06/10/2018, Dezeuze Guilhem, "Surmoi, quelle scène ?"
« Surmoi, quelle scène ? » [1]
Guilhem Dezeuze
1 – Répondre à la question de Jean-Louis Doucet, au final de sa présentation : « La science politique aurait-elle alors l’exigeante mission
de sans cesse ramener la politique à la dignité du politique ? ».
2 – Rappeler l’impossible du « gouverner, éduquer, psychanalyser » fusée de Freud (texte de 1937, « L’analyse avec fin et l’analyse
sans fin » où Freud pose que « gouverner, éduquer, analyser » constitueraient des « métiers » impossibles, dont les résultats seraient voués
à « l’échec », selon certaines traductions françaises, ou à « l’insuffisance » selon le texte original).
Tous ces « métiers » voulant faire du bien, du lien, conduisent à « peu » ou à « rien » ; la méfiance des sujets confirme le ratage et l’amplifie.
Ratage fécond, puisqu’il se perpétue, ainsi de crise en crise, la perpétuation peut se lire dans les centaines d’ouvrages sur le « bon gouvernement »
depuis l’Antiquité jusqu’aux bibliothèques actuelles de la science politique…il en va de même pour le « bien éduquer » (manuels platoniciens
ou traités de science de l’éducation, quant au « bien analyser », depuis Freud, s’est ouvert la boîte de pandore des psychologismes, leur prétention
scientifique s’appuyant sur les modalités du comportementalisme…tout cela prouve que dire l’impossible tient de la place.
Approcher cet impossible, pour répondre à la question finale de Jean-Louis Doucet quand il demande à la science politique de ramener
la politique « à la dignité du politique ».
Pour m’aider à répondre, revoyons une scène du temps où la psychanalyse s’élaborait, tandis que la science politique, telle que l’invoquait
Tocqueville, comme un besoin (un désir ?), de la démocratie, vers 1830, tardait à exister. Je vois Vienne en 1923, Freud fréquente un juriste
de droit public, lié à la politique, philosophe, Hans Kelsen, Freud l’invite à lire, à la manière d’un savant en science politique, son dernier
livre : « Psychologie des foules (collective) et analyse du moi », Freud le convie à faire une conférence devant les psy qui l’entourent,
puis à écrire dans sa revue, Imago. J’insiste : Kelsen, est non seulement un juriste magistral, une figure du droit public, mais aussi se mêle
au monde politique pratique, il collabore à l’élaboration de la Constitution autrichienne (1920).
Noter cet entre-deux guerres, moment où, en France, apparaît le substantif masculin pour « politique » qui rejette dans l’anecdotique
le « o politicos » de Platon, le politique c’est-à-dire l’homme qui fait de la politique.
A partir de la rencontre Freud/Kelsen, j’aimerais souligner une espèce de communion entre politique et psychanalyse, ou : comment le savant
du droit et du politique peut influencer le psy, phénomène plus rare que l’inverse qui serait, la psychanalyse au travail de l’analyse du/de la politique.
L’enjeu viennois de 1923 porte sur la deuxième topique freudienne, avec l’invention du « surmoi ». Ou, en termes lacaniens, comment le surmoi
troue le symbolique et de là, trouve quelque chose du Réel que je relie volontiers à l’impossible, mentionné ci-dessus.
J’ai cité Tocqueville, ce qui me permet, avant d’évoquer le temps viennois de la rencontre entre Kelsen et Freud, leur fécondation et la gestation
du surmoi, de citer un des contemporains de Tocqueville, François Guizot, qui écrit vers 1830 : « Le pouvoir légitime n’est point une donnée fixe
et connue : c’est au contraire l’inconnue variable qu’on cherche et qu’aucune solution rigoureuse ne peut jamais livrer absolument ». Citation
intéressante parce que « l’inconnue variable » me semble bien se poser comme le « X » algébrique, placé en place du pouvoir, ce « X » que je
peux retrouver dans le célèbre schéma de « La psychose des foules et analyse du moi », vous connaissez ce rare graphisme de Freud : trois traits
horizontaux, allant de l’idéal du moi, S barré à l’objet, en passant par le moi, puis se concentrant sur un point dit « extérieur » … ce « x » comme
une cible, mais aussi le « x » de l’algèbre… puis, retour à partir de l’objet extérieur, le « x », en trois courbes intériorisant l’extériorité,
jusqu’à l’idéal du moi.
Voyons comment ce « X extérieur » devient l’enjeu du débat Freud et Kelsen et son rôle de cheville dans l’invention du surmoi.
Pour suivre l’intervention de Kelsen dans Imago, je renvoie au numéro d’Incidence, il y a l’article de Kelsen de 1922, puis des textes d’analyse
et enfin la lecture de l’incidence (au sens étymologique) par Etienne Balibar.
Je retiens le paragraphe intitulé : « L’erreur de Freud selon Kelsen ». Quelle erreur ? S’attacher à l’objet extérieur en y posant un être, réel ou pensé,
comme pour l’armée ou pour l’église. Là, Freud prolongerait, concernant l’état, ces foules actives vers leur généralisation, alors que ses critiques
des théories psycho-sociales, type Gustave Le Bon, avaient commencé à défaire le caractère de simples projections des psychologies individuelles
(d’ailleurs plus sociologiques que psychologiques) sur les relations de domination, d’obéissance, de contrainte politique. Alors que Freud,
dit Kelsen, fait un pas en avant en posant un objet extérieur, le « X » se détachant des sphères individuelles, sociologiques et surtout en proposant
une extériorité intérieure, extériorité intérieure qui se fait par le retour sur les individus, selon le schéma de la courbe fléchée. Kelsen reconnaît,
le génie du texte « Psychologie des foules, collective et analyse du moi », quand il reconnaît la structure de l’obéissance, de la contrainte et
du « devoir être » social, par cette extérioration imaginaire retraduite à l’intérieur, mais « dérapage » conceptuel (traduction de Balibar) quand
Freud intensifie le concept d’identification en maintenant la structure visant comme objet une personne ou une idée personnifiée. Là serait l’erreur,
car si on veut aller au-delà des foules partielles, c’est-à-dire penser non plus l’église ou l’armée mais l’Etat, on ne peut, selon Kelsen, on ne peut
lui faire correspondre une masse, puisqu’il est une abstraction réelle, avec une impersonnalité propre qui ne peut se relier à
une « soif amoureuse d’obéissance » par laquelle se lieraient les sujets de la masse se projetant vers leur objet modèle. La foule généralisée à l’Etat
et à la chose politique, ne rendraient pas compte de l’impersonnalité étatique moderne et démocratique. Cet Etat ne peut être confondu avec
une dictature ou une domination despotique.
Dans la dernière partie de l’article publié d’Imago, Kelsen s’adresse à Freud pour qu’il reconnaisse un type d’ordre politique et juridique dans
un au-delà de la sphère des identités collectives et des identifications subjectives. La démocratie constitutionnelle a besoin de la psychanalyse
pour comprendre et penser un ordre de contraintes qui s’articule sur un « x », vide de contenu.
Ainsi l’apport de la psychanalyse continuerait son chemin dans la déconstruction, la défaite des illusions substantialistes et des mythologies
politiques, théologiques. Renverser la croyance ; pas de substance mais une structure. Comme dans « Totem et tabou » se saisir d’un schéme
archaïque, pour décrypter par une analyse la toute puissance du père afin d’illustrer, simplifions, le complexe d’Œdipe.
Kelsen est en cours d’élaboration d’une pensée qui débouchera sur son œuvre majeure : « La théorie du droit », et cherche, pour prolongerl’approche
freudienne de « Psychologie collective », à analyser l’Etat, instance farcie de croyance, de sacralité, emballé dans du droit naturel, substantialisé.
Il doit penser une structure de la domination psychique quand il propose que l’Etat soit un sujet de droit avec une identité réelle pouvant laisser
croire à un être personnel, mais charpenté par un ordre juridique qui n’est qu’un ordre de contrainte, portant sanction, menace, promesse, avec
une hiérarchie d’instances tribunales qui réalisent l’effectivité du droit. La loi y apparaît indiscutable, non négociable, car elle incarne la puissance,
et, en conséquence, le sujet social ne peut pas ne pas se demander si l’Etat n’est pas injuste envers lui, car derrière le caractère protecteur, bienveillant,
se cache une cruauté profonde tant il vous tient par la culpabilité contenue dans chaque injonction légale. Or, ce sentiment irrationnel
de protection/menace, de cruauté toujours déjà-là, la psychanalyse peut le traiter en vérifiant l’incorporation de l’autorité étatique (droit et politique)
dans les individus.
Kelsen défie implicitement Freud de rendre compte d’une identification paradoxale, ou l’identification qui n’est plus ni positive ni négative,
mais plutôt « vide », car elle ne comporte aucune représentation d’un objet d’amour ou de haine que les individus (ou leur moi) puissent
mettre en commun. Seulement un principe pur d’obéissance.
Balibar propose alors un Freud qui repense sa théorie du lien transversal en renvoyant à Kelsen la question, comment se structure
l’obéissance/contrainte juridique sans référence au droit naturel ou autres identifications au sacré de l’Etat ?
Quels fondements pour enchaîner les sujets jusqu’à la puissance extrême ?
Réponse : il faut poser sur le « x » quelque chose qui existe sans exister : « la norme fondamentale ». Si dans l’ordre juridique, pour Kelsen,
le droit et la politique sont une synthèse d’impératifs et de contraintes, cette synthèse ne doit se soutenir que d’elle-même (on a vu que le positivisme
kelsennien est possédé par l’intense passion de ne pas avoir recours aux archaïsmes du sacré ou de la théologie), le droit positif formera en lui-même
son fondement, une fiction, que Kelsen appelle la « norme fondamentale » à partir de laquelle la hiérarchie pyramidalisée des normes diffuse
l’obéissance à la manière d’une extériorité intérieure, dans la mesure où obéir, c’est être intérieurement privé de la capacité de résister à la contrainte,
une structure toujours-déjà-là dans toute norme, car n’importe quelle révolte est devancée par la culpabilité, par la sanction prévue à l’avance
dans la loi. Rechercher la punition, c’est prouver la loi…
Peut-on dire que l’Etat, comme le surmoi, investit le vide substantiel de son autorité dans la fonction de faire, comme la « norme fondamentale »,
une multitude de trous issus du vide structural, fragments qui grêlent le symbolique, c’est-à-dire notre monde normatif ordinaire, loi, règlements,
us et coutumes, systèmes électoraux et système présentatif politique.
La cruauté insolente se manifeste dans « la réponse à tout » du droit et de la politique au-delà de l’Eglise et de l’Armée, un tribunal intérieur
permanent, latent, nous le dit : « nul n’est censé ignorer la loi, votre bonheur est une obligation » (art. 312 du CC) ; l’inconscient par l’instance
surmoïque, serait-il collectif dans la mesure où nous sommes tous des justiciables d’une loi commune portant sanction ? Vieille question ?
Balibar souligne, une évolution de la vision de Freud, après l’invention du « surmoi » qui le fait passer du père aux parents, puis aux autorités.
Enfin, le surmoi ne se transfère-t-il pas de père en père (quid d’un surmoi maternel) ?
Pour terminer, je reviens à la question que posait Jean-Louis Doucet : si le politique est une façon d’appeler par le genre masculin la structure
autour d’un vide, le trou dans le symbolique, la politique serait-elle ce symbolique, qui voile le Réel, la mère, l’inceste, pour tenter de couvrir
d’interdits fondamentaux Das Ding. Le droit et la politique (avec sa dite science) permettent de contenir La Chose, au sens de contention et de contenant.
Et pour vraiment finir, Jean-Louis puis-je vous poser une question ? Qu’entendez-vous par « dignité » que le politique pourrait rendre à la politique ?
Une dignité de surmoi ? Mais mon hypothèse que le « surmoi » est équivalent du politique, est-elle valide ?
[1] Vienne, années vingt ; droit, science politique, psychanalyse