12/01/2019, Augustin Ménard, Lacan avec Valéry Au "Cimetière Marin"
Sète le 12/01/2019
LACAN avec VALERY
Au "Cimetière Marin"
I INTRODUCTION
« L’artiste toujours nous précède.. »[1]. Cette phrase de Lacan très souvent citée s’avère particulièrement vraie concernant Paul Valéry.
Les nombreuses citations dans « Le séminaire » ou les « Écrits » prouvent qu’il était imprégné de l’œuvre de Valéry. Certains n’ont voulu retenir de lui
que cette boutade : « Ce Mallarmé pour nouveaux riches »[2]. Elle ne visait pas le poète mais les nombreux snob, pseudo-intellectuels, qui s’en emparaient.
Chez Valéry le philosophe et le poète sont intimement liés. Sa prose elle-même est empreinte de poésie. Malgré ce, dans un texte tel que
le superbe « L’homme et la coquille »[3] c’est le raisonnement conscient qui l’emporte. Contrairement aux universitaires, les psychanalystes avec Lacan
privilégient la « réson », à écrire « r. é. s. o. n. » sur la raison. C’est à un autre poète, Francis Ponge, que Lacan a emprunté ce signifiant[4], car
la résonnance des mots renvoie à l’inconscient.
Mon propos sera centré sur « Le cimetière marin » (1920)[5], mais fera aussi référence à « Conseil d’ami » (1890)[6]
et à « L’ébauche d’un serpent » (1921)[7] qui l’encadrent et l’éclairent.
Ce « cher Ambroise », comme le nommait André Gide en 1890, dans sa correspondance[8], évoque le temps où ils allaient ensemble
« manger des pétales de rose » sur le tombeau de Narcisse au Jardin des Plantes à Montpellier. Déjà la méditation sur la vie et la mort s’ébauchait, elle
trouvera son aboutissement dans son œuvre de maturité qu’est « Le cimetière marin ».
L’abord lacanien du poème n’invalide en rien les lectures littéraires ou philosophiques qui ont pu en être faites. Il révèle et relève un fil souterrain,
insu de l’auteur, qui se tresse avec les précédents. Le littéraire fait valoir la beauté du texte. Le philosophe, tel Alain Badiou[9] en scrute la vérité
à son émergence (son « apparaître »). Le psychanalyste vise le réel et son effet sur le corps qu’avec Lacan nous nommons « jouissance » et qui seul
a une efficacité dans notre clinique.
II LE CRISTAL DE LA LANGUE
C’est J.A. Miller qui nous a permis de découvrir la richesse du dernier enseignement de Lacan dans lequel il met en évidence sous le langage ce
qu’il nomme : « Lalangue » et centre la cure analytique sur le réel de la pulsion et de la jouissance. Si Valéry a pu exprimer sans le savoir, ce que Lacan
ne théorisera que tardivement c’est que : « le poète a un rapport direct à la langue et à son effet de cristal ».[10]
En effet, la cure analytique bute sur un obstacle à la levée du symptôme quand elle se borne à interpréter dans le discours ce qui fait sens et révèle
un désir inconscient. À l’inverse de ce qui serait attendu, les significations viennent boucher, faire obstacle à une autre fonction du langage,
plus primitive : l’expression de la jouissance. Seule l’interprétation qui arrivera à la faire résonner aura un effet sur le symptôme :
« Il n’y a que la poésie qui permette l’interprétation »[11]
« Lalangue »
Il s’agit de ces phonèmes perçus par l’infans (celui qui n’a pas encore la parole) et qui s’inscrivent sur son corps, lui imprimant une marque indélébile.
Celle-ci est le témoignage, le « mémorial » d’un éprouvé de satisfaction. Cette satisfaction, antérieure à tout sens possible, nous la nommons jouissance.
C’est un mixte de plaisir et de déplaisir (déplaisir conscient, satisfaction inconsciente).
Les premières lallations de l’enfant témoignent de lalangue. Cette marque c’est un signifiant (S1), mais un signifiant tout seul, réduit au signe.
Ce signifiant ne représente pas le sujet, il fait seulement signe du sujet. Il le représentera lorsqu’il s’enchaînera à un autre signifiant (S2). Il est bien hors sens.
Prenons le vocable « ap » spontanément attrapé et émis, grâce certes à une prédisposition anatomophysiologique, mais ne devenant langage que
de la rencontre avec le savoir de l’Autre qui en fera un « papa ».
Un exemple célèbre est celui de Leiris. Enfant, il fait tomber en jouant un soldat de plomb qui par bonheur ne se casse pas. Avec joie,
il s’écrie : « reusement ». Ses parents le reprennent, « il faut dire : heureusement ». Quelque chose de la jouissance première lui est ravie. C’est là que
s’entend la dénonciation par Rolland Barthes de l’impérialisme du langage venant occulter le fait que la fonction première de la langue n’est pas
la communication mais « le plaisir du texte ».
Ce « hors sens » rejeté, passé dessous n’accèdera jamais à la compréhension, à la conscience, au raisonnement. Il court pourtant, identique à lui-même
sous les signifiants du discours, dans une itération. En revanche il pourra être perçu, ressenti dans le corps. C ’est du réel qu’il s’agit.
Deux trouvailles : pulsion et jouissance
C’est ce que capte le Valéry poète alors que le philosophe et les universitaires à sa suite le recouvriront.
« O pour moi seul, à moi seul, en moi-même,
Auprès d’un cœur, aux sources du poème,
Entre le vide et l’événement pur,
J’attends l’écho de ma grandeur interne,
Amère, sombre et sonore citerne,
Sonnant dans l’âme un creux toujours futur »[12].
L’allitération renforce l’effet de résonnance produit grâce au « vide de la citerne » dans lequel le phonème dans « l’événement pur »
(l’événement relève d’un dire) vient faire grelot et c’est « l’écho » qui le représente.
Le « vide » c’est le trou du savoir, là gît la « source » qui n’est autre que celle de la pulsion. Le vide est incomblable « toujours futur ».
Pour Lacan, la pulsion est « l’écho dans le corps du fait qu’il y a un dire »[13]. Cet écho, c’est aussi le paradigme de l’interprétation véritable au-delà
de celle qui fait sens en psychanalyse, celle qui fait résonner le noyau de jouissance du symptôme.
La poésie « n’est pas à lire »[14], comme le dit Lacan de ses Écrits. Lire c’est lier, c’est faire passer au sens là où il convient d’attraper,
de recueillir précieusement ce qui leste les mots, les font résonner là où la lecture conduit à raisonner. Pour Mallarmé la poésie est :
« une hésitation prolongée entre le son et le sens ».
Il faut incorporer le poème pour en entendre l’écho dans la pensée et l’effet dans son corps, comme pour la musique :
« Comme le fruit se fond en jouissance…
Comme en délices il change son absence
Dans une bouche où la forme se meurt »
Le fruit procure le plaisir, mais c’est ce qui lui manque comme objet qui délivre la jouissance. Cela renvoie au « creux toujours futur »
d’où émane la pulsion.
Avec « pulsion » et « jouissance » Lacan théorise ce qui est déjà là chez Valéry.
Il importe derrière l’énoncé conscient de lire l’énonciation inconsciente mais encore de faire vibrer au-delà ce réel inatteignable qui est le vrai ressort du poème.
III UNE MÉDIATION SUR LA VIE ET LA MORT
Revenons-en à l’énoncé conscient, au thème : c’est une méditation sur la vie et la mort.
Il n’y a pas de vie sans mort, comme il n’y a pas de lumière sans ombre :
« Je te soutiens admirable justice
De la lumière aux armes sans pitié !
Je te rends pure à ta place première :
Regardes-toi !... Mais rendre la lumière
Suppose d’ombre une morne moitié »[15]
Ce sont les lois du signifiant qui nous imposent cette contrainte. Elles laissent échapper le véritable lien entre la vie et la mort au-delà de leur opposition.
Pour Lacan, il y a : « la mort que porte la vie et celle qui la porte »[16]. La première est celle qui conduit au tombeau, la deuxième celle qui supporte la vie.
Prenons une vue d’ensemble avant d’entrer dans une analyse approfondie du texte. Mettons en tension les deux premiers et les deux derniers sizains :
« Ce toit tranquille, où marchent des colombes,
Entre les pins palpite, entre les tombes ;
Midi le juste y compose de feux
La mer, la mer, toujours recommencée !
Ô récompense après une pensée
Qu’un long regard sur le calme des dieux !
Quel pur travail de fins éclairs consume
Maint diamant d’imperceptible écume,
Et quelle paix semble se concevoir !
Quand sur l’abîme un soleil se repose,
Ouvrages purs d’une éternelle cause,
Le Temps scintille et le Songe est savoir.
………..
Oui ! Grande mer de délires douée,
Peau de panthère et chlamyde trouée
De mille et mille idoles du soleil,
Hydre absolue, ivre de ta chair bleue,
Qui te remords l’étincelante queue
Dans un tumulte au silence pareil,
Le vent se lève !... Il faut tenter de vivre !
L’air immense ouvre et referme mon livre,
La vague en poudre ose jaillir des rocs !
Envolez-vous, pages tout éblouies !
Rompez, vagues ! Rompez d’eaux réjouies
Ce toit tranquille où picoraient des focs !
Le calme apollinien règne dans les deux premiers tandis que c’est l’allégresse mais aussi la fureur du tumulte dionysiaque (comme les oppose Nietzsche)
qui triomphe dans les deux derniers. L’un occulte la mort, l’autre en retire la puissance de la vie. Nous verrons que la bascule se fait au centre du poème
autour de ce pivot qu’est : « le défaut de ce grand diamant ».
Relevons au début : « le calme des dieux » et « quelle paix semble se concevoir », « un soleil se repose » et peu après : « « stable trésor »,
« masse de calme », « tant de sommeil sous un voile de flamme » « ô mon silence »… et opposons les à ce que nous trouvons à la fin : « Non ! Non !...
Debout dans l’ère successive ! Brisez mon corps cette forme pensive ! ».
Quant à la mer elle n’a plus « le calme des dieux » mais elle est de « délire douée » et le silence vire au tumulte : « Dans un silence au tumulte pareil ».
On se reportera ici à l’excellente analyse d’Alain Badiou, déjà citée. Sa visée est de faire apparaître la vérité du texte à partir des trois objets que sont :
le soleil, la mer, le tombeau (la mort) et un quatrième qu’il dit « inexistant », la conscience qui doit venir à l’être de par « l’événement ».
Lacan se fondant sur la primauté du réel et la fonction de l’inconscient substituera le réel à la vérité (car seul appui d’une certitude) alors que la vérité
relève du semblant et ne peut jamais se dire toute.
IV LA VERTU DES CONTRAINTES ET LA STRUCTURE SOUS-JACENTE
« Tu n’as que moi pour contenir tes craintes !
Mon repentir, mes doutes, mes contraintes
Sont le défaut de ton grand diamant ».
Nous avons déjà repéré la contrainte signifiante. Valéry dont on connaît les compétences mathématiques s’en impose une autre : un cadre constitué
de vingt-quatre strophes chacune de six vers (sizains) décasyllabiques, soit au total mille quatre cent quarante mots. Ce mille fait écho aux « milles tuiles »
du « comble d’or » et aussi aux « mille et mille idoles du soleil » : « Peau de panthère et chlamyde trouée de mille et mille idoles du soleil ».
Il faut se soumettre à cette contrainte, atteindre une butée, un impossible, un trou dans les possibilités du langage pour qu’en jaillisse la création
comme « la vague ose jaillir des rocs ».
De même, c’est la gêne, la contrainte du symptôme qui pousse à ce rebroussement qu’est la création d’un sinthome, sa « genèse ».
Pour cela il faut abandonner les catégories kantiennes, la logique de l’universel, la topologie de la complétude illustrée par la sphère et aborder
la topologie de l’espace argusien. Argusien fait référence à la géométrie projective de Desargues en rupture avec la géométrie euclidienne. Elle permet
de rendre compte du trou de structure du langage, du « Pas tout » opposé au « tout » de la logique de l’universel, du réel en tant qu’il échappe à
l’imaginaire et au langage.
La bande de Moebius en est l’exemple qui se prête le mieux à l’intuition. N’ayant qu’une face et qu’un bord, l’intérieur et l’extérieur ne sont plus
séparés mais en continuité. Lacan nomme cela « extimité ». Le rapport de la vie à la mort que nous avons évoqué est ainsi « extime ».
L’exposition de l’œuvre de François Rouan au Musée Fabre en 2017 à Montpellier nous en a apporté une démonstration dans le domaine de la peinture.
Alain Badiou a recours lui aussi aux mathématiques pour dégager la logique du texte. C’est à Galois et à « l’algèbre moderne qu’il a recours »[17].
V LA CRÉATION
La création véritable du poète consiste à faire jaillir ce hors sens radical qu’est le réel par divers moyens. J’en isolerais au moins deux :
a) Les figures de style dans le discours
Les figures de rhétoriques sont la transposition dans le domaine du discours de l’extimité dont la topologie nous a donné le support.
Elles permettent une échappée des contraintes vers le réel. Celui-ci ne peut être dit mais, nous l’avons vu, il résonne, il s’éprouve.
La plus pure de ces figures est l’oxymore dans laquelle deux mots semblent se contredire mais d’où jaillit l’éclair du non sens comme dans un mot d’esprit.
Le poème en est truffé : « une absence épaisse », « l’amertume douce », « amour peut-être ou de moi-même haine », la flèche de Zénon qui « vibre,
vole et qui ne vole pas », « Achille immobile à grands pas », et « dans un tumulte au silence pareil ».
L’antimétabole est plus élaborée « Deux phrases font entre elles un échange, un chiasme entre les mots qui la composent ». C’est la définition que nous donne
le « Gradus ad Parnassum »[18]. Il cite cet exemple de Merleau-Ponty : « le dedans du dehors et le dehors du dedans ». N’y voit-on pas la bande de Moebius ?
L’ensemble du poème peut être considéré comme une antimétabole puisqu’en son cœur se fait un passage de l’endroit à l’envers et que les mots de la fin
sont l’envers de ceux du début.
La scène se situe au soleil du solstice et à midi où il est à son zénith, où l’ombre disparaît :
« Midi là-haut, Midi sans mouvement
En soi se pense et convient à soi-même
Tête complète et parfait diadème… »
C’est la complétude de la sphère fermée sur elle-même, métaphore de la conscience transparente à elle-même selon Hegel. C’est aussi
le : « elle se voyait se voir »[19] de la Jeune Parque.
Mais déjà « Midi » peut s’entendre « mi-dit » et évoquer le trou de structure du langage que la référence à la sphère occulte.
Au vers suivant s’introduit ce qui obvie à : « tête complète et parfait diadème », c’est : « je suis en toi le secret changement » et quelques vers après
vient le défaut qui révèle le trou.
« Tu n’as que moi pour contenir tes craintes !
Mon repentir, mes doutes, mes contraintes
Sont le défaut de ton grand diamant ».
Nous avons déjà entendu la fonction de la contrainte, accentuons maintenant l’importance de ce défaut. C’est ce défaut qui est
le pivot autour duquel tourne l’antimétabole et le poème tout entier.
Dans « L’ébauche d’un serpent »[20], ce défaut est encore plus clair :
« Soleil, soleil ! … Faute éclatante !
Toi qui masques la mort, Soleil,…
… Tu gardes les cœurs de connaître
Que l’univers n’est qu’un défaut
Dans la pureté du Non-être ! »
Lacan commente ces deux derniers vers dans « Subversion du sujet et dialectique du désir.[21] Pour lui, ce défaut n’est autre que le trou foré
dans l’organisme par le langage que nous avons rappelé. C’est aussi le défaut du grand Autre
Il se situe aussi bien du côté de l’étant, du « Non être », du réel, que du côté de l’être, de l’univers qui n’existent que par le langage. On y retrouve
le cogito lacanien : « Là où je suis je ne pense pas, là où je pense, je ne suis pas ».
Le « je » informulable du « je suis » est du côté de la pulsion, de la jouissance qui a trait au réel. Celui du « je pense » est celui du langage
qui exclut la jouissance si l’on n’a pas recours à l’antimétabole pour inverser les termes et repérer l’extimité de ces deux « je ».
Leur extimité permet de saisir que ce que je suis renvoie à qui je suis. Ils se renversent dans le chiasme.
L’expérience analytique conduit à passer du : « qui je suis » de l’identification impossible au : « ce que je suis » du réel du symptôme,
ma véritable identité.Cela n’est autre que l’impératif freudien : « Who es war soll ich werden » que Lacan traduit : « Là, où c’était je dois advenir ».
Ajoutons que la phrase de Valéry suscite l’équivoque quant à la place du sujet entre le « tu » et le « je ». Elle dessine un huit intérieur qui n’est autre
que le bord unique d’une bande de Moebius et la structure du sujet lui-même.
Lacan dans ce même texte « Subversion du sujet et dialectique du désir » utilise lui-même une antimétabole pour faire jaillir ce défaut central :
« Proie saisie aux rets de l’ombre et qui volée de son volume gonflant l’ombre, retend le leurre fatigué de celle-ci d’un air de proie ».[22]
b) L’équivoque du mot, du signifiant pris isolément (S1), hors discours
C’est là que Valéry anticipe le mieux Lacan. Il joue sur l’équivoque signifiante du mot faisant valoir que sa fonction de jouissance prime
sur celle du sens, de la communication.
C’est le versant le plus pur du signifiant par lequel s’exprime la pulsion. Pour cela il faut se centrer sur le signifiant isolé, le signifiant tout seul (S1)
et non enchaîné aux autres dans un assemblage (S1, S2… Sn), où il vire au sens. Ce sont ces S1 auxquels nous sommes assujettis qui révèlent
notre destin dans la cure analytique.
Seul le recours à l’écriture, à la lettre (« comment l’écrivez-vous ? ») peut faire éclater la multitude des sens où va se perdre le réel que nous devons
entendre, ressentir, avant tout. Nous sommes dans le domaine déjà évoqué de « ce qui n’est pas à lire » c’est aussi la fonction musicale de la rime
si l’on y accommode son oreille.
Les références sont ici nombreuses : « jeu et je », « toit et toi », « mer, mère, amère, amertume », « midi et mi-dit ».
Je mettrais en exergue le signifiant qui me paraît le plus subtil et le plus opérant chez Valéry : le « vers et le ver »,
car on le trouve déjà dans « Conseil d’ami » :
« Verse en un pur cristal un or fauve et sucré »…
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« Caresse ton vieux chat et regarde le ciel,
Dans ses yeux verts miroirs du rose crépuscule ».
Ici, dans le Cimetière Marin, c’est le ver du tombeau :
« Le vrai rongeur, le ver irréfutable,
N’est pas pour vous qui dormez sous la table,
Il vit de vie, il ne me quitte pas !... »
« … il voit, il veut, il songe, il touche !
« Ma chair lui plaît et jusque sur ma couche,
À ce vivant, je vis d’appartenir ».[23]
Peut-on mieux évoquer l’extimité du vivant et du mort ?
Lacan dit du poète : « le poète se produit d’être mangé des vers, qui trouvent en eux leur arrangement sans se soucier, c’est manifeste,
de ce que le poète en sait ou pas ».[24]
Le signifiant « ver » est à l’évidence un S1 auquel Valéry est assujetti. C’est avec son savoir insu, son inconscient que le poète opère.
Dans les figures de style c’est l’inconscient freudien qui se manifeste, ici c’est l’inconscient réel.
VI LE TEMPS
La même topologie est à l’œuvre, à l’insu du poète concernant le temps.
Le temps du sens commun, celui de la durée, ce temps imaginaire qui s’écoule comme un fleuve, selon une ligne régulière,
c’est celui du début du poème. C’est celui de l’illusion d’éternité : « Ouvrages purs d’une éternelle cause… », Ce temps pacifiant où
« le soleil se repose », « scintille », de tous ses feux comme les « mille et mille idoles du soleil ».
Mais il y a un autre temps, celui du langage, du symbolique, où se nouent dans la rétroaction, la nostalgie, le regret du passé,
et dans l’anticipation l’angoisse, mais aussi l’espérance du futur.
Là est la rupture et le temps de l’acte : « Non, non, debout dans l’ère successive ». La succession évoque ici la durée linéaire
qu’il faut rompre.
Mais, c’est l’acte qui lui fait suite : « courons dans l’onde en rejaillir vivant » qui fait rupture avec la forme passive et pensive
du corps pour transformer le sujet en vivant.
Ce qui était seulement possible se réalise dans la contingence de la rencontre. Cela donne l’illusion puisque cela s’est produit
que c’était écrit de toute éternité, donc nécessaire. C’est oublier que sans l’acte cela ne se serait pas produit, (c’est ce que l’on nomme
le paradoxe du futur contingent). « Le beau mensonge et la pieuse ruse » de l’immortalité, c’est celle du sizain consacré à
« l’immortalité noire et dorée » mais c’est aussi ce qu’évoque la citation de Pindare mise en épigraphe.
L’essentiel d’où l’acte tire sa certitude c’est une rencontre du réel. Le temps du réel ou mieux le réel du temps c’est cet
« instant fragment d’éternité » qu’évoque Kierkegaard. Ici, c’est explicite dans cette phrase : « temple du temps qu’un seul soupir résume… ».
VII L’ENSEIGNEMENT À EN RETIRER
Valéry qui récuse la psychanalyse dans ses « Propos philosophiques » a su faire par son œuvre le trajet que celle-ci théorise. Il a traversé
son fantasme, dégonflé l’enveloppe formelle de son symptôme dans son rapport à la mort en repérant la faille structurelle qui frappe aussi bien
le sujet que l’Autre du langage .
Le rebroussement qui en est résulté est son œuvre dont on peut dire que « Le Cimetière Marin » est l’expression la plus pure.
Son savoir y faire avec le réel passe par sa création et en fait un sinthome au sens lacanien. Mais l’art pour Lacan est au-delà du sinthome,
c’est de « S Kbeau » qu’il s’agit ici. Ce terme se substitue pour lui à celui de sublimation. Il prête grâce à l’écriture dans sa fonction de
« perturbation de la langue »[25] de faire entendre « lalangue ». Il a des résonances multiples : le « Es » freudien, le « cas », le « a »,
le « beau » du narcissisme et plus encore…
Opposons simplement « Conseil d’ami » :
« Délicieusement imagine et calcule…
Que rien peut être hormis ton rêve n’est réel »
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Sens à travers tes jours paisibles mais divers
À travers les printemps, les étés, les hivers,
Paresseusement fuir le fleuve de ta Vie ! »
À :
« Non ! non ! Debout dans l’ère successive
Brisez mon corps cette forme pensive… »
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Courons dans l’onde en rejaillir vivant ».
C’est le choix de la rupture de l’éveil à la vie.
Pour « tenter de vivre » il laisse le vent emporter les pages de son livre, appelant à l’acte qui, comme « la vague en poudre ose jaillir du roc ».
Le « changement » du « regarde-moi qui change… » dont Badiou fait l’événement pivot, Lacan le rapporte à un dire qui est l’acte qui change le sujet.
Au demeurant, tout à l’opposé de la psychanalyse appliquée, c’est de l’apport de la création artistique à la psychanalyse qu’il s’agit.
Quel rapport avec votre thème de cette année ? Ce « creux toujours futur » qui pour le sujet a pour nom castration et pour la civilisation « malaise ».
Seul le constat de cet impossible de structure permet de fonder un lien intra et extra subjectif et donc une politique.
[1] Lacan J., Autres Écrits, Le seuil, Paris 2001 p. 192
[2] Lacan J., Le séminaire, T. X, L’angoisse, Le seuil, Paris 2004, p. 262
[3] Valéry P., Œuvres, La pléiade T 1, Gallimard, Paris 1959, p. 886
[4] Lacan J., Écrits, Paris, Le seuil 1960, p. 322
[5] Ibid. p. 167
[6] Ibid. p. 1594
[7] Ibid. p. 138
[8] Gide A., Valéry correspondance 1890/1942, Gallimard, Paris 2009 p. 108
[9] Badiou A., Logique des Mondes, L’être et l’événement 2, Le seuil, Paris 2006, p. 473/499 (référence que je dois à Marc Crommelinck)
[10] Lacan J., Autres Écrits, loc. cit. p. 404
[11] Lacan J., Séminaire du 17 mai 1977, Ornicar ? 17/18, Le seuil, Paris 1979 p. 22
[12] Valéry P., Œuvres, La Pléiade T.1, NRF, Gallimard, Paris 1959, p. 149
[13] Lacan J., Le séminaire T. XXIII, Le sinthome p. 17, Le seuil, Paris 2005
[14] Lacan J., Le séminaire T. XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Le seuil 1973 p. 251
[15] Valéry P., Le cimetière marin, loc. cit. p. 148
[16] Lacan J., Écrits, op. cit. p. 810
[17] Badiou A., ibid. p. 493
[18] Gradus (ad Parnassum), Union générale d’éditions n° 1370, Paris 1984
[19] Valéry P., op. cit. p. 97
[20] Valéry P., op. cit. p. 138
[21] Lacan J., Écrits, loc. cit. p. 819
[22] Lacan J., ibid. p. 818
[23] Valéry P., op. cit. p.150
[24] Lacan J., Autres Écrits, op. cit., p. 405
[25] Laurent E., L’envers du biopolitique, Navarin, Paris 2016 p. 25