06/10/2018, Doucet-Carrière Jean Louis, Psychanalyse et Politique
Psychanalyse et Politique
Pourquoi avoir retenu ce thème ?
Je crois que ce sont les prises de position publique de certains ténors de la psychanalyse lors de la dernière campagne
présidentielle qui m’ont poussé à m’interroger sur les rapports qui existaient, qui devaient exister ou, qui pourraient
exister entre psychanalyse et politique.
Bien sûr les analystes et les analysants en tant qu’ils font partie du corps social sont parties intégrantes de la vie politique,
mais pour autant chacune de ces deux disciplines a ses spécificités et ses limites.
Si Freud s’est si nettement démarqué de Jung, c’est essentiellement parce que, en donnant une place prépondérante
à la sexualité et au refoulement des pulsions dans les déterminismes inconscients, il ne pouvait convenir de l’existence
d’un inconscient collectif tel que le célèbre psychiatre suisse le concevait. L’inconscient, pour Freud, n’existe que parce
qu’il y a refoulement de pensées inacceptables pour la conscience. La psychanalyse freudo-lacanienne se propose de
permettre à un individu de repérer de manière heuristique, comment, parce qu’il est sujet de l’inconscient tel que
ces deux auteurs le conçoivent, comment les processus inconscients qui l’animent peuvent déterminer sa manière
d’être au monde. On voit bien qu’il s’agit dès lors d’une méthode qui ne s’adresse qu’à un individu. Bien sûr, Freud
dans son célèbre essai « Psychologie des foules et analyse du moi » (1921) nous montre bien comment certains éléments
constitutifs de la personnalité psychique – l’idéal du moi notamment – peuvent être mobilisés dans les groupes humains.
Il n’empêche que la psychanalyse, que ce soit dans la cure-type mais aussi dans les techniques de groupe qui s’y réfèrent
avec la plus grande rigueur – je pense notamment au psychodrame analytique -, ne vise à mobiliser que les mécanismes
inconscients de chaque sujet.
La politique et la science qu’elle implique concernent au contraire la façon dont la vie des individus est organisée
dans la cité. Pour faire court et pour l’argument qui est le nôtre, la science politique nous renseigne sur la manière dont
chaque sujet est impliquée dans le fonctionnement du groupe d’individus auquel il appartient et sur les rapports qu’il a
au pouvoir qui gère ce fonctionnement, pouvoir qui, cela n’est pas sans conséquence, est dans les mains de
quelques uns des individus qui composent ce groupe. Telle est du moins la conception qu’a le néophyte que je suis,
de cette science.
En proposant de mettre en dialectique psychanalyse et politique nous travaillons à comprendre comment peuvent
s’articuler l’individuel et le collectif, comment à partir d’un je pourrait exister et fonctionner un nous.
Il y a 3 ans nous avons ici-même travaillé sur le thème : « De quoi la fraternité est-elle le nom ? »[1]
Le concept de fraternité, à mon sens, se subsume dans celui de politique. Nous avions retenu l’hypothèse que
la fraternité ne pouvait se concevoir qu’à partir de la notion de manque, d’incomplétude qu’introduit le langage chez
le vivant humain.
Augustin Ménard,[2] ici-même, nous rappelait cette citation si surprenante de Lacan : « je ne connais qu’une seule
origine à la fraternité, c’est la ségrégation. »[3] Autrement dit ce serait parce qu’il y a rupture dans la grégarité,
séparation, solution de continuité à l’intérieur même du nous que peut naître un lien dans sa dimension symbolique.
L’animal humain pris dans la symbolique langagière qui vient faire trou dans le réel, est de facto dans un
manque à être qui le met sur le chemin du désir. Dès lors, peut-on soutenir que la politique est en charge de l’organisation
de la coexistence des désirs pluriels qui habitent la cité ? Si oui, comment se constituent, où trouve-t-elle
ses fondements théoriques ? La psychanalyse nous a appris que les signifiants, qui représentent le sujet dans la chaîne
signifiante (« le signifiant représente le sujet pour un autre signifiant »), le sujet les prend au lieu de l’Autre, c’est-à-dire,
pour faire court, chez les instances tutélaires qui lui ont présenté le monde.
Qu’en est-il des signifiants de la politique ? Est-ce à l’intérieur même de la cité, à l’intérieur même du groupe que
ces signifiants vont être prélevés ? Le philosophe Régis Debray avance qu’aucun groupe humain constitué ne peut
fonctionner à partir de référents qui lui appartiennent. Il soutient que tout groupe, pour se maintenir, a besoin d’une référence
qui lui soit extérieure. Il appelle cela l’axiome d’incomplétude qu’il réfère au Théorème de Kurt Gödel.[4]
Rappelons par exemple qu’une congrégation religieuse quelle qu’elle soit, fonctionne toujours grâce au lien que constitue
la croyance dans une entité qui la dépasse et lui est absente.
Une des idées que l’on pourrait proposer à notre réflexion serait de savoir si l’on peut faire un lien entre le manque à être
du sujet de l’inconscient et l’incomplétude d’un groupe d’individus au sein d’une culture, une nation, une civilisation ?
La psychanalyse s’attache à étudier comment fonctionne la parole dans le champ du langage. L’animal compliqué de langage
se distingue radicalement dans le règne animal. Séparé du monde des instincts il est immergé dans la dynamique pulsionnelle.
Le ça freudien , lieu des passions indomptées, réservoir des pulsions, pousse sans cesse à franchir la digue du refoulement.
Cela n’est bien sûr pas sans conséquence sur la vie en collectivité. Le politique aura donc pour mission de gérer la coexistence
d’exigences pulsionnelles souvent opposées. On sait depuis Freud et son essai « Au delà du principe de plaisir »[5] que
ce vers quoi tend le régime pulsionnel n’est pas la simple obtention du plaisir mais un au-delà qui est le monde de la jouissance
articulée à la pulsion de mort. C’est peut-être cette notion de jouissance qui peut faire pont entre ce que l’on nomme le politique
et ce que peut être la politique.
Je poserais comme hypothèse que le politique relève d’une de ces fictions, qui selon Valéry[6] font élever une société de
la barbarie jusqu’à l’ordre. Le politique inscrit une société dans le monde du symbolique en la soustrayant au monde de
la barbarie qui est l’ère des faits. Le politique ne se concevrait que comme la mise en dialectique de la présence de choses
absentes[7]. C’est, à mon sens, sur les rails symboliques du Politique que va circuler la politique avec son cortège
de jouissances. On connaît bien la sentence de Lacan dans son séminaire « La logique du fantasme » :
« …, il y a peut-être un moment où, quand on sera revenu à une saine perception de ce que Freud nous a découvert,
on dira, je ne dis même pas : la politique c’est l’inconscient, mais tout simplement, l’inconscient, c’est la politique. [8]
Ceci pour bien marquer la différence que je ferais entre le politique, lieu des fictions nécessaires au vivant humain du fait
de sa prise dans la symbolique langagière et la politique, lieu mouvant et mobile de toutes les jouissances et de tous les
fantasmes que le réel de la jouissance nous impose.
La science politique aurait-elle alors l’exigeante mission de sans cesse ramener la politique à la dignité du politique ?
Mais pour aborder cette très prétentieuse problématique encore faut-il savoir, avec clarté et précision de quoi nous allons
parler lorsque nous parlons de science politique.
[1]Les interventions sur ce thème peuvent être consultées sur le site : espace setois de recherche et formation en psychanalyse
[2]Ibid.
[3]J. Lacan, L’envers de la psychanalyse, séminaire XVIII, Le Seuil, 1991, p.132.
[4]Régis Debray, Critique de la raison politique, Gallimard, 1981, pp. 255 et seq.
[5]Sigmund Freud, 1920, in Essais de psychanalyse, Petite bibilothèque Payot.1990, pp. 42 et seq.
[6]Paul Valéry, Oeuvres I : «Variétés ». Bibliothèque de la Pléïade. Paris, Gallimard, 1957, pp. 508 à 517.
[7]Ibid.
[8]Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XIV, « La logique du fantasme », séance du 10 mai 1967, site ELP.