’Islam et le judaïsme regroupé autour de la  Tora n’est plus valable pour la
chrétienté et particulièrement pour sa forme catholique romaine.  Pourtant,  le  catholique  actuel  est  plus  dans  l’optique 
du mandatum que  celle  du  croisé  qui  pourfendait  l’infidèle  et  qu’en conséquence,  qualitativement,  la  pratique 
s’avère  meilleure  tandis  que quantitativement,  tant  du  côté des  ministres  du  culte  que  de  celui  des fidèles, il y a
une inflexion remarquable. Pour comprendre ceci, il faut poser  que  la  chrétienté,  devenue  religion  d’Etat : 
“l’ecclesia”
sous l’empire romain a intégré le caractère administratif de cette civilisation. Elle  dispose  d’un  lieu : 
le  diocèse,  d’une  hiérarchie  drastique  (au sommet  est  l’évêque,  l’episkopos :  le  surveillant).  Le  magistère  va
multiplier les dogmes et les sacrements, la théologie est souveraine avec la catéchèse. Donc, la religion est
institutionnalisée et l’institution est sa corruption (la Réforme luthérienne naît de ce constat). Mais, surtout, le numen 
est  masqué  (et  non  plus  tempéré)  par  une  religion  dénaturée, obsessionna-lisée  et  le  grégarisme  qui  visait 
à  lutter  contre  l’effroi  se dissout  de  même  que  la  cohésion  rituelle  de  l’agapé :  « Les  premiers chrétiens
mangent, prient, vivent ensemble, leur rapport à l’Absolu
est de type associatif et défensif (…) celui qui se convertit
ne rentre pas chez soi pour savourer sa joie à l’écart, il sort de son for intérieur pour rejoindre  le  groupe »
[93]. 
Les  temps   modernes  montreront  un catholicisme social qui se confond avec une idéologie socio-politique et donc
n’a plus de raison d’être. La religion n’a pasà être humaine mais inhumaine, si elle veut remplir sa mission salvifique :
proposer cet au-delà dont je parlais plus haut contre un ici-bas agressif. Elle doit en fait avoir  une  double  polarité : 
paternelle  (les  interdits)  et  maternelle  (les consolations) sans se moduler aux desideratades fidèles.

          Avec le monothéisme, les hommes s’adressent à un interlocuteur suprême : tout dépend de lui, il ne dépend
de rien.Il n’est pas comme les dieux  du  polythéisme  soumis  au  destin,  aux  Moires  et  aux  Parques. C’est un Dieu
qui répond de tout : bienfaits et méfaits, un Dieu que l’on vénère,  conspue  et  avec  qui  l’on  négocie  (Abraham 
à propos  de Sodome).  C’est  le  Nom-du-Nom  de  ces  temps  bénis  où  les  hommes parlaient avec Dieu car
maintenant, pour leur plus  grand malheur, c’est Dieu qui parle aux hommes.


           C - LA FONCTION INTERDICTRICE

           Dans  l'Ancien-Testament,  le  Dieu  de  l'Horeb  donne  à  l'homme  les commandements à ne pas enfreindre
pour que l'Alliance soit maintenue. La loi  des  tables  est  renouvelée  dans  le  Deutéronome et  dans  le  Nouveau
Testamen
t le  Christ  annonce  qu'il  « n'est  pas  venu  pour  abolir  mais accomplir » (Mt.  5  ;  18).  Cette  loi  est 
aussi  loi  civile,  loi  pénale,  loi nécessaire  à  la  constitution  et  au  maintien  du  pacte  social.  La  loi  est  le signe
que l'homme n'est pas bon, que son objectif premier est la détention à tout  prix  de  biens  de  jouissance  et  si,  in  fine
il  obéit  aux  lois,  c'est  que l'insécurité  l'emporte  :  « L'homme  n'est  point  cet  être  débonnaire  au cœur assoiffé
d'amour (...). L'homme est, en effet,tenté de satisfaire son besoin d'agression aux dépends de son prochain,
d'exploiter son travail sans  dédommagements,  de  l'utiliser  sexuellement  sans  son  consentement,  de  s'approprier 
ses  biens,  de  l'humilier,  de  lui  infliger  des souffrances, de le martyriser et de le tuer »
[94]. Autant de lois, autant
de mauvais penchants et si la culture, le pacte, l'emporte sur la nature sauvage et,  ce,  via  l'Higflosigkeist,  l'homme 
reste  un  outlaw potentiel  car  les « passions  instinctives  sont  plus  fortes  que  les  intérêts  rationnels »[95].
Même  le  mandatum montre  que  « rien   n'est  plus  contraire  à  la  nature humaine que  d'aimer  son 
prochain»
[96].  Lacan  peut,  dans  son  retour  à Freud, écrire : « Il n'y a de loi du bien que dans le mal et par le mal »[97].

          Par  ailleurs,  la  loi  toute  protectrice  qu'elle  est, arrive  pour  faire scintiller l'objet du désir :  « Je n'ai eu
connaissance de la chose que par la  loi.  En  effet,  je  n'aurais  pas  eu  l'idée  de  la  convoiter  si  la  loi  ne m'avait
dit - Tu ne la convoiteras pas »
[98]. La loi induit la séduction par la chose en même temps qu'elle interdit d'en jouir et,
tout désir depuis flirte avec la mort :  « Le commandement qui devait mener à la vie s'est trouvé mener  à  la  mort 
car  la  chose  trouvant  l'occasion  m'a  séduit  grâce  au commandement et, par lui,
m'a fait désir de mort »[99].

          La  désobéissance  à  la  loi  divine  rompt  l'Alliance  et  a  pour  nom péché.  Le  péché,  dans  l'Ancien-Testament
est  considéré  comme  une trahison de l'amour de Dieu, trahison des fils envers le père : « J'ai élevé et fait  grandir 
des  fils  mais  ils  se  sont  révoltés  contre  moi »
(Is.  1  ;  3), trahison aussi de l'époux (Dieu) par l'épouse
(le peuple d'Israël). Au termede  l'histoire  du  monde,  les  prophètes  insistent  sur la  purification  des souillures 
par  Dieu :  « Je  sanctifierai  mon  grand  nom  (...).  Je  répandrai sur vous une eau pure et vous serez
purifiés »
(Ez. 36 ; 25) et l'oubli des péchés :  « Je  vais  pardonner  leur  crime  et  ne  plus  me  souvenir  de 
leur péché »
(Jn. 31 ; 34). C'est l'espérance juive. Dans le  Nouveau-Testamentet  le  christianisme,  le  fils  par 
sa  mort  remet  les  péchés.  C'est  la  grâce divine.

           La  rémission  pour  celui  qui  persiste  n'est  obtenue  que  quand  la demande  de  pardon  est  authentique et
sincère et cette demande demande une introspection et non le dédouanement commode que souligne Freud :
« On  péchait  puis  on  apportait  les  offrandes  ou  bien  l'on  faisait pénitence et, alors, on était libre de pécher
à nouveau (...). Le péché est donc en fin de compte une oeuvre agréable à Dieu »
[100], Freud est alorstrès proche de
saint Augustin qui voit dans le mal  l'aimé de Dieu, la cause du désir de Dieu pour l'homme “Felix culpa”. Mais, alors
que Freud voit cyniquement la marque d'un Dieu immoral :  « De tout temps l'immoralité a  trouvé  dans  la  religion 
autant  de  soutien  que  la  moralité »
[101],saint Augustin pense à un Dieu aidant un homme incapable  par sa propre
force d’être vertueux. Freud poursuit sa démonstration d'un Dieu créé  ex-nihilopar  l'homme  pour  se  déresponsabiliser, 
aidé  en  cela par  l'invention  du diable.  L'homme  a  créé  l'Autre  (Dieu)  de  l'Autre  (le  père)  qui,  par projection  de 
l'ambivalence  filiale  a  une  double  face  :  Dieu  de  justice  et d'amour,  il  est  aussi  le  Dieu  de  la  haine  et  de 
la  récrimination, puis intervient  « un  processus  psychique  qui  nous  est  bien  connu,  la décomposition  d'une 
représentation  impliquant  opposition  et ambivalence en deux contraires violemment contrastés »
[102] .L'amour
sera maintenant  la  marque  de  Dieu,  le  mal  celle  du  diable.  Il  est  vrai  que  le serpent de la Genèse, le principe
opposant qui induit l'initiation, n'aplus la même tonalité depuis la tentation au désert, il estdevenu l'opposant, celui qui
souhaite voir Jésus se corrompre. C'est le diabole (celui qui désunit), l'accusateur, l'adversaire :  « Cela correspond à
une évolution de la pensée religieuse car Dieu
a été une puissance absolue déterminant le cours de l'histoire par
des bienfaits et des méfaits. Dieu était à la fois le diable et le  bon-Dieu,  l'opposant  et  le  seigneur. »
[103].
Ce  diable  ne  refuse  pas  à l'homme  en  vue  d'un  hypothétique  ailleurs  mirifique,  les  biens  de jouissance c'est
même ici et maintenant qu'il lui offre ces biens dont il est le  détenteur :  « Le  diable  possède,  à  offrir  contre 
la  rançon  d'une  âme immortelle, toutes sortes de choses que les hommes  estiment fort haut : richesse, sécurité
dans les dangers, puissance sur  les hommes et sur les forces de la nature et, avant toute chose de la jouissance,
la jouissance de belles femmes "
[104].

           Le  péché  est  donc  l’œuvre  du  diable  et  à  ce  titre  :  « Le  diable  est encore le meilleur subterfuge
pour disculper Dieu »
[105]. L'homme est ainsi tenté par le diable et pardonné par Dieu. La boucleest bouclée.
Le sacré ne fait pas toujours l’objet d’une lecturesymbolique et c’est alors que l’on peut parler de magie.

 

 

                                                               REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES

 

25 J. Lacan, 1973, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 87

26 J. Lacan, 1955, Le Moi dans la théorie de Freud et dans la technique psychanalytique, Paris,Seuil, 1975, p. 270, p.

27 J. Lacan, 1973, Encore... op. cit., op.cit., p. 87

28 M. Gauchet, 1985, Le désenchantement du monde, Paris, Gallimard, 2004, p. 56

29 A. Vergotte, Mythe et Rêve, figures de la rationalité, Etudes d'anthropologies philosophiques, 1981, T3, p. 97

30, C. Levi-Strauss, 1971, L'homme nu, Paris, Plon, p.603

31 G. Sissa,1993, Mythologie in L'apport freudien, Eléments pour une encyclopédie de la psychanalyse (sous la direction de Pierre Kaufmann),
     Larousse, 1998, p. 797

32 Idem

33 S. Freud, 1939, L'homme MoÏse et la religion monothéiste, Paris, Gallimard, 1993, p. 197

34 R. Girard, 1972, La violence et le sacré, Paris, Grasset, 1996, p. 133

35 J. Lacan, 1970, L'envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991, pp. 129-130

36 S. Freud, 1912, Totem et Tabou, Paris, Petite bibliothèque, Payot, 1985, p.

37 J. Lacan, 1970, L'envers... op. cit., p. 139

38 S. Freud, 1917, Introduction à la psychanalyse, Paris, Petite bibliothèque, Payot, 1998, p. 316

39 S. Freud, 1932, Eclaicissements, applications, orientations, Nouvelles conférences...op. cit. , p. 224

40 S. Freud, 1932, Inhibition, symptôme, angoisse, Paris, P.U.F., 1975, p. 12

41 S. Freud, 1927, L' avenir... op. cit., p. 44

42 Ibidem, p. 45

43 Idem

44 F. Benslama, 2002, La psychanalyse à l'épreuve de l'Islam, Paris, Flammarion, 2004, p. 46

45 Ibidem p. 46

46 Idem

47 Ibidem, p. 47

48 S. Freud, 1907, Actes obssédants et exercices religieux, l'Avenir...;op. cit. pp. 93-94

49 S. Freus, 1912, Totem... op. cit., p. 48

50 S. Freud, 1930, Malaise... op. cit., p. 18

51 S. Freud, 1927, L'avenir... op. cit., pp. 70-71

52 S. Freud, 1907, Actes obssédants... op. cit., p. 86

53 S. Freud, 1932, Eclaircissements... op. cit., p. 21

54 S. Freud, 1912, Totel... op. cit., p. 114

55 S. Freud, 1927, L'avenir... op. cit., p. 53

56 F. Joncs, 1955, La vie et l'oeuvre de Sigmund Freud,T2, Paris, P.U.F., 2000, p. 372

57 S. Freud, 1930, Malaise... op. cit., p. 25

58 A. Houziaux, 1998, Le serpent, le sexe, le diable, in La religion, ses maux, ses vices, Paris, Presses de la Renaissance, p. 121

59 Ibidem, p. 122

60 M. Balmary, 1986, Le sacrifice interdit, Paris, Le livre de poche, p. 149

61 J. Lacan, 1960, L'éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 270

62 R. Caillois, 1950, L'homme et le sacré, Paris, folio-essais, 1993, p. 35

63 K. Burridge, Religions de l'Océanie in L'histoire des religions (sous la direction d'Henri-Charles Puech), T2, Paris, folio-essais, p. 68

64 J. Vidal, 1983, Totem et totémisme in Dictionnaire des religions (sous la direction de Paul Poupard), T2, Paris, P.U.F., p. 2033

65 S. Freud, 1911, Totem... op. cit., p. 38

66 Ibidem, p. 38

67 E. Enriquez, 1983, De la horde à l'Etat, Paris, Gallimard, p. 38

68 Dictionnaire Le petit Robert (sous la direction d'Alain Rey), Paris, Dictionnaires Le Robert, 1986, p. 1654

69 A. Lalande, 1925, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, P.U.F., 1986, pp. 915-917

70 F.Benslama, 2002, La psychanalyse… op. cit., p. 63

71 Idem

72 Ibidem, p. 62

73 Ibidem, p. 63

74 Ibidem, p. 65

75 Idem

76 D.R. Dufour, 2005, On achève bien… op. cit.,p. 105

77 S.Freud, 1926, Inhibition… op. cit.p.

78 D.R. Dufour, 2005, On achève bien… op. cit.,p. 105

79 J.Lacan, 1949, Le stade du miroir comme formateur du Je, Ecrits, Paris, Seuil, 1966, p. 94

80 D.R. Dufour, 2005, On achève… op. cit.,p. 41

81 Ibidem, p. 41

82 Ibidem, p. 45

83 Ibidem, p. 47

84 Ibidem, p. 55

85 Idem

86 Ibidem,p. 108

87 S. Freud, 1920, Psychologie collective et analyse du Moi, Essais… op. cit., p. 119

88 S. Freud, 1930, Malaise... op. cit., p. 63

89 Ibidem, p. 62

90 Ibidem, p. 63

91 Ibidem, p. 62

92 S. Freud, 1929, L'avenir... op. cit., p. 9

93 R. Debray, 1991, Cours de médiologie générale, Paris, Gallimard, p. 151

94 S.Freud, 1929, Malaise... op. cit., pp. 64-65

95 Idem

96 Ibidem p. 66

97 J.Lacan, 1960, L'éthique de la psychanalyse, Paril, Seuil, 1986, p. 223

98 Ibidemp. 101

99 Idem

100 S.Freud, 1927, L'avenir... op. cit., p. 54

101 Idem

102 S.Freud, 1923, Une névrose démoniaque au XVIIème siècle,  Essais de psychanalyse appliquée, Paris, idées-gallimard, 1976, p. 227

103 A. Houziaux, Le serpent... op. cit., p. 123

104 S. Freud, 1923, Une névrose... op. cit., p. 219

105 S. Freud, 1929, Malaise... op. cit.,p. 75

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Intervenants

Interventions

 ACF-VD
Jean-Claude Affre
Dr Marie  Allione
Claude Allione
Bernard Baas
Dr Arielle Bourrely
Professeur Claude-Guy Bruère-Dawson
Lionel Buonomo
Pr Jean-Daniel Causse
Philosophe Jean-Louis Cianni
Jomy Cuadrado
Dr Marie-José Del Volgo
Guilhem  Dezeuze
Dr Jean-louis Doucet
Laurent Dumoulin
Dr Jean-Richard Freymann
Eva-Marie  Golder
Professeur Roland Gori
Jean-Paul Guillemoles
Bernard Guiter
Rhadija  Lamrani Tissot
Dr Patrick  Landman
Dr Michel Leca
Gérard Mallassagne
Dr Augustin  Ménard
Professeur Michel  Miaille
Dr François  Morel
Daniel Nigoul
René  Odde
Aloïse Philippe
Professeur Gérard  Pommier
Professeur Jean-Louis Pujol
Dr Jean Reboul
Dr Marie-Laure Roman
Franck Saintrapt
Professeur Bernard Salignon
Rajaa Stitou
Dr Bernard Vandermersch
Dr Marcel Ventura