Paroles singulières en Méditerranée

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PAROLES SINGULIÈRES EN MEDITERRANEE

24/03/2018 Laurent Dumoulin "Le grand secret du tango"

                                                                       Le grand secret du tango

                                                                                            Laurent Dumoulin

 

Lorsque Jean-Louis m’a proposé d’intervenir, ma première idée était de traiter le Tango comme une conséquence du « il n’y a pas de rapport sexuel »,
thèse que développe longuement Lacan à la fin de son enseignement. Au fur et à mesure de mon travail, ma focale s’est plutôt décalée vers la question
de l’objet et la notion de partenaire. Il y a ainsi eu déplacement du « il n’y a pas de rapport sexuel » à un autre « il n’y a pas », celui que Lacan
formule dans le Séminaire VI : « 
le grand secret de la psychanalyse, c’est – il n’y a pas d’Autre de l’Autre »[1]. Mon titre en est l’écho.

 

 La petite fanfare

 Avant d’en arriver là, commençons par la fin, par la fin du bal de tango. Il s’achève toujours de la même façon : l’ultime tango joué, celui qui clôt
toutes les milongas de la planète, c’est la cumparsita, « la petite fanfare ».

Certains analysants de Lacan ont pu témoigner qu’il lui arrivait de dire « c’est votre petite musique, c’est votre style », pour souligner ce que
chacun se vouait à répéter à son insu, et ce qui lui était par là-même de plus singulier… et l’on se rappellera que les Écrits s’ouvrent sur cette phrase :
« le style c’est l’homme même ».[2]
 

Dans le bal de tango, la cumparsita est « quelque chose qu’on retrouve toujours à la même place »[3], pourrait-on dire en reprenant une définition
du réel que Lacan a donné, dans le Séminaire II. 20 ans plus tard, dans la conférence de 1974, intitulée « La troisième », il fait un pas de plus quant à
cette place : « c’est la place qu’il [le réel] découvre, la place du semblant »[4]. Lacan joue là de l’équivoque sur découvre, entre gain de savoir,
et dévoilement. Le réel fait vaciller les semblants, par son insistance à revenir à la même place.

Alors, pour tout cela, prenons cette petite fanfare au sérieux. Je vous en lis une traduction, d’Henri Deluy. Vous allez voir, c’est très joyeux.
On perçoit là pourquoi est devenu fameux le dire selon lequel « le tango est une pensée triste qui se danse ».

« Si tu savais, dans mon âme règne encore cet amour que j’ai eu pour toi.

Qui sait, si tu savais, je ne t’ai jamais oublié.

Tu reviendrais sur ton passé, tu te souviendrais de moi.

Les amis ne viennent plus, pas même pour me rendre visite, personne pour me consoler de mon chagrin.

Depuis le jour de ton départ j’ai cette douleur dans ma poitrine.

Qu’est-ce que tu as fait petite, de mon pauvre cœur ?

Dans la chambre abandonnée, le soleil du matin ne se penche plus à la fenêtre, comme quand tu étais là.

Et le petit chien, mon compagnon qui ne mangeait plus depuis ton départ, de me voir seul l’autre jour, il m’a laissé, lui aussi. »

Voilà donc sur quoi se clôt le bal : une terrible, pathétique, et insistante plainte. La plainte, pour un psychanalyste, c’est précieux : c’est par ce biais là
que se présentent les patients. Il y a psychanalyse parce qu’il y a malaise, malaise trouvant à se dire via une plainte.

Mais si la plainte est précieuse, le psychanalyste n’en est pas dupe. Il sait, de sa propre expérience – « sur son propre corps »[5] – que la plainte
est un voile, qu’elle n’est pas seulement insatisfaction, mais belle est bien une satisfaction paradoxale, qu’elle a à voir avec la jouissance – d’en être une,
ou de la chiffrer.

Un psychanalyste recevant un patient se plaignant avec une intensité identique à l’homme mis en scène dans ce tango ne manquerait pas de chercher,
par exemple, quelle obscure satisfaction gît dans ces gémissements ; et dans le même temps, quels reproches n’ont pas pu être adressés à cette si
merveilleuse femme partie, parée de toutes les qualités.

Partons de l’idée que cette répétition immuable de la cumparsita à la fin du bal fait signe d’un réel en jeu dans le tango : le tango serait une tentative
de traiter un réel, ou plutôt il s’originerait d’un réel. Ce sera là notre hypothèse.  Restera à spécifier : de quel réel est-il question ?

Dans cette traduction nous entendons comment se croisent les figures de la femme absente et de l’homme aux prises avec sa solitude, mais aussi celle
du savoir, du corps, et du message adressé à l’Autre. Autant de fictions, de semblants, autour desquels s’enlaceront les corps dansants,
c’est à dire… les corps jouissants.
 

Le cycle de conférences qui nous occupe aujourd’hui est intitulé « psychanalyse et danse ». Mais le tango ne se laisse pas résumer à sa seule
dimension de danse. Il est par ailleurs musique, chant, folklore, poésie, tradition, littérature, pratique sociale, objet de commerce…

 

Origines 

Une première difficulté s’accroche à la lettre même : ce signifiant, tango, d’où vient-il ? 

Que de controverses à ce sujet ! 

Les uns le rapportent à l’espagnol « tangir », lui-même dérivé du latin « tangere » : toucher, ou palper, inscrivant d’emblée le tango dans la rencontre
des corps. D’autres soutiennent son origine africaine : « tango » serait le nom, ou le son d’un tambour. D’autres hypothèses le renvoient
aux langues quechuas.

Le mot même « tango », dans son origine indéterminable, est un fruit de l’histoire, histoire que nous prendrons dans l’acception qu’en donne Lacan
dans son texte « Joyce le symptôme » lorsqu’il écrit qu’elle n’est « rien de plus qu’une fuite, dont ne se racontent que des exodes. […]
Ne participent à l’histoire que des déportés : puisque l’homme a un corps, c’est par le corps qu’on l’a »[6].

Lacan aborde ainsi l’histoire par le biais de la rencontre des corps déplacés, et aussi sous le sceau de la perte ; mais surtout dans la dimension de
 ce qui se raconte, là encore, il est question de fiction.

Le tango est fils de l’histoire parce qu’avant d’être une mise en scène de la rencontre des corps, il est la conséquence même d’une rencontre
des corps exilés, déplacés, en mouvement De là s’originent les corps dansants.
 

Entre Europe ; Afrique, et enfin Amérique native ; le Tango est sans cesse tiraillé, à l’image de l’Argentine, entre langue du colonisateur,
de l’esclave, et du natif. En cela il est une formation historique et culturelle : il opère un nouage entre ces trois continents. Son moment
d’émergence est celui du pic d’immigration dans l’Argentine citadine en plein développement. Il se développe au moment où des hommes seuls
arrivent en masse, et se retrouvent, comme toujours lorsqu’il s’agit de « migrants », regroupés, à l’écart, entre eux. Il s’agit alors, avec les moyens
du bord d’inventer de quoi rendre l’exil supportable ; mais aussi d’inventer, à partir de celui-ci, une façon de faire lien social. Musique, chant
et danse y œuvrent. Par emprunts divers, le tango prend forme.
 

Il est intéressant de souligner comment de ses premières apparitions à son âge d’or, le tango évoluera radicalement. À ses débuts, au son
des tambours et candombe, et sur fond de paroles gouailleuses et grivoises, il est danse festive et canaille, c’est ce tango-là qui se danse dans
les conventillos, où se retrouvent les hommes immigrés ; tout autant que dans les bordels et lupanars florissant à Buenos-Aires.
La figure de l’homme est alors tout l’inverse de celle de la cumparsita : il est le macho, ne craignant personne, et défiant le rival
couteau à la main… Un homme qui en a, qui en tout cas a un certain usage de la signification phallique.

Dans le même temps qu’il s’embourgeoise, qu’il quitte les faubourgs pour les salons, le tango se prend au sérieux. Sa forme canonique
se fixe. Un homme et une femme, dansent asymétriquement. La séduction se met en scène sur fond dramatique : l’affect de tristesse est
au premier plan, tant de la musique que des paroles. Du bandonéon au chanteur, tous pleurent… tous, au masculin. Côté femme,
il ne s’agit pas tant d’affect que d’absence.

Ainsi observe-t-on une bascule : le marlou flamboyant vire en abandonné éploré, la putain accessible, quant à elle, vire en femme absente.

 

Danser autour du manque 

Ce parcours autour de ce que l’on pourrait appeler en suivant Freud, l’ombilic du tango, ce point d’indéfinissable, nous enseigne comment
le tango est, tant par ses origines que par son sujet, une mythologie de la perte. Exil, absence, séparation, métissage, fuite du sens sont
autant de figures de ce à quoi cette formation sociale s’attache : le manque.
 

Notons d’emblée le paradoxe, flagrant dans le texte de la cumparsita.

D’un côté, nous assistons à une fuite de l’éros : la vie se retire de la scène. En effet, suite au départ de La femme, les amis, le soleil,
et jusqu’au petit chien, ne viennent plus, s’enfuient. Ce n’est pas « la terre tourne autour du soleil » mais « la vie tourne autour de La femme ».

D’autre part, si en effet l’homme reste seul… il n’en est pour autant, pas tout seul. Il est seul avec sa plainte, sa lamentation,
son désespoir… Autant de fictions du « là où ça souffre, ça jouit ». Au fond, là est le grand scandale de la psychanalyse : soutenir l’idée
que ce dont un sujet se plaint, d’une étrange façon le satisfait. La jouissance, donnons-lui son nom, d’être autistique et impartageable est
pour le sujet un partenaire d’autant plus sérieux. D’accueillir la plainte d’un sujet, sans en être dupe, un analyste soulève une question :
avec qui, ou plutôt avec quoi, fait-il couple ? Qui est son véritable et essentiel partenaire ?
 

Avant d’examiner cette question, restons encore quelques minutes à la milonga… Si certains détails peuvent bien sûr varier, une milonga
à Paris ressemblera beaucoup à une autre… à Buenos-Aires, à Tokyo, où à San-Francisco. De bals en bals, le dépaysement est
très relatif… un peu comme dans une église !
 

En effet, nombre d’invariants, de rituels pourrions-nous dire, assurent au bal la persistance de sa forme, garantissent les retrouvailles,
ordonne le chaos de la rencontre des corps. Citons quelques-uns de ces invariants :

- Nous l’avons dit plus haut, la fin du bal est immuable. La suite par contre, est à inventer par chacun des danseurs…

- Les déplacements des danseurs sont codifiés : le bal tourne, et toujours dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. Un interdit
s’impose à tous : il est interdit de reculer.

- Le bal en lui-même est structuré : il est découpé en séquences de 4 tangos, séquences appelées tandas. L’invitation est faite
au début de celle-ci. Le couple danse une tanda, et se défait… Le battement symbolique – variante de la dialectique aliénation/séparation –
est ainsi organisé Pour souligner la coupure, entre chaque tanda, durant ce moment appelé cortina,  une musique autre que le tango
est jouée… salsa, rock, jazz… c’est un moment intense, celui où s’échangent les regards.

- Venons-en au plus passionnant : comment se rencontrent les corps ? En en passant par un rite… L’invitation est codifiée.
L’homme et la femme se regardent : la mirada. L’homme invite d’un mouvement de tête, la femme acquiesce d’un hochement : el cabeceo.
Tout cela se déroule à distance, sans qu’aucun mot ne soit échangé... ni pour demander, ni pour refuser. Là, sont particulièrement
en jeu voix et regard, le second venant comme suppléer au premier dans la dimension de la demande. Deux semblables, qui par
le truchement du regard, voient leurs êtres, leurs êtres de désir, nommés, cela ne peut pas ne pas évoquer le stade du miroir.
Là est une première version du partenariat chez Lacan : au commencement était le partenaire-image.

L’ensemble de ces codes, fixes, viennent figurer une sorte de mode d’emploi de la rencontre entre un homme et une femme.
Ils sont en quelques sorte une tentative, illusoire, de limiter le malentendu, de borner la dimension potentiellement infinie de la rencontre de l’Autre.
 

Ces invariants du bal, sont-ils très différents de ce que dans notre jargon nous appelons « le cadre » ?  Dans l’histoire de
la psychanalyse la question du cadre, des standards érigés en garants de la cure dite « type », a eu une importance phénoménale.
C’est le prétexte de divergences quant aux séances à durée variables qui a valu à Lacan ce qu’il a pu nommer son excommunication.

Cette dimension de la rencontre balisée par les codes, c’est à dire rencontre sur fond de mode d’emploi, c’est ce que nous pourrions nommer
avec Lacan « tuché sur fond d’automaton ». Lacan a fait de la dimension de la contingence, une dimension essentielle de la vie pour l’être parlant.
Voilà notamment comment il la définit dans Encore : « La contingence, je l'ai incarnée du cesse de ne pas s'écrire. Car il n’y a là rien d'autre
que rencontre, la rencontre  chez le partenaire des symptômes, des affects, de tout ce qui chez chacun marque la trace de son exil,
non comme sujet mais comme parlant, de son exil du rapport sexuel »[7].
 

Ainsi, en toute logique, la question de la rencontre, nous amène à celle du partenaire. Mais alors, au tango, avec qui danse-t-on ?
À partir de quels infimes détails, de quels invisibles ou indicibles traits, un homme et une femme se choisissent-ils pour s’étreindre,
le temps d’une tanda ? Sans doute ces raisons sont aussi obscures que celles qui peuvent conduire un sujet à choisir de s’adresser
à tel ou tel analyste… Poussons l’analogie plus loin : à la question « avec qui danse-t-on le tango ? », substituons « à qui parle-t-on en analyse » ?
Et en ce sens interrogeons-nous : comment commence une analyse ?

 

La demande d’analyse  

Quand prend-on rendez-vous avec un psychanalyste ? Réponse rapide : quand on souffre. Quand on souffre d’un symptôme, c’est-à-dire
d’un petit quelque chose qui nous embarrasse, là où on aimerait qu’il n’y ait rien. Le symptôme c’est le petit caillou, parfois énorme,
dans la chaussure, qui vous gêne.

Une inhibition trop invalidante, des pensées qui vous taraudent, votre corps qui n’en fait qu’à sa tête, des choix malheureux qui se répètent…
et vous n’arrivez pas à vous débrouiller de cela, de ce symptôme qui a tous les traits d’un encombrant partenariat.
 

Le terme de « partenariat » est particulièrement éclairant pour penser tant la question du lien à l’Autre chez l’être parlant, et par-delà,
le dispositif analytique ou la danse dite « de couple ».

En ce sens je me suis appuyé pour préparer ce travail sur un texte de Jacques-Alain Miller, intitulé « la théorie du partenaire »[8],
texte spécifiant comment « 
Avoir recours à l’analyse, c’est finalement toujours substituer un couple à un autre, ou au moins superposer
un couple à un autre »[9]
 

Car en effet, ce qui pousse un sujet à demander une analyse, c’est l’insupportable du partenariat qu’il entretient, à son insu le plus souvent,
avec un autre. Qu’il s’agisse d’un autre en chair et en os (son conjoint, son enfant, son patron, un parent…), de son propre corps,
ou de ses propres pensées : le sujet demandant une analyse se plaint d’un autre, avec lequel, il entretient, de façon obscure, un partenariat décidé et décisif.

Ainsi donc, une analyse débute à partir d’une rencontre, dans le corps, avec un partenariat insupportable. Comment penser ce « ça ne va pas ? »,
cette inadéquation fondamentale du partenariat…

 

Le partenariat avec l’objet de la pulsion

Pour la psychanalyse, un sujet entretien un partenariat avec l’Autre : là s’ouvre le champ du désir, dans ses extravagances… Mais, par ailleurs,
un sujet fait également couple, via son fantasme, avec un objet, un objet bien particulier : celui de la pulsion.
 

Miller dit ceci à propos de cette disjonction du champ du désir et de la pulsion :

« Mais il y a aussi autre chose que le désir. Il y a la jouissance et à ce niveau-là justement, on ne peut pas se reconnaître soi-même.
À ce niveau-là on n’a pas de partenaire humain que ce soit de l’autre sexe ou du même sexe. Là, il y a une exigence qui est sans relâche,
qu’on appelle dans les termes de Freud, la pulsion. Une exigence qui ne s’étanche pas comme la soif, qui ne s’assouvit pas comme la faim,
une demande impérative, absolue, qui ne se formule pas en mots mais qui est insatiable, qui en veut toujours plus, qui ne connait pas
de limites ni de temps mort. Elle n’a pas de visage, elle n’a pas de tête, elle est acéphale. Elle n’est pas non plus accrochée à la personne de l’autre,
elle ne
cherche qu’à s’accomplir, qu’à boucler sa boucle sur elle-même par le moyen de quelque chose qui permette au corps de jouir de lui-même.
Ce quelque chose qu’il faut à la pulsion, et sans quoi c’est l’angoisse, Freud l’a reconnu d’abord dans différents morceaux de corps
mais il s’est aussi aperçu que ces morceaux de corps étaient aussi remplaçables par des leurres, par des semblants ».[10]
 

De la dimension du désir à celle de la pulsion, la théorie de partenaire deviendrait donc théorie du manque de partenaire. Nous retrouvons ici
un signifiant que nous avions isolé comme essentiel dans le tango : le manque. Le tango serait une façon de danser avec le partenaire maquant.
 

Avant de nous pencher sur la question de la jouissance, intéressons-nous à celle du manque. La psychanalyse peut dire quelque chose du tango,
particulièrement du fait de cette affinité : ils traitent chacun du rapport qu’entretient les êtres parlants au manque.

Castration, frustration, privation, objet partiel, insatisfaction, sujet divisé, ratage, béance, non-rapport… sont parmi bien d’autres,
autant de terme qui chez Freud ou chez Lacan témoignent de l’intérêt majeur que la psychanalyse porte à la dimension du manque.

Si cette dimension traverse tout l’enseignement de Lacan, un moment en particulier m’a semblé à même d’éclairer le sujet qui nous intéresse aujourd’hui.

Dans le Séminaire IV, La relation d’objet, Lacan se penche longuement sur ce qu’il va proposer de substituer à la « relation d’objet » :
la « relation au manque d’objet ».

Il développera notamment une catégorisation du manque en trois formes : privation, frustration, castration. Chacune de ces formes se spécifiant
de la nature réelle, imaginaire ou symbolique, de l’objet, mais aussi du statut de l’agent…

Dans l’établissement qu’il a pu faire de ce Séminaire, Jacques-Alain Miller a regroupé les 6 premières leçons sous le syntagme
de « théorie du manque d’objet ».
Sous cette formule court cette question : pourquoi l’objet est-il nécessairement manquant ?

 

Trouvailles et retrouvailles 

Dès la première leçon du Séminaire IV, Lacan propose, en contrepoint à la place centrale que semble avoir pris dans la psychanalyse postfreudienne
ladite « relation d’objet », un retour aux Trois essais sur la théorie sexuelle.
 

La phrase décisive du texte de 1905 quant à la conception freudienne de l’objet est celle-ci : « La découverte de l’objet est en réalité une redécouverte. »[11]
Notons que pour Lacan, « findung » et « wiederfindung », mériteraient d’être plutôt traduits par « trouvaille » et « retrouvaille ».

Freud, qui dans ce chapitre des Trois essais, s’intéresse aux « transformations de la puberté », fait ainsi de la rencontre avec l’objet à cet âge de la vie
un temps deux. Cependant, soulignons-le dès à présent, la portée de son dire sera poussée à son maximum par Lacan qui en fera
un temps « toujours déjà deux ». En effet, de devoir en passer par les défilés du signifiant, le sujet lacanien, particulièrement à l’époque du Séminaire IV
est déterminé par l’ordre symbolique qui lui préexiste. Cela rend l’objet nécessairement perdu, donc toujours à retrouver. Ce ne sont pas ici les pertes réelles,
les aléas de la vie, les séparations qui donnent à l’objet le statut d’objet perdu.  Cette perte est bien plutôt son dû que prélève le langage.
 

Lacan commente cela de façon limpide, rendant ainsi saillant ce qu’ont de radicalement différent objet freudien et post-freudien :

« Il ne s’agit nullement de l’objet considéré dans la théorie moderne comme étant l’objet pleinement satisfaisant, l’objet typique, l’objet par excellence,
l’objet harmonieux, l’objet qui fonde l’homme dans une réalité adéquate, dans la réalité qui prouve la maturité, – le fameux objet génital.
[…] Freud nous indique que l’objet est saisi par la voie d’une recherche de l’objet perdu. Cet objet qui correspond à un stade avancé de la maturation
des instincts est un objet retrouvé, l’objet retrouvé du premier sevrage, l’objet qui a d’abord été le point d’attache des premières satisfactions de l’enfant.
Il est clair qu’une discordance est instaurée par le seul fait de cette répétition. »[12]

 

Annonce de l’objet a, et du rapport sexuel qu’il n’y a pas 

En soutenant, via un retour à la lettre freudienne, l’idée d’un objet toujours déjà perdu, Lacan met à mal l’idée d’une norme possible pour l’être parlant.
En effet, la norme postfreudienne visant à l’établissement d’une relation d’objet génitale satisfaisante et adaptée, est antinomique d’une prise au sérieux
de l’apport freudien d’une nécessaire, structurelle, inadéquation de l’objet.

Inadéquat, manquant, raté, tantôt absent ou présent, articulé à l’Autre via la dialectique du refus et du don, toutes ces caractéristiques de l’objet
tel qu’il est spécifié dans le Séminaire IV préfigurent en quelque sorte l’objet a à venir.
 

Tout aussi bien, cette « théorie du manque d’objet » est un embryon de ce que Lacan énoncera plus tard comme « il n’y a pas de rapport sexuel ».
Si l’impact du signifiant sur le corps rend nécessairement l’objet manquant, dans le même temps il échoue à écrire le rapport sexuel.
Prenons par exemple cet énoncé tiré de Radiophonie : « […] le signifiant n’est pas propre à donner corps à une formule qui soit du rapport sexuel.
D’où mon énonciation : il n’y a pas de rapport sexuel, sous-entendu : formulable dans la structure »[13].

Le rapport qu’entretient au langage l’être parlant est tissé de nécessité et de contingence : il ne peut faire autrement qu’en passer par le langage,
et en même temps, la dimension arbitraire du signifiant fait que la façon dont celui-ci marquera le corps d’un sujet est purement aléatoire.

Du fait de ces deux dimensions du nécessaire et du contingent, surgit l’impossible du rapport sexuel. Avec cet impossible, sur fond de celui-ci,
chaque sujet a à inventer, un par un, un partenariat singulier. C’est sur le fond de semblants et de fictions que peuvent prendre corps
les modes de jouir, dans leurs absolues singularités.

Quel usage des semblants est-il fait dans cette drôle de formation humaine qu’est le tango ? 

 

Le rite civilise la pulsion, et fait consister le secret. 

Pour Lacan, « toute formation humaine a pour essence, et non par accident, de réfréner la jouissance »[14]. Ainsi donc,
en écho à notre questionnement initial – « quel réel traite le tango ? », ce parcours permet d’opérer un léger bougé : « quelle jouissance refrène-t-il ? ».
Le tango est l’invention d’un dispositif permettant une rencontre des corps, c’est-à-dire : permettant à la pulsion de se satisfaire,
soit trouver un circuit. Il fait pour cela particulièrement usage des semblants de l’homme et de la femme. Ces semblants sont codifiés par
le dispositif même du bal tout autant que par l’asymétrie des rôles, et la différence des figures, dans la danse.  

Ne peut-on pas dire qu’en un sens cette rencontre cadrée, codifiée, constitue une sorte de rite au sens où le définit le Larousse :
« Action accomplie conformément à des règles et faisant partie d'un cérémonial
. Manière d'agir propre à un groupe social,
qui obéit à une règle, revêt un caractère invariable ». 

Si le tango est un rite, alors la communauté des danseurs en forme la société secrète : ils se réunissent, en des lieux connus d’eux seuls,
tard dans la nuit, pour réaliser des gestes auxquels il faut être initié…

Borgès a beaucoup écrit sur le tango. Je ne citerai pourtant pas aujourd’hui un de ses textes qui a trait directement au tango,
et pourtant, il me semble que « La secte du phœnix », petit texte que l’on trouve dans son recueil Fictions, a grandement à voir avec
ce qu’on l’on pourrait appeler la dimension rituelle du tango… dont nous soutenons l’idée qu’elle est elle-même ritualisation du rapport entre les sexes.
 

« Sans un livre sacré qui les rassemble, comme les Écritures rassemblent Israël, sans un souvenir commun, sans cet autre souvenir qu’est une langue,
dispersés, à la surface de la terre, différents par la couleur et les traits, une seule chose — le Secret — les unit et les unira jusqu’à la fin des temps. 

J’ai compulsé les informations des voyageurs, j’ai conversé avec patriarches et théologiens ; je peux certifier que l’accomplissement du rite est
la seule pratique religieuse observée par les sectaires. Le rite constitue le Secret.

Celui-ci, comme je l’ai indiqué, se transmet de génération en génération, mais l’usage veut qu’il ne soit enseigné ni par les mères à leurs enfants,
ni par des prêtres ; l’initiation au mystère est l’œuvre des individus les plus bas.

L’acte en soi est banal, momentané et ne réclame pas de description.

Il n’y a pas de temples consacrés spécialement à la célébration de ce culte ; mais des ruines, une cave ou un vestibule sont considérés
comme des lieux propices.

Le Secret est sacré, mais il n’en est pas moins un peu ridicule ; l’exercice en est furtif et même clandestin, et ses adeptes n’en parlent pas.
Il n’existe pas de mots honnêtes pour le nommer, mais il est sous-entendu que tous les mots le désignent ou, plutôt, qu’ils y font inévitablement allusion ;
ainsi, au cours du dialogue, j’ai dit quelque chose et les adeptes ont souri ou bien ils ont été gênés, car ils ont senti que j’avais effleuré le Secret.

J’ai mérité l’amitié de nombreux dévots du Phénix dans trois continents. Je suis persuadé que le Secret, au début, leur parut banal, pénible,
vulgaire et (ce qui est encore plus étrange) incroyable. Ils ne voulaient pas admettre que leurs ancêtres se fussent rabaissés à de semblables manèges.

Il est étrange que le Secret ne se soit pas perdu depuis longtemps ; malgré les vicissitudes du globe, malgré les guerres et les exodes, il arrive,
terriblement, à tous les fidèles. Quelqu’un n’a pas hésité à affirmer qu’il est devenu instinctif. »[15]
 

Vous avez peut-être éprouvé qu’au fil des mots… on ne sait plus de quoi Borgès parle. Cela, à mon sens, tient à ce qu’il parle de ce qu’on en commun
à toutes les formations humaines : un indicible réel.

Dans ce texte, une formule me saisit à chaque fois que je la lis : « le rite constitue le secret ». Comment l’interpréter ? « Constituer », veut dire tant établir,
que rassembler des éléments pour créer un ensemble, un tout. Le rite établirait le secret, unifierait les hétérogènes. En cela, le rite est ce qui donne
consistance au Secret. Sous-entendu, c’est parce qu’il y a rite, qu’il y a secret. Autrement dit : le secret en lui-même est inconsistant. Voilà qui nous renvoie,
invariablement, une fois de plus aux dimensions du manque-à-être, de l’absence, de la perte, du « il n’y a pas ». Le Secret a besoin du rite… comme le sujet
a besoin de l’Autre, pour en retour, être fondé, nommé, défini, constitué.
 

Revenons pour conclure à ce passage du Séminaire VI auquel fait écho le grand secret du Tango: « Le grand A barré veut dire ceci. En A – qui est,
non pas un être, mais un lieu de la parole, le lieu où repose, sous une forme développée, ou sous une forme enveloppée, l’ensemble du système
des signifiants, c’est-à-dire le langage – il manque quelque chose. Ce quelque chose qui y fait défaut ne peut être qu’un signifiant, d’où le S.
Le signifiant qui fait défaut au niveau de l’Autre, telle est la formule qui donne sa valeur la plus radicale au S(
A) [ S de grand A barré].
C’est si je puis dire, le grand secret de la psychanalyse. Le grand secret, c’est – il n’y a pas d’Autre de l’Autre. »[16]

Plus loin, il ajoute : « il n’y a dans l’Autre aucun signifiant qui puisse dans l’occasion répondre de ce que je suis »[17] 

Jacques-Alain Miller a proposer de considérer ce Séminaire VI comme une bascule radicale dans l’enseignement de Lacan. Il a proposé de le lire
comme le Séminaire à partir duquel Lacan va déconstruire et démanteler pas à pas ce qui avait tenu jusque-là le rôle d’Autre de l’Autre :
la métaphore du Nom-du-Père. L’écriture S(
A) [ S de grand A barré] préfigure le, encore à venir, « Il n’y a pas de rapport sexuel ».  

En écho à cet énoncé, nous pourrions, après ce long parcours dire que « le grand secret du Tango, c’est qu’il n’y a pas de danse de couple ».
D’être ordonné par des semblants, et des codes, le tango constitue le secret, le secret d’une danse de couple qu’il y aurait, c’est-à-dire une façon
de croire à un rapport sexuel qu’il y aurait, qui pourrait s’écrire avec des signifiants garantis par l’Autre.

Or, tant « homme » que « femme » ne sont que des semblants. Il n’y en a nulle part de définitions. Par ailleurs, le fait qu’il y ait pulsion
substitue à l’idée de couple celle de partenariat. D’ailleurs, cette consistance du partenariat est toute relative, plutôt devrions-nous dire
quelque chose comme rencontre de solitudes jouissantes.

Nous voilà à la fin du bal, à l’heure de la cumparsita. Jouons le jeu du rite, mais sur une version à peine autre. Celle de Leo Ferré
qui chante « Mister Giorgina ». Giorgina, cela veut dire accordéon en argot italien. Ainsi, Ferré, qui s’y connaissait en solitude,
sait bien quel est le vrai partenaire de l’accordéoniste…  Ce qui l’occupe : rien d’autre que son biniou.

Tu joues tu joues d'l'accordéon
Dans un bistro qui n'a plus d'nom
Tell'ment les gens sont habitués
A y danser à y danser
La comparsita
Que tu leur joues toutes les nuits
Pour un salair' qui fait pas d'bruit
Car ton métier c'est d'fair' danser
C'est d'fair' danser

Mister Giorgina

Toi les frangin(e)'s qui vienn'nt guincher
Avant d'se fair' comparsiter
Tu les regardes avec tes doigts
T'as l'œil qui joue en do en fa
La comparsita

Au fond tout ça toi tu t'en fous
T'as qu'un copain c'est ton biniou

Tu joues Schubert mais c'est plus cher
Mais c'est plus cher
Mister Giorgina



[1] Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, La Martinière / Le Champ Freudien, 2013, p.353.

[2] Lacan J., « Ouverture de ce recueil », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p.9.

[3] Lacan J., Le Séminaire, livre II, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil/Le Champ Freudien, 1977, p. 342.

[4] Lacan J., « La troisième », La cause freudienne n°79, Paris, Navarin, 2011, p. 15.

[5] Freud S., Introduction à la psychanalyse, Paris, Petite bibliothèque Payot, 2015, p.15.

[6] Lacan J. « Joyce le symptôme », Autres Écrits, Paris, Seuil, 2001, p.568.

[7] Lacan J. , Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1975, p.132.

[8] Miller J.-A., « La théorie du partenaire », Quarto, n°77, ECF, 2002, pp. 4-36 de l’édition numérique.

[9] Ibid., p.8.

[10] Miller J.-A., « L’invention du partenaire », inédit, 4e épisode de la série « Histoire de… psychanalyse »,
diffusée sur France Culture, le 16 juin 2005.
http://www.causefreudienne.net/linvention-du-partenaire/

[11] Freud S., Trois essais sur la théorie sexuelle, Paris, Petite bibliothèque Payot, 2014, p. 196.

[12] Lacan J., Le Séminaire, livre IV, La relation d’objet, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1994, p.15.

[13] Lacan J., « Radiophonie », Autres Écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 413.

[14] Lacan J. « Allocution sur les psychoses de l’enfant », Autres Écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 364.

[15] Borgès J.-L., « La secte du phénix », Fictions, Paris, Gallimard, Folio, 1974, p. 175-176.

[16] Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation, op.cit., p.353.

[17] Ibid., p. 354

 

Intervenants

Interventions

 ACF-VD
Jean-Claude Affre
Dr Marie  Allione
Claude Allione
Bernard Baas
Dr Arielle Bourrely
Professeur Claude-Guy Bruère-Dawson
Lionel Buonomo
Pr Jean-Daniel Causse
Philosophe Jean-Louis Cianni
Jomy Cuadrado
Dr Marie-José Del Volgo
Guilhem  Dezeuze
Dr Jean-louis Doucet
Laurent Dumoulin
Dr Jean-Richard Freymann
Eva-Marie  Golder
Professeur Roland Gori
Jean-Paul Guillemoles
Bernard Guiter
Rhadija  Lamrani Tissot
Dr Patrick  Landman
Dr Michel Leca
Gérard Mallassagne
Dr Augustin  Ménard
Professeur Michel  Miaille
Dr François  Morel
Daniel Nigoul
René  Odde
Aloïse Philippe
Professeur Gérard  Pommier
Professeur Jean-Louis Pujol
Dr Jean Reboul
Dr Marie-Laure Roman
Franck Saintrapt
Professeur Bernard Salignon
Rajaa Stitou
Dr Bernard Vandermersch
Dr Marcel Ventura