TEXTE Jean-Louis Doucet - Du cri à l'écrit : le désir de l'analyste en question
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Du cri à l'écrit : le désir de l'analyste en question
« La mort dans un cri et l'enfant dans la vie », c'est le dernier vers du poème de Jacques Prévert : « Premier jour » où avec tout son génie il décrit la mort en couche d'une jeune femme et la venue au monde de son enfant. J'ai, l'année dernière, était bouleversé par la représentation de la pièce de Fédérico Garcia Lorca : ''Noces de sang''[1] où ce dernier martèle à plusieurs reprises la problématique qui est celle de ''La recherche de la racine obscure des cris''.
C'est à partir de là que j'oserais aborder la problématique du désir de l'analyste.
Le cri n'est-il pas la forme la plus archaïque de la demande ? Ou, plutôt, ce cri énigmatique qui accompagne l'entrée dans la vie n'est-il pas la première ''offre'' faite par la vie, in statu nascendi, à l'Autre qui peut l'accueillir comme une première demande ?
La question du désir de l'analyste doit être, à mon sens, abordée exactement de la même manière que celle du désir de l'analysant et donc être située dans ses rapports au besoin et à la demande. La question qui est plus singulière est celle du pourquoi du passage de la position d'analysant à celle d'analyste.
Lacan soutient que le désir se produit dans un au-delà de la demande et qu'il se creuse dans son en-deçà.
L'au-delà de la demande, quand le besoin est suffisamment satisfait par l'Autre, est le lieu d'où peut surgir le désir en tant que celui-ci est intransitif, le désir est sans objet. Il ne répond pas au besoin et doit être affranchi de toute demande. Il n'est le serf ni du besoin ni de la demande mais il en est le produit.
Il y a un en-deçà de la demande car celle-ci est par essence ambivalente, elle est demande de la présence et de l'absence, de l'aliénation et de la séparation. C'est le manque à être consubstantiel au parlêtre qui le condamne à demander à perpétuité. Le désir naît de ce creuset où le vide créé par la séparation aspire à l'amour, où la plénitude de l'aliénation est négation de l'autre dans la haine, où la lettre reste à jamais indéchiffrable et nous laisse à jamais responsable de ce que nous dirons, la lettre nous contraint à renoncer à toute garantie sur ce dire.
Toute démarche analytique est, à mon sens, toujours radicalement du côté d'une demande, demande d'aller mieux, de moins souffrir, d'y voir un peu plus clair dans ce qui nous empêche dans notre quotidien. On connait la position de Lacan sur l'analyse didactique et nous le suivons dans la critique négative qu'il en a faite. En effet, même si une cure analytique est entreprise dans l'objectif déclaré de devenir psychanalyste, il y a aussi un au-delà et un en-decà de cette demande qui ne répondent pas à un besoin et qui n'échappent pas, eux aussi, aux passions de l'être que sont, selon Lacan, l'amour, la haine et l'ignorance.
Le désir est intransitif, ai-je rappelé, il ne décline pas ses objets , mais il ne se conjugue jamais qu'au singulier. C'est l'Un qui permet l'émergence du désir inconscient. C'est dans la mesure où pourra advenir un dire qui est de l'ordre de l'inouï dans le cadre contenant du transfert, qu'il y a acte analytique et libération d'une parole. Cette parole, parole actée selon Françoise Dolto, personne au monde n'aurait pu la dire que ce sujet-là. Elle est l'oeuvre du sujet, elle est le sujet à l'oeuvre. Elle ne relève pas de la doxa, de « ce qu'on entend ou voit partout » et de ce fait elle est éminemment subversive.
C'est là, à mon sens, qu'intervient le désir de l'analyste dans le sens où celui-ci doit s'exonérer radicalement de toute demande. Il ne s'agit pas de lester le patient avec les énoncés sociaux, moraux, politiques, humanistes, religieux et autres, il s'agit de laisser la parole de l'analysant errer dans les méandres de l'association libre, méandres qu'il est le seul à pouvoir parcourir et d'où pourra surgir une vérité pas-toute dans l'acte de son énonciation.
Ce voyage au bout de la nuit de l'association libre c'est, pour faire image, le trajet d'une analyse. L'acte analytique ce sont les éclairs de lumière qui jalonnent ce trajet et nous permettent in fine, d'accepter d'être ce « rêve d'une ombre : l'homme » comme le soutient Lacan citant Pindare.[2]
Car ces méandres traversent toute la géographie des affects humains, des plus élevés aux plus décadents.
Le désir de l'analyste c'est celui de faire advenir inéluctablement du Un. Ne parons pas ce désir d'une auréole éthique univoque. Les passions de l'être - amour, haine, ignorance - sont, si je puis m'exprimer ainsi, bien à leur affaire dans ce désir de faire émerger une différence. Mais le désir de l'analyste relève de la quête désespérée d'une vérité qui ne sera jamais toute et c'est en cela qu'elle tient au réel.
Je crois que, dans la précipitation du moment de conclure que constitue l'énonciation - l'acte analytique, cette sorte d'Euréka du désir - se trouvent conjoint Eros et Thanatos dans la mesure où, pour qu'advienne du sujet, du Je, il faut à la fois qu'il y ait acceptation de la perte et adresse d'un cri vers l'autre. L'accouchée du poème de Prévert, crie à l'adresse de la vie au moment où celle-ci se dérobe à elle et donne cet enfant en gage de son désir.
Ne cherchons-nous pas dans le travail analytique, sans jamais le trouver, ce que Garcia-Lorca appelle ''La racine obscure des cris'' ? Autrement dit, ne cherchons-nous pas sans relâche, à découvrir ce qui nous pousse à poursuivre dans la voie du désir, cet objet a, ce réel à jamais perdu. Dans Tristes Tropiques, Claude Lévy-Strauss assure que : « Tout effort pour comprendre détruit l'objet auquel nous étions attachés, au profit d'un effort qui l'abolit (…) jusqu'à ce que nous accédions à l'unique présence durable où s'évanouit la distinction entre le sens et l'absence de sens. »
Je dirais que l'acte analytique peut permettre d'advenir à cette présence durable hors-sens, l'énonciation nous permet de ''marcher'' avec ce ''pas de sens'' dont parle Lacan en utilisant toute l’ambiguïté de cette formule. On comprend dès lors, que le désir de l'analyste, ne puisse en aucun cas être du côté d'une ligne de conduite à proposer à son analysant - aussi généreuse que celle-ci puisse être – mais bien plutôt du côté de celui qui donne une direction à la cure afin que, dans le cadre du transfert – lieu de rencontre avec l'inouï (Israël) – du Un puisse advenir.
Le désir de l'analyste ne peut se confondre avec le désir d'être analyste. Je ne sais pas si on choisit vraiment d'être analyste. Je dirais plutôt qu'on choisit d'être analyste... par défaut. Je veux dire par là que des quatre discours qu'a théorisés Jacques Lacan, c'est celui du psychanalyste qui garde notre préférence après avoir flirté avec les autres. Bien sûr, en tant qu'analyste, nous sommes aussi pris dans le tourbillon de ces quatre discours que nous empruntons tour à tour, mais, pour rester dans la métaphore, nous flirtons avec les autres mais c'est avec le quatrième que nous souhaitons construire notre histoire...
[1] Saison du ''off''' 2015. William Mesguich à la mise en scène et dans le rôle principal. Théâtre du Chêne noir.
[2] « Nous ne vivons qu'un jour, un jour furtif et sombre ;
La vie est un éclair entre être et n'être pas ;
C'est l'éclair du néant, c'est le rêve d'une ombre,
C'est le seuil du trépas. »
Pindare. Pythiques, Ode VII. Traduction P.-A Mazure.1838. Gallica, Bibliothèque numérique. Hachette livre BNF