1er février 2025 - Marie-Jean SAURET - Croyance, certitude, semblant
TROIS FAÇONS D’Y FAIRE AVEC LE REEL :
CROYANCE, CERTITUDE, SEMBLANT
UN PARCOURS
Une illusion, écrit Freud, « n'est pas la même chose qu'une erreur, elle n'est pas non plus nécessairement une erreur. [...] Il reste caractéristique de l'illusion qu'elle dérive de souhaits humains ; elle se rapproche à cet égard de l'idée délirante en psychiatrie, mais elle s'en distingue par ailleurs. [...] Dans l'idée délirante, nous soulignons comme essentielle la contradiction avec la réalité effective ; l'illusion, elle, n'est pas nécessairement fausse, c'est-à-dire irréalisable ou en contradiction avec la réalité. [...] Nous appelons donc une croyance illusion lorsque, dans sa motivation, l'accomplissement de souhait vient au premier plan, et nous faisons là abstraction de son rapport à la réalité effective, tout comme l'illusion elle-même renonce à être accréditée ».
Freud, L'Avenir d'une illusion, p.171-172.
Goethe : « Ce que tu as hérité de tes pères, acquiert le pour le posséder »
« Il y a un autre monde mais il est dans celui-ci » nous rappelle Paul Eluard.
L’invitation de Jean-Louis Doucet-Carriere m’a replongé près de 50 années en arrière. Pardonnez ce point de départ autobiographique. Après trois années d’études de théologie, dont deux à l’Université de Strasbourg où j’ai rencontré un enseignement référé à l’éthique de la psychanalyse, j’ai engagé une recherche sur l’Approche psychanalytique des phénomènes de croyance (empiriquement centrée sur les Témoins de Jéhovah). J’en retiens quatre propositions. La première c’est que la croyance suppose de savoir que l’objet de croyance puisse ne pas exister : elle inclut un point d’athéisme, pourrait-on dire, qui est soit masqué par l’adoption d’une « illusion », soit franchi par un acte de foi comme le rappelle Jean-Louis Doucet-Carrière. La deuxième réside dans le constat que le contenu des croyances, quelles qu’elles soient, remplit une fonction qui touche 1) au rapport du sujet à quelque chose qui l’affecte – c’est la dimension singulière –, 2) au social constitué de ceux qui les partagent, et 3) à l’articulation de ces deux registres. Troisième leçon, les sujets disposent de mécanismes divers pour que la croyance résiste à la fois à tout ce qui mettrait en relief ce « point d’athéisme » qui lui résiste – où nous suspectons qu’un réel lui ex-siste : le mécanisme le plus évident a été extrait par Octave Mannoni chez Sigmund Freud et réside dans le déni de ce démenti en provenance du réel – « Je sais bien que cela dénonce ma croyance, mais quand même je la confirme », sur un mode qui est ni plus ni moins que celui avec lequel le pervers met en place son fétiche : « Je sais bien que la mère est châtrée, mais quand même elle a le phallus que mon fétiche incarne ». Et après tout, n’y a-t-il pas dans toute croyance d’allure religieuse un déni de la mort, cet analogon de la castration (Freud), qui homologuerait la religion à la structure d’une perversion fétichiste (cf. le pari de Pascal) ?
La quatrième proposition affirme que la croyance est liée à la structure du langage : ce dernier est pouvoir de symbolisation, il ne peut que représenter ce dont il traite – donc faire exister ce qui n’existe pas, et faire inexister (nier…) ce qui existe, mentir comme créer. Ce qui fait le poids de ce dernier constat, c’est que l’humain – tout sujet – n’habite pas un monde naturel mais le discours qu’il tresse avec le discours de ses contemporains et le discours commun dont ils héritent : dès lors c’est son fantasme (la façon de nouer propre à chacun) qui fournit le cadre de sa réalité en refoulant ce qui touche au réel insupportable (à la jouissance) s’il et névrosé, ou en substituant une réalité délirante (discursive donc) à la réalité partagée s’il est psychotique.
J’illustre cela de quelques faits qui ont jalonné mon étude auprès des Témoins de Jéhovah.
En 1975 les Témoins attendaient le retour du Christ accompagné de Moïse et d’Eli selon ce que prédirait l’Apocalypse : ils venaient chercher 120 000 élus, inaugurant une nouvelle ère. A Toulouse ils se réunissaient au Stadium. A l’heure dite, le trio ne s’est pas présenté. Mais, que je sache, aucun des participants n’avait abandonné les clefs de l’appartement et de la voiture avec laquelle ils étaient venus et qui donc auraient dû être inutiles ensuite puisque pas de retour. S’ils les ont gardées, c’est qu’ils savaient déjà qu’ils auraient à rentrer chez eux. Par contre ils ont changé leur dogme (leur discours), se réjouissant que cet évènement (constitué du non évènement qu’ils attendaient) leur permettait de mieux comprendre le texte sacré… et désormais ils ne fixent plus de date pour la fin des temps : ils ne seront désormais plus jamais pris en défaut... sur ce point. Plus de « dissonance cognitive » (entre l’annoncé et le non réalisé) ainsi que Festinger et Katz le théorisaient. Ou, « je sais bien que la prophétie ne s’est pas réalisée, mais quand même elle demeure vrai… autrement », selon Octave Mannoni.
Madame B., une de mes informatrices, née dans une famille pauvre et catholique avant le Front Populaire, est placée, enfant, par sa mère, comme bonne dans une maison de la haute bourgeoisie catholique : elle y est maltraitée et mal payée. Du coup, elle quitte l’Eglise catholique sans abandonner sa croyance dans (certaines de) ses valeurs et se rapproche des communistes avec lesquels elle retrouve ses idéaux de partage, de solidarité, d’égalité, de défense des plus démunis… jusqu’à la visite de Léon Blum dans une grosse voiture. Son adhésion se rompt sur le champ : comment peut-il parler de pauvreté, lui, si riche ? Et elle se retrouve, après l’une ou l’autre « étape », chez les Témoins de Jéhovah où je la rencontre cinquante années plus tard, défendant les mêmes idéaux qu’au premier jour, ceux forgés dans le catholicisme de son enfance Elle a changé de groupe d’appartenance au moins trois fois, mais pas de « croyance ». Et d’ailleurs, faut-il parler de croyance ou de certitude ?
Ainsi elle me dira que les Témoins de Jéhovah ont toujours existé. La preuve ? Les livres d’histoire enseignent que les premiers chrétiens ont été persécutés par les Romains – c’est-à-dire par l’Eglise Catholique qui s’affiche officiellement romaine. Cette identification quasi délirante de l’Eglise catholique et de l’Empire à la faveur d’un signifiant commun, « romain », lui permettait de forclore le temps historique, de « fusionner » Témoins de Jéhovah et premiers chrétiens, et de constituer un discours d’une stabilité à toute épreuve.
Sur la fin de nos rencontres elle a dû subir une intervention chirurgicale. Celle-ci nécessitait une transfusion sanguine qu’elle refusa : le sang étant le siège de l’âme, une transfusion en ferait une impure indigne de compter parmi les 120 000 élus. Vu son grand âge le chirurgien acquiesça et proposa un ersatz de sang. Comme elle survécut à l’opération, il s’écria au miracle. Il fut remis gentiment mais fermement à sa place par madame B. : les TJ ne croient pas aux miracles, ils ne sont pas crédules comme les catholiques. Elle a survécu parce qu’elle a fait ce qui était prescrit par la Bible et sa conviction en est sortie renforcée si c’était possible. Elle « croit la » Bible et non pas elle « y croit » à la Bible » (la lettre contre l’esprit ?).
A l’époque, mes informateurs T.J. m’ont demandé si j’étais croyant. Je leur ai répondu par ce que je croyais être une pirouette – « Je suis méthodologiquement athée » : ce qui a aussitôt signifié à leurs yeux que j’étais donc croyant ailleurs. Aussi je n’ai pas subi de leur part cette pression à la conversion dont se plaignaient nombre de chercheurs. J’avais entrepris une psychanalyse, et je ne puis dire à quel moment précis la religion m’a quitté. Mais je me garderai bien aujourd’hui d’une pareille formule. Comme madame B. j’ai rejoint ceux qui partageaient l’idéal communiste. Et, lors des dernières municipales j’ai cru trouver dans le mouvement municipaliste une façon de faire avancer cette conception de la vie collective. Je me suis engagé avec Archipel citoyen. Quelle différence avec mon informatrice ?
La réponse à ce qui nous oriente réside, ainsi que l’argument à cette rencontre y insiste, dans l’Ethique. Jusqu’à peu je formulais cette exigence sous la forme de cette question : sur quoi ne puis-je céder sans me renier moi-même ? Celle-ci m’apparait aujourd’hui insuffisante. De fait madame B. pourrait soutenir que c’est précisément ce qu’elle a tenté de maintenir au cours de sa vie – sa foi intangibles en des valeurs finalement garanties par l’interprétation que les Témoins de Jéhovah ont de l’Apocalypse, ou plutôt sa certitude qu’ils sont dans le vrai, voire qu’ils sont le vrai. Or, cette conviction religieuse – quasi paranoïaque – interdit quasiment de prendre une position éthique au sens où nous l’entendons : sens qui est à éclairer.
Parler d’éthique suppose de s’entendre, en effet, sur ce « quoi » auquel chacun est fidèle et doit tenir sous peine de se renier soi-même : de quoi est fait ce « quoi » ? Il me parait constituer le cœur de l’argument qui nous rassemble. Car il ne revient pas au même d’adhérer à un énoncé, à des valeurs, des idéaux, une morale, ou bien de cibler un au-delà des mots, le réel qui met tout savoir en échec et dont le rapport que le sujet entretient avec lui définit la vérité impossible à dire « toute » par les moyens du langage (du signifiants). Il est important de repérer le réel en jeu si l’on ne veut pas que le fait de ne pas céder sur ceci ou cela ne masque un point de certitude, un véritable noyau paranoïaque – au lieu de fonder la nécessité d’une réponse créatrice de la part du sujet – son acte de foi –… Précisément l’éthique est sollicitée lorsque ni rien ni personne n’est là pour dicter notre choix, notre conduite : sur quoi alors régler son pas. Je peux avoir dix bonnes raison rationnelles, logiques, scientifiques, psychanalytiques, etc. de choisir A, mais ce n’est pas la raison objective, la logique ni même la science – ou n’importe quelle figure de l’Autre – qui déterminent mon acte : et j’opte pour B. En un sens le choix dicté par l’Autre quel qu’il soit, même laïc, est religieux. N’échapperions-nous au dictat religieux que par le caprice ?
Il en est ainsi parce que nous parlons à travers le langage et que nous habitons le discours qui à la fois fait lien social et trame pour nous la réalité partagée. Précisons cela. Pour un sujet, ce discours est fabriqué de la tresse des dimensions dont il est constitué (Réel Symbolique et Imaginaire) et du nouage aux tresses de ceux avec lesquels il partage la vie collective (il faudrait y rajouter, j’y ai fait allusion, l’histoire, le discours courant, le politiquement correct, les idéologies dominantes, etc.). Ce discours que nous habitons, nous le tenons autant qu’il nous tient. Ici se mesure l’incidence du langage comme pouvoir de symbolisation. La conséquence du fait qu’il ne permette que de représenter, c’est qu’il nous dérobe donc le réel de ce qu’il évoque. Le réel, je l’ai indiqué, ex-siste au discours (« siste » au dehors). Les mots pour l’aborder ne sont dès lors que du semblant : ils requièrent en un sens notre croyance. Le langage impose au sujet la question de ce qu’il est réellement, mais ne lui permet de se doter en réponse que d’un être de mots, une identité, un moi, mensonger donc – soit qui rate le réel de son être, son être de jouissance après lequel court le désir. Le rapport du sujet à lui-même est en un sens un rapport de croyance, d’illusion qui nourrit les doutes et les plaintes du névrosé « Je ne sais pas qui je suis, je doute de moi, je manque d’assurance, etc. ». Historiquement, l’humain a trouvé une stabilité en étayant cet être de mot sur un être de filiation et en s’inscrivant dès lors dans un ordre généalogique – symbolique, partagé avec d’autres. Je puis au moins me dire fille ou fils de X et en déduire les relations de parenté avec mon entourage, avec qui je peux m’allier et avec qui non – pas de structure de la parenté sans interdit de l’inceste.
Cette façon de procéder oblige alors de s’interroger sur le point de départ de la généalogie, la ou le premier(e), celle ou celui qui n’a pas de parents pour la/le nommer enfant, sinon elle/il n’est pas la/le premier(e). Cet X premier est alors dit réel d’être de fait hors structure de parenté (puisqu’il n’a pas d’avant, hors symbolique) : c’est lui dont les humains font la figure de Dieu pour laquelle ils construisent mythes et religions. Ces grands récits confèrent sens à leur vie, fournissent le social à qui les partage, et Dieu garantit l’autorité de ceux qui le gèrent en son nom jusque dans la famille. Ainsi la croyance ici religieuse participe du processus d’humanisation. C’est cette logique que Freud fonde dans son mythe scientifique de la horde primitive : l’humanité s’extraie de l’animalité en tuant l’animal primordial (ce qui précède le premier) mais en renonçant à la jouissance pour laquelle la horde l’a abattue, en l’érigeant en Totem et en nommant ainsi le père primitif qui ne s’est jamais su père. Le réel du père ex-siste à cette nomination. Si chaque sujet doit repasser par l’Œdipe, c’est que ce père réel est increvable et que pour s’humaniser chacun doit prendre sur lui le meurtre des origines, cette violence « hordinaire » pour reprendre un mot de Jean-Louis Doucet Carrière. Il est drôle de voir la psychanalyse accusée de voler au secours du patriarcat quand elle se fonde, et l’humanité avec, sur le meurtre du père et qu’elle vise la liquidation de l’Œdipe et la sortie de la famille, le plus grand pas que le sujet puisse faire pour la société (Freud).
C’est cette logique que Freud reprend encore dans ce qui est le texte de sa propre passe : Moïse et le monothéisme. Là, c’est le judaïsme qu’il fonde dans un Moïse non juif, égyptien. La question n’est pas de savoir si cette attribution est confirmée comme vérité historique : elle situe ce réel avec lequel le sujet doit se débrouiller comme avec sa racine… Il faudra attendre Lacan pour en formuler le mouvement d’une analyse comme se servant du père pour, de fait, échapper à la généalogie – se passer du père. Le sujet s’inscrit alors dans la filiation du symptôme qui seul sait, selon la formule de Pierre Bruno, ce réel que le sujet ignore, après lequel il courrait : je parle, je manque de ce réel, je désire… et dont celui qui fait fonction de psychanalyse, homme de paille du sujet supposé savoir, faisait semblant. La psychanalyse est en un sens une »escroquerie (Lacan) qui permet au sujet de demeurer fidèle à son symptôme.
Quoi a rendu possible la psychanalyse ? De tout temps il a sans doute fallu des cliniciens pour accueillir le malaise des humains secondaire à leur dénaturation, des spécialistes des croyances et du sens – shamans, prêtres, sorciers, philosophes, et poètes et artistes avant les médecins... Les hommes ont usé du pouvoir de symbolisation dans tous les domaines qui font une culture (technique, science, art, religion ontologie, politique) jusqu’à inventer un mode de production du savoir, celui de la science moderne : un savoir qui s’écrit en langage mathématique et ne se parle pas, calculable, certain, réfutable, exact. Cette science disqualifie le savoir des mythes et religions, des ontologies, incapable de rivaliser en certitude, ce qui a fait croire aux Lumières qu’elles nous débarrasseraient de l’obscurantisme (fin des grands récits). Un peu comme si l’homme n’avait eu de cesse que de se débarrasser de la croyance et de l’incertitude qui lui sont constitutives.
Ce pas, de l’incertitude à la certitude est celui des Lumières qui entendaient mettre fin aux obscurantismes. On le trouve en clair chez Einstein, dans son débat avec Niel Borh, lorsqu’il avance que la physique quantique ne peut pas être le dernier mot sur le réel dont elle s’occupe puisqu’elle est probabiliste : elle laisse une place au hasard que les physiques suivantes devraient effacer. Après tout pourquoi pas, sauf que le réel est inépuisable, alimenté même par les découvertes scientifiques.
Du coup, de cette idée que l’on pouvait se débarrasser du réel alors que l’on ne cesse de s’y cogner, l’avènement de la science moderne s’est assorti d’une montée sans précédent de l’obscurantisme (guerre de religions, efflorescence de sectes, occultisme sous toutes ses formes – astrologie, chiromancie, télépathie,…). Pourquoi ? La science n’a pas de sens, et l’humain ne peut vivre sans mettre sa vie en récit. Au fur et à mesure où mythes et idéologies s’effaçaient devant la science, cette dernière a donc accompagné les discours et idéologies appelées en remplacement, et d’abord le libéralisme philosophique : à chacun sa vérité. « Tu peux croire à ce que tu veux, mais dans l’intimité ». Ce que le libéralisme semble avoir oublié, c’est la nécessité de valeurs communes pour constituer le vivre ensemble… et la tentation d’imposer les siennes aux détriments de celles des autres. Ce libéralisme s’est accompagné pourtant d’un libéralisme politique : rejet de l’autoritarisme dès lors qu’il n’est plus garantit par Dieu au profit de l’autorité qui repose sur la confiance de ses pairs. Mais l’on sait que l’autorité sera remplacée par le pouvoir, toujours abusif là.
Boosté par le mariage de la technoscience et du marché le capitalisme suscite un autre libéralisme, économique celui-là, qui allait tout emporter sur son passage : seule la valeur marchande trouve grâce. L’humain n’habite pas pour autant le système capitaliste, mais le discours inventé pour lui conférer un sens. Ce discours promet de tout expliquer tout comprendre, tout fabriquer, tout consommer – sans manque : prétendant effacer cette perte de jouissance secondaire à l’adoption du langage et qui fournit la raison du désir. Il perfectionne son discours d’idéologies diverses qui, prennent, donc, la place vacante de la religion : et d’abord le scientisme qui affirme répondre à toutes les questions, existentielles et scientifiques, par les seuls moyens de la science, et l’anthropologie qui l’accompagne et avec laquelle nous sommes invités à nous penser – homme machine, organisme, entreprise – jusqu’au fantasme du transhumanisme. Les disciplines académiques sont réquisitionnées par le Discours Capitaliste pour ce réaliser (neurosciences, cognitivisme, comportementalisme, psychologie scientifique et de la santé, etc.).
La psychologie devrait s’en souvenir et s’en méfier, celle qui se déclare scientifique, alors qu’il n’est pas une seule affirmation qui ne soit étayée sur un calcul statistique – obligé de faire avec une marge d’incertitude, qui est la marge du sujet irréductible. Elle partage cette idée scientiste selon laquelle on peut répondre scientifiquement aux questions existentielles (relatives au sens, à la croyance), qui évolue vers un discours paranoïaque à moins de faire, comme Freud –, pourtant scientiste lui-aussi de vouloir forger la science de l’inconscient – une place au réel non attrapable par les mots (la psychanalyse est en ce sens fille de la science et du Discours Capitaliste).
Où passe la croyance dans ce pas qui va de l’incertitude à la certitude ? Dans les religions qui n’en finissent pas de renaître pour tenter de rivaliser avec la science (Scientologie, Eglise de la Science Chrétienne, Design Intelligent… et Témoins de Jéhovah et autres sectes pentecôtistes, mais aussi dans l’occultisme ). Le fait que la science ignore la vérité du sujet dont s’occupe les ontologies voit la dite vérité disparaître des radars pour réapparaitre dans le réel avec les sectes paranoïaques : islamisme, judaïsme radical, bouddhisme thaïlandais, évangélisme (de Trump à Bolsonaro). Mais là, il s’agit de croyances sans foi : car si un acte de foi est requis, c’est parce que, je le rappelle, le sujet sait que l’objet de sa croyance pourrait ne pas exister. D’où le fait que Freud préférait parler littéralement, dans le cas d’une croyance certaine, d’incroyance (Unglauben) !
Il est encore un endroit où la foi est requise sans que le capitalisme ne la cache, où elle résiste à se réduire à un calcul : c’est au cœur même du système autour de l’argent et précisément de la monnaie dite « fiduciaire », c’est-à-dire qui repose sur la confiance, la croyance. L’adoption d’une monnaie suppose une croyance partagée par le collectif qui la promeut et participe à la constitution d’une communauté fondée sur l’échange. Il faut avoir foi en effet dans le fait que le papier qui m’est donné en échange de l’objet que je vient de vendre me permettra d’en acquérir un de valeur égale. La contribution au processus de socialisation est inscrite côté face. C’est ce qu’ont compris les politiciens en substituant l’Euro au franc mais en maintenant l’origine nationale des pièces. Mais même là la croyance est traquée : cette monnaie semble en voie de disparition au profil de monnaies virtuelles spéculatives
Ne doutons pas cependant que la croyance traquée cherche refuge ailleurs : ne serait-ce que dans la foi affichée par beaucoup selon laquelle le Capitalisme qui détruit la planète – et nous avec – est bien le meilleur système possible, et que la science résoudra tous les problèmes que nous rencontrerons – la faim dans le monde, la pauvreté, le réchauffement climatique, la pollution, etc., alors même que nous subissons les conséquences de sa récupération dans le seul intérêt du marché avec la plus grande crise polymorphe jamais connu : écologique, économique, sociale et politique.
Conclure :
L’histoire nous est de quelque secours. Ce sont des sujets privés du recours aux solutions religieuses qui sont venus voir Freud. Entre autre des femmes qui avaient le symptôme d’intéresser l’autre à leur symptôme, et qui depuis la nuit des temps soutenaient l’énigme qu’elles incarnaient contre la prétention à la résoudre des maîtres de toute époque : gynécocrate grec, prêtre, juge, psychiatre. Freud est le premier qui se soit mis à leur école, renonçant à faire le maître : il permettait ainsi qu’un nouveau lien social vienne au jour, le discours analytique quand le sujet cherche à s’expliquer avec le réel qu’il est et qu’il ignore, dont il fait semblant, et que ce lien se distingue alors de ceux dans lequel l’hystérique était prise, puisque c’est d’elle qu’il s’agit – discours du Maître et Discours de l’Hystérique. Ajoutons le discours Universitaire apparu plus tôt, où le maitre se dissimule sous le savoir. Ainsi apparait, en lieu et place du social religieux, le discours comme lien social. Le lien social apparait en même temps que les nouvelles solutions – nouvelles économies psychiques – avec lesquelles le sujet l’habite : psychose (Kraepelin), névrose (Freud), perversion (Kraft-Ebbing).
La psychanalyse – et les « psy » en général – s’inventent dans les pas de la science moderne et du capitalisme pour soutenir les sujets dans leur difficile condition humaine, pour faire face au malaise dans la civilisation. Le discours Analytique accueille tout ce que la science met de côté pour se constituer objective et généralisable (subjectivité, singularité, fonction paternelle, castration, symptôme, pulsion, désir, etc.), soit tout ce que le capitalisme cherche à éradiquer pour réduire le fonctionnement de la société à une gestion « scientifique » certaine, soit nécessairement scientiste, donc voué à l’échec (dont témoigne le symptôme). Chaque forme d’assujettissement a de fait une fonction pour les autres : les psychotiques inventaient les religions, les névrosés obsessionnels les géraient, les hystériques les animaient, les pervers poussaient à leur renouvellement. De la sorte, les discours entendus comme lien social et les formes d’assujettissement constituent un véritable écosystème psychique seulement perceptible depuis la modernité et mis au jour grâce à la psychanalyse qui en participe.
Les choses se sont compliquées depuis puisque le capitalisme a évolué vers le néolibéralisme, soit la soumission de la politique (du discours du maître) à l’économie. Et celle-ci perfectionne le rejet de tout ce qui touche à la singularité : sujet, jouissance (réel du sujet), symptôme… Elle s’en prend donc aux dispositifs qui l’accueillent – institutions, « psy » et psychanalyse. Elle cherche à imposer un monde de certitude, certes en vain. Le plus emblématique est sans doute de faire passer le père « incertus » à la certitude via une analyse ADN : la science a pris la place du « cas que la mère fait de la parole du père ». On remarquera juste qu’il faut toujours une médiation qui requière la confiance en la science : admettre la réponse scientifique suppose, là encore, qu’on la croit et non qu’on y croit – sauf que si l’hérédité relève de la science et à la rigueur le pédigrée, la fonction paternelle, non. La confusion est scientiste. Si le sujet, lui, nécessite toujours le sens pour rendre compte de sa présence au monde, alors, pour qui se laisse suggestionner par la logique néolibérale, son récit devrait adopter la perspective scientiste et rivaliser en certitude avec la science moderne.
Les conséquences délétères déjà évoquées du Discours Capitalistes s’accélèrent : le retour dans le réel de la vérité forclose au profit de la certitude d’un calcul sous l’espèce d’un mensonge généralisé (complotisme, fake news et autres vérités alternatives ;dérive paranoïaque des religions traditionnelles – il ne s’agit pas d’intégrisme mais d’effacement des racines du sujet pour les trouver dans la littéralité d’un dogme… Mais, pour nous, la plus préciiuse est secondaire à l’échec de ces « nouveaux » récits sur la singularité : leur formatage suscite une protestation logique qu’exprime le symptôme, résistance à la certitude. Et les symptômes se multipliant, on aurait besoin de plus en plus de cliniciens non scientistes pour les rendre à leur fonction contre le travail de sape des disciplines « psy » qui collaborent à la pente néolibérale. La logique néolibérale, en efft, en lisant le symptôme comme accident ou dysfonctionnement à érdiquer, défait sa fonction et détruit l’écosystème psychique sans lequel il n’est pas possible de s’occuper de l’autre écosystème.
Mais tant qu’il y aura des psy pour aller chercher le symptôme et le faire résonner – raisonner – autrement, le sujet supposé savoir sera mobilisable : et le sujet sera capable d’inventer le signifiant susceptible de changer radicalement le cours de sa vie jusqu’à mettre le capitalisme hors de lui. En se faisant la dupe du signifiant (où s’épanouit la croyance) il n’erre plus avec la certitude des non-dupes, ceux qui savent. Dans cette logique, les égarés, ce sont les non-dupes, ceux auxquels, comme on dit, « on ne la leur fait pas » !
Mais ne doutons pas que ne se poursuive le mouvement stérile du scientisme qui vise à éradiquer la croyance au profit de la certitude, à s’en remettre aux pires idéologies et aux Autres les plus féroces qui nous dispenseraient d’acte de foi et de la responsabilité de notre position, de nos décisions. Ne doutons pas non plus que nous avons à maintenir notre vigilance et notre combat pour contrecarrer ce mouvement et ces idéologies, et maintenir la viabilité de notre monde pour nous et ceux qui viennent après nous. La psychanalyse est de ce combat.
Les « psy » sont les artistes de la parole, cette poésie de la conversation (Jacques Rédat), tandis que la poésie elle-même, « la langue de la langue » (Jacques Roubaud), est vraiment l’alternative dont notre monde a besoin : puisqu’elle sait faire la place aux choses qui cherchent à se dire et maintenir l’écart entre les mots et les choses, elle est le royaume du semblant. Elle assure leur lien ménageant la place du réel en faisant du poème lui-même une chose.
Le monde de l’incertitude c’est notre monde natif, celui de nos soucis, que la croyance nous aide à supporter. Le monde de la certitude, c’est l’enfer du savoir absolu que nous promet la logique de la globalisation pour nous guérir. Entre les deux, il y a ce que les humains inventent pour survivre, résister et peut-être vivre mieux. « De toutes celles qui se proposent dans le siècle, écrit Lacan, l’œuvre du psychanalyste est peut-être la plus haute parce qu'elle y opère comme médiatrice entre l'homme du souci et le sujet du savoir absolu » (Jacques Lacan, fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Ecrits, Paris, Seuil, 1966, p. 321)