16/11/2024, Eva-Marie Golder,
Croire
Eva-Marie Golder
Sète, 16 novembre 2024
l'imaginaire au secours de la construction subjective
C'était un quinze août. Il faisait chaud. On rentrait d'une longue promenade dans les rues de Paris. C'est la fin de l'après-midi. Nous passons devant une église. On entend chanter. Ma petite fille a 8 ans. Curieuse de tout, elle nous demande d'entrer. Pourquoi pas.
Dedans il fait frais. Les bancs sont clairsemés. Quelques vieilles dames des beaux quartiers, quelques jeunes couples. Odeur d'encens. Les yeux de ma petite-fille suivent tout avec un éclair de passion. Ce personnage habillé comme une femme, avec une robe impressionnante et une voix d'homme, l'intrigue. Il y a l'eucharistie. Tout le monde se lève et avance. Sauf nous.
En sortant, ma petite fille me dit: "Grand-mère, achète-moi une statuette de Marie avec le bébé. Je sens que ça me permettra de ne plus avoir peur la nuit.
Elle a commencé à croire.
Ce petit extrait de la vie au jour le jour éclaire d'une manière tout à fait particulière des phénomènes que connaissent tous les enfants. La coïncidence entre un moment de fatigue, d'un lieu que ma petite-fille n'avait pas l'habitude de visiter, la sémiologie qui lui paraissait mystérieuse, un lieu "fait pour" les événements de croyance, tout cela a contribué à faire surgir cette demande insolite, et - la suite le prouvera - efficace. Mon parcours de vie m'a amenée à choisir la position agnostique, tout en connaissant passablement le contenu de la bible que j'ai transmis à mes enfants sous forme de récit, à l'instar des mythes et contes de fée, comme éléments de culture à connaître absolument. Mais là, j'ai assisté à autre chose. Ma petite-fille a été saisie par une sémiologie qui lui ouvrait un nouvel espace. Les églises, surtout les églises catholiques depuis le mouvement de la contre-réforme, se sont transformées en lieux de messages multiples sur l'existence d'une autorité supérieure. L'espace dessine le mouvement d'élévation de l'âme et de l'esprit, les tours s'élancent vers le ciel, les vitraux, véritables bandes dessinées baroques à destination d'une population illettrée à instruire, filtrent en douceur la lumière du soleil de la fin d'après-midi. Les odeurs chatouillent les narines, les chants bercent, le spectacle des personnes qui penchent la tête vers la main qui dépose précautionneusement l'hostie dans leur bouche, comme une mère le ferait avec un nourrisson, montrent à quel point l'assistance s'est prêtée avec confiance à l'offrande.
Le retour à la maison est scandé par les multiples questions sur le sens de ce que ma petite-fille a vu. Elle a compris à quel point chacun porte en lui des questions sur ce qui lui échappe. Que chacun a en lui quelque chose qui le pousse, dans des moments cruciaux, à chercher des réponses aux questions qui lui paraissent insolubles. Que certains pensent et croient qu'il y a quelque part, là-haut, au point que vise la flèche de l'église, un Autre, insaisissable mais réel, capable de nous protéger. Mieux que papa et maman vers qui le petit enfant lève le regard, mieux que la maîtresse d'école, mieux même qu'un président de la république. C'est dire.
Aujourd'hui, ma petite-fille a 15 ans. La vierge est partie garnir la crèche dans une famille qui fête Noël. La croyance continue pour elle. Mais elle est accordée de préférence à TicToc. A chaque âge ses croyances.
Croire procède de ce que certains appellent l'altricalité secondaire[1], consubstantielle à la dépendance du petit humain de ses parents. Toutes les espèces développées avec une progéniture immature à la naissance, incapable de se débrouiller seule dès le premier jour de sa vie, connaissent ce phénomène qui engendre une prise en charge de protection et de soin de la part de leurs géniteurs seuls à même de garantir sa survie. Plus l'espèce est développée, plus cette période est longue. Chez l'espèce humaine, elle s'étend sur des années et s'est allongée au fur et à mesure des millénaires qui ont permis le développement des artefacts techniques et culturels que nous connaissons aujourd'hui. Chez l'animal, cette prise en charge se limite au soin et à la transmission des comportements qui garantissent à la fois la survie future et l'insertion dans son espèce et son environnement. Chez l'homme, la prise en charge est double, subtile et substantielle, dirait Dolto. Des expériences, assez cruelles au demeurant, qui voulaient vérifier quelle langue sortirait un jour de la bouche d'enfants à qui on ne parlerait pas, ont montré non seulement qu'ils ne parlaient pas l'hébreu, langue supposée innée, mais qu'en plus ils mouraient tous. C'était l'idée folle du roi Frédéric II de Hohenstaufen (1194- 1250). Sans adresse de la part d'un autre, l'enfant dépérit ; au mieux il devient autiste. Croire est lié au langage adressé. Vivre aussi.
Dès le premier moment après la naissance, l'enfant cherche à se mettre en lien avec l'autre. Loin d'être capable de le dire avec des mots, il parle avec ses yeux, cherche à capter le regard, aspire littéralement l'autre du regard et des oreilles. Il a un savoir biologiquement déterminé du lien par le langage. La nomination, l'accueil, font fonction de clef d'entrée, ils activent la fonction innée. Leur absence plonge l'enfant dans une détresse qui laisse des marques profondes, parfois irréversibles. Pourtant, l'écart entre les mots qui lui sont adressés et ce qu'il peut en comprendre est énorme. Il sait que cela le concerne et son regard prouve qu'il a compris, et qu'il nous répond. Il n'en reste pas moins qu'en s'accrochant ainsi à ce que les paroles lui apportent, il fait un acte de foi, au sens le plus fort du terme. Cette identification "au trait", dirait Lacan, est une identification au pur symbolique qui va lui permettre au fur et à mesure des interactions avec son entourage, de l'"habiller" de ce que l'imaginaire de son corps vécu et la relation avec l'autre lui permettront de structurer en "monde", comme dirait Merleau-Ponty, son monde à lui.
Cette histoire du regard est primordiale. Tous les parents font cette expérience bouleversante du regard de leur nouveau-né qui se plonge dans le leur. Pour certains, elle est tellement forte qu'ils l'évitent. Je me souviens d'une patiente psychotique qui me parlait de sa fille, psychotique elle aussi, en me disant qu'elle savait dès la naissance qu'elle lui voulait du mal. "Vous vous rendez compte, elle me persécutait déjà avec son regard, avant même de parler." Histoire de dosage. On serait plutôt dans le "pas assez de regard" à l'heure des Smartphones des parents à l'époque actuelle, au collage au bébé en lieu et place de la conversation avec lui. Le regard permet d'emblée de dessiner un espace dans lequel l'autre est situé. Géométrie vivante s'il en est, puisqu'elle implique très vite le croisement du regard qui cherche la présence et l'adresse de l'autre avec l'ouïe qui repère les allers-venues de cet Autre indispensable. Les lieux pulsionnels s'entrecroisent très vite pour le bébé, à condition que l'Autre y mette du sien.
Cette "foi" en la parole de l'Autre est absolue, proportionnelle à l'importance de la dépendance du petit par rapport à sa mère, proportionnelle à l'immaturité de son cerveau (25% par rapport au développement complet atteint entre 8-12 ans). Le petit singe se cramponne au torse de sa mère, le bébé humain se cramponne du regard. Cette correspondance entre la "foi" et l'identification au trait au sens lacanien est essentielle. Elle montre le rôle que joue le "don" de langage fait par l'Autre à son petit et dessine d'emblée les coordonnées essentielles, telles qu'on les retrouve dans le schéma L de Lacan. Sur ce schéma, les lieux de A et de S forment les points ultimes, inatteignables, d'un axe, appelé symbolique, qui devra progressivement se croiser avec l'axe imaginaire pour former la possibilité de la construction du discours qui se nourrit d'expériences vécues dans et avec le corps, en lien avec l'A/autre. Le regard profond du bébé est l'accusé de réception du "il y a" du langage. D'où son effet sidérant.
L'équipe d'une pouponnière m'a rapporté l'expérience avec une autre mère psychotique à qui on avait retiré le bébé pour le confier à cette structure. Quand la mère venait en visite, elle s'emparait immédiatement de son bébé et le serrait si fort contre elle que l'enfant montrait des signes de détresse, auxquels l'équipe soignante ne savait pas très bien comment répondre. Vers l'âge de 8 mois environ, ils ont assisté à une scène bouleversante : à l'arrivée de la mère, l'enfant fixait celle-ci de son regard, sans le fléchir, entraînant chez la mère un réflexe de recul immédiat. C'est cet incident qui permit à l'équipe d'interposer une explication entre le bébé et la mère qui arrivait à se résoudre à ne plus l'étouffer de son besoin de contact. L'enfant lui a fait savoir à partir de son regard planté dans les yeux de sa mère le "il y a" du langage, non comme signe, comme on le rencontre dans le règne animal (chez les chevaux par exemple) mais comme signifiant de son désir. Il avait foi dans le symbolique et le faisait savoir. "Je te parle, même si je ne dis pas des mots". Cette vignette montre aussi le rôle primordial de ce tiers qui mettait des mots sur ce qu'il observait et qui le traduisait pour la mère et l'enfant.
La foi dans le symbolique, la confiance dans l'A/autre qui en résulte, montre aussi l'importance primordiale du "don" de langage, par l'intermédiaire de l'interprétation. Tous ceux qui travaillent avec des bébés savent, à quel point nous sommes réduits à deviner, à quel point nous pouvons nous tromper, et donc entamer le crédit de confiance que nous accorde l'enfant. "Crédit" vient de "croire", "credere" en latin. Nous y sommes. Si le "il y a" est absolu, quant à l'existence du symbolique, le "crédit" est relatif, incertain, à mériter au fur et à mesure que se construit la relation. La foi vise le signifiant, le "crédit" s'adresse au porteur du signifiant et s'étoffe, se tisse au fur et à mesure que la relation se vit.
Nous pouvons établir des temporalités logiques essentielles dans le devenir de la croyance. Nous lisons en direct la fiabilité de la relation dans les réactions du bébé à notre manière d'être en interaction avec lui. La fameuse "mère suffisamment bonne" de Winnicott, grâce à ce moment quasi psychotique qu'elle vit après la naissance de son bébé, est au plus près de ce qu'il faut à ce dernier pour se sentir en sécurité. D'être "suffisamment folle" permet à la mère de deviner, de chercher à comprendre, même si au départ, les comportements du nouveau-né lui paraissent erratiques. La "foi" s'entretient pour l'enfant grâce aux gages de présence et de langage que donne l'environnement à cet être totalement à sa merci. Cependant, ceci montre bien que d'emblée, il y a une marge d'erreur qui s'introduit dans la relation. On "croit" deviner, l'enfant nous fait "crédit". La certitude, telle que la vit le paranoïaque s'introduit dès la première année de vie, figeant l'angoisse devant le "che vuoi?" adressé à l'Autre. C'est le regard-bouclier de ce bébé étouffé par la mère. "Exister, c'est construire ou organiser de l'assurance là où il n'y en a encore aucune", dit le philosophe Dorian Astor.[2]
Toute la base de l'être dans le monde d'un enfant se jette ainsi dans un temps, où il est neurologiquement incapable d'exprimer en paroles ce qu'il en pense. Cela ne l'empêche pas, bien au contraire, d'organiser sa pensée sous des formes, différentes de la discursivité, mais ô combien fondamentales. C'est même le socle indélébile pour sa vie future. On voit très rapidement qu'un enfant déterminé développe des formes d'expression comportementales immédiatement saisissables pour son entourage. Il parle avec tout son corps, et même s'il ne parle pas, on sait bien qu'il répond en miroir à ce que certains appellent le "chant maternel". On pourrait même faire le rapprochement entre "chant maternel" et "champ maternel", tant il est vrai que corps et espace sont en lien étroit avec ce que le premier Autre offre à son enfant. Cela restera toujours la mère, malgré les contorsions discursives chères à notre époque.
se sevrer, sevrer la mère
Le premier pas décisif se fait au stade du miroir, puisque pour la première fois, l'enfant n'est pas sommé de croire, mais peut déduire mathématiquement que le visage qu'il voit dans le miroir, lorsqu'il se regarde, alors que la mère le tient dans ses bras, est le sien. Le mouvement de la tête en direction de sa mère n'est pas qu'une recherche d'assentiment, mais aussi une démarche de comparaison qui lui permet de déduire que s'il voit le visage de sa mère deux fois, une fois en vrai et une fois sous forme d'image virtuelle, et qu'il ne voit le sien qu'une seule fois, sous forme d'image spéculaire, cette image-là reflète son propre visage qu'il ne pourra jamais voir directement. Cette logique est fulgurante et montre, combien de travail a été effectué de manière souterraine avant ce moment décisif. Lacan parle de "je-idéal" à propos de cette découverte logique, au sens que l'enfant, par cette découverte, comprend ce que "penser" veut dire : c'est-à-dire, combiner, déduire, et s'adresser à un autre qui lui répond. Pas étonnant que c'est à partir de là que pour lui les mots peuvent s'articuler et se construire progressivement en phrases adressées à l'autre.
Si certains, comme Dolto et Klein, parlent d'un moment dépressif consécutif à ce moment, c'est parce que l'enfant commence à comprendre, comme le dit Dolto, que son être n'est pas à même de répondre de sa subjectivité face à l'Autre, mais que quelque chose de très puissant, l'image, l'entraîne dans des espaces inconnus, angoissants. Il commence à comprendre, qu'il ne peut pas seulement compter sur l'autre (dans le meilleur des cas) mais qu'il doit aussi compter avec cet autre. Cette période correspond, pour beaucoup d'enfants, à la période de sevrage, autre tournant essentiel puisque peu ou prou, c'est à ce moment-là que l'enfant commence à saisir confusément la question des rapports de pouvoir, comme le dit Bernard Lahire :
"Il semble exister une continuité psychologique entre le processus de sevrage et les remises en cause du statut parmi les adultes. C'est peut-être parce que le sevrage est aussi une question de pouvoir ; c'est le renversement de la direction du contrôle social entre mère et enfant."[3]
Cela vaut bien quelques moments un peu compliqués dans la vie d'un bébé. Notre époque aime les confusions et affirme qu'il faut laisser l'enfant découvrir les limites. Lui dire non est devenu un tabou, ce qui entraîne des situations où le bébé continue à croire qu'il dirige le monde avec ses cris, sans se rendre compte de sa propre l'impuissance, mais aussi de celle de ses parents. Ce qui entraîne cette confusion est le fait de considérer l'enfant comme un égal à l'adulte, et surtout comme capable de comprendre des explications parfois très alambiquées, incompréhensibles pour lui, afin de le faire plier sans le dire vraiment, au désir de l'autre. On entre dans le domaine du mensonge et du déni.
Ce phénomène n'est pas nouveau et a partie liée avec la difficulté des parents à se situer par rapport à un enfant qui ne comprend pas le monde à leur manière et qui, pour certains d'entre eux, devrait rester un peu plus longtemps encore ce bébé dépendant et, partant, contrôlant la vie des parents. Un exemple vieux de plus de cent ans le raconte fort bien : c'est le petit Hans de Freud. Déjà à l'époque, quand il s'agissait des enfants d'une certaine bourgeoisie "éclairée", comme le dit Freud, on commence à prêter attention au développement des enfants. Tout comme de nos jours, certaines mères ont un mal fou à créer l"'espace de sevrage" entre elles et leur petit et construisent ainsi un certain nombre de symptômes plus ou moins bruyants chez leur petit. Pour Hans ce sera la phobie des chevaux qui l'amènera, avec l'aide de Freud guidant le père, à cerner les effets du collage à la mère et des mensonges sur la conception des enfants. Car voilà que l'éducation comporte un certain nombre d'embûches qui se résolvent bien souvent en aménagements plus ou moins heureux avec la réalité. La maman de Hans, toute "progressiste" qu'elle se dit en tant qu'élève de Freud, n'a pas de mot pour nommer le sexe des femmes et n'éprouve aucune envire de mettre ce petit roi un peu à distance. Alors le "maman as-tu un zizi?" trouve comme réponse un oui, franc et massif, obligeant le petit chercheur à faire des contorsions intellectuelles pour déduire la réalité. Pour sa sœur la solution est toute trouvée: ça lui poussera. Pour la mère, c'est plus compliqué : à partir des toilettes, où elle permet au petit prince de venir l'observer quand elle fait caca, il est obligé d'inventer l'ombre noire qu'il voit et qu'il déplace par métonymie sur les chevaux qui lui font peur. Cela n'est pas très pratique comme exercice, mais entraîne un bénéfice secondaire considérable : il peut se recoller à maman et rester à la maison, venir se rassurer dans son lit la nuit.
Car voilà que croire devient compliqué. Non seulement la réalité comporte un nombre considérable d'obstacles, mais les adultes s'ingénient à la rendre illisible et ne respectent pas toujours la logique du développement de leur petit. Il était si mignon quand il était bébé. Alors même si on accepte les théories de la sexualité précoce du maître, c'est sûrement vrai pour les autres enfants, mais pas pour notre petit Hans chéri. Et allons-y tranquillement à lui faire croire qu'il n'y a qu'un seul sexe et continuons à l'inviter dans notre lit, sans penser aux avertissements scientifiques. Du reste, curieux retour des choses à notre époque, exactement 120 ans plus tard. On a les mêmes bonnes habitudes, mais cela fournit moins de phobies de ce type et plus d'accès de violence et de refus de toute sorte ; et on revient au brouillage quant à l'identité sexuelle biologique. Ce glissement est peut-être en rapport avec une forme de permissivité concernant la masturbation.
On peut dire que si dans la première étape du développement de l'enfant, la divination était l'outil principal, dans la deuxième période, maintenant que l'enfant parle, c'est plutôt la question de l'esquive qui se pose, le "ne rien vouloir en savoir". Être crédible aux yeux de l'enfant est un exercice périlleux. Le petit Hans est un enfant intelligent. Il a compris qu'on lui avait menti avec l'histoire de la cigogne. Et comme il ne se donne pas comme vaincu, c'est lui qui tient la barre et se moque des parents en leur faisant bien comprendre qu’il sait qu'ils lui ont menti. Ceci est d'autant plus compliqué pour un enfant de cet âge que ça l'oblige à un exercice double: déjà qu'il ne comprend de loin pas tout ce qui se passe dans son environnement et est obligé de se faire sa propre théorie, mais là, il est en plus amené à faire le même exercice sur le mensonge de ses parents. Que ce soit la réalité très complexe ou la réalité mensongère, l'exercice est toujours le même. Il est illustré par le temps logique de Lacan : à partir d'éléments qui ne lui sont connus que partiellement, il doit déduire, avec des hypothèses fausses, ce qu'il en est en réalité. Et une fois qu'il a compris, il affirme mordicus que leur théorie est la bonne.
Quand le père lui explique, maladroitement, mais quand-même, comment sortent les enfants du corps de la mère, Hans ne dit pas qu'il l'avait déjà déduit à partir de la bassine pleine de sang et les gémissements dans la chambre à côté, qu'on lui avait raconté des carabistouilles, mais il dit à propos du petit veau, dont le père veut entendre la vraie vérité, confirmant ses explications anatomiques, que celui-là est vraiment arrivé dans une caisse dans l'étable de la vache.
Ne pas comprendre n'est pas facile et durant des années, et parfois même durant la vie entière, l'Homme a recours à la pensée magique. L'inexplicable doit avoir sa logique.
Penser suit une logique qui doit aboutir à l'expression verbale. En amont, et d'une manière inconsciente, la pensée s'organise avec tous les éléments à sa disposition : ce qui vient de l'observation et du stimulus extérieur, l'expérience analogue précédente ayant abouti à une action, l'émotion suscitée par ce qui arrive dans le présent et nourrie par l'affect lié aux expériences analogues, les interdits et tabous de son entourage et exprimés à l'égard de l'enfant. Le tout se structure exactement comme le dit la phrase du petit Hans : "oui, j'ai vu qu'on a apporté le petit veau dans une caisse !" Il a cru les parents, parce qu'ils avaient autorité sur lui et même s'il ne les croit plus il fait semblant de les croire encore, alors qu’eux-mêmes voudraient que maintenant il révise sa perception. Tant pis pour eux. Ce qu'il fait surgir par ce persiflage est le mensonge des parents. Ils n'avaient qu'à pas !
Ce petit incident de la bassine au moment de la naissance de Hanna et la coïncidence de l'arrivée d'une charrette avec une caisse dessus au moment de la naissance du petit veau montre bien l'existence d'un espace d'incertitude, que nous remplissons comme nous pouvons et avec les moyens intellectuels et affectifs à notre disposition. C'est un véritable bricolage au sens de Lévi-Strauss : on compose avec des bouts de ficelles, des "odds and ends" chers à Peirce.
l'autre de la mère peut être utile
A chaque âge sa capacité. Ainsi, le rêve de sa fille, rapporté par Freud. Anna a 19 mois :
« Anna Erdbeeren, Hochbeeren, Eierpapp » : c’est : « Anna fraises, framboises, /œuf brouillé/ œuf bouillie/crêpe bouillie. »[4] C’est un texte qu’il est impossible de traduire littéralement. Anna Freud sort d’une nuit de jeûne, parce qu’elle avait fait une légère indigestion, et donc, au lever, elle raconte à son papa ces quelques mots de son rêve. La traduction est difficile, parce que Hochbeeren n’existe pas en allemand, mais si on le met en balance avec Erdbeere qui littéralement traduit veut dire la baie qui pousse par terre, alors la Hochbeere, c’est intéressant : ça veut dire qu’“elle pousse en haut“. Et qu’est-ce qui pousse en haut ? C’est par exemple la framboise. Et donc, ce qui se passe là, pour cette enfant, c’est l’écriture d’un espace “en bas - en haut“. Un terme est tout particulièrement remarquable dans cette histoire de Erdbeeren, voilà qu’elle parle de “Papp“ ! Cela contient quand-même les lettres de papa, même si “ papp“ veut dire bouillie. Donc pourquoi ne pourrait-on pas penser que ce rêve contient les éléments que l’enfant a trouvés pour s’expliquer les raisons de sa frustration ? Ce fameux (x) qui l’enquiquine. Il y a la baie en bas, il y a la baie en haut, et puis quelqu’un qui l’a empêchée de manger : le papa médecin, au-dessus d'elle, plus grand qu'elle. Alors évidemment on peut aussi dire, pour être un peu grossière, vous me le pardonnerez, que ça parle du désir pour le porteur, des œufs, parce qu’en allemand, les Eier, ce sont les testicules. Donc c’est un rêve bourré de signifiants à issues multiples, permettant de repérer les éléments fondateurs de la crise œdipienne. A la fois frustration, crise, papa qui empêche, et désir, papa qui est porteur, justement, de ce que les femmes savent où chercher.
Anna aussi est en train de travailler les mots, les sensations, la frustration. Identifier les éléments du rêve et les raconter au réveil, c’est, à cet âge encore, y être : j’ai vu en rêve, je consomme en rêve, et je découvre au réveil que j’ai encore faim. C’est un travail de séparation considérable entre représentant de chose et représentation intégrée dans une narration rudimentaire. En même temps, cela est un travail sur l’acceptation de l’inéluctable. C’est à cet endroit que les nouvelles formes d’éducation échouent et permettent à l’enfant de continuer à croire que tout est possible : il suffit de faire une crise qui terrorise les parents, craignant être maltraitants par leur refus. Cela s’avère désastreux, parce que cela favorise une certaine dérive perverse chez les enfants. Quand cela ne vire pas à la paranoïa.
Nous avons donc déjà à 19 mois la construction d'un espace référentiel haut-bas, avec des contenus référés à ce que vit l'enfant de cet âge. A y voir de près, cela comporte la même dynamique que la réaction de ma petite-fille de 8 ans face à la découverte des éléments rituels dans une église catholique : des éléments concrets, des éléments incompréhensibles, une expérience pulsionnelle, "peur de la nuit", pour l'une, "vomissement-jeûne imposé", pour l'autre. L'esprit retravaille ces éléments pour leur donner une logique. Le père-médecin-guérisseur-du-corps et le prêtre-guérisseur-de-l‘âme ont la même position à la fois d'autorité et de réassurance. Le clocher de l'église, c'est la Hochbeere chez Anna : le haut par rapport à une expérience vécue de petitesse et de vulnérabilité. Nous aurons à différencier cette croyance et celles de la foi, comme l'exprime le psaume 18/3 : "Der Herr ist mein Fels, meine Festung und mein Befreier. Mein Gott ist meine Zuflucht, mein Schild und mein starker Retter, meine Burg in sicherer Höhe.", dont parle également le philosophe Dorian Astor dans son excellement livre "la Passion de l'incertitude".[5] La prière du Notre-Père prononcée lors de cette cérémonie du 15 août n'est sûrement pas sans rapport, puisqu'elle montrait à ma petite-fille que même l'adulte a besoin d'une référence au-dessus de lui.
L'écart d'âge entre les enfants est intéressant : La fille de Freud et le petit Hans investissent encore l'adulte de cette toute-puissance liée à leur dépendance quasi absolue, encore que, comme Hans a oublié d'être bête, il demande à son père si Freud consulte Dieu pour savoir tout. Il se glisse donc cette étincelle de critique dans la réflexion de ce petit bonhomme qui lui permet, au lieu de devenir un adulte saint ou pervers, comme le dit Lacan non sans humour à la fin de son commentaire, de devenir metteur en scène ![6] Il confirme ainsi le don qu'il développe dès son plus jeune âge. "Vous voulez que je vous raconte des histoires ? En voilà une bonne !"
Nous avons donc un écart radical entre la foi dans le symbolique, le "il y a" du langage, qui fait que même le nourrisson à qui on s'adresse saisit, non pas le contenu dans le sens intellectuel-rationnel, mais le contenu comme adressé à lui et reliant ce qu'il exprime à sa manière et ce que son environnement lui propose en réponse. Cela explique pourquoi dès la naissance, un bébé peut se laisser mourir ou s'engouffrer dans l'autisme, s'il ne se sent pas porté par la parole adressée à sa personne. L'écart est plus ou moins grand entre compréhension et expression selon la maturité de l'enfant. Mais comme l'exemple d'Anna Freud montre, à 19 mois, l'espace-temps et l'adresse, la subjectivité qui s'y insère, sont déjà construits. Ce qu'on voit dans l'exemple de ma petite-fille est la persévérance de ce qu'on appelle les croyances magiques.
Si on peut constater au moment du stade du miroir, à quel point l’intelligence des petits entre 6-18 mois est fine, comme le montre le comportement de vérification et de quête d'assentiment adressé à la mère, il est certain que l'enfant, à partir de là, va continuer encore des années à rapporter tous les événements à lui et à attribuer une intention même aux objets qui l'entourent. Cela explique les colères contre les jouets et objets qui lui résistent. Bon, on connaît des adultes qui continuent à s'en prendre au tournevis qui ne marche pas. Ce qui sera nouveau à partir du stade du miroir n'est plus de l'ordre binaire c'est/ce n'est pas, présent/absent, etc, mais l'enfant entre dans le temps logique, bien plus complexe. La pensée magique se prête bien à ce processus, puisqu'elle implique en permanence des hypothèses fausses, pour des déductions - parfois - justes. Ainsi, lorsque j'ai rapporté à ma fille le début de l'écriture de cette conférence, elle m'a raconté comment elle a procédé avec sa fille aînée, qui avait les mêmes craintes du noir. Pour elle, elle s'était appuyée sur le film de "Dumbo" que sa fille connaissait et lui a dit que la plume qui permettait de voler à cet éléphant aux grandes oreilles, marchait aussi pour les craintes du noir. Elle lui plaçait donc une plume sous l'oreiller. Miracle, cela fonctionnait. Une de mes jeunes collègues disait à son fils qu'elle avait un produit miracle dont il fallait mettre quelques gouttes sur l'oreiller tous les soirs. Quelques années plus tard, exactement comme le petit Hans avec les caisses à bébé, son fils lui dit: "Hein, c'était un échantillon de parfum!"
Cette temporalité dilatée montre bien comment l'espace de compréhension s'élargit progressivement, perd en quantité de croyances et gagne en force critique. Si tout va bien ! L'exemple de Hans montre que les craintes ne sont plus forcément déclenchées par les mêmes phénomènes - chez lui, certainement l'interdiction castratrice de sa mère "on va te couper le zizi si tu continues" - a fortement impacté la construction de la phobie. Pour autant, si les phobies continuent d'exister à nos jours, les éléments déclencheurs ne sont donc pas épuisés par cet interdit. D'autres mensonges sont venus relayer celui-ci, et dont les plus pernicieux sont ceux portés par l'éducation dite "positive": du "tout-est-possible", du "pas-de-frustration", du "il ou elle va découvrir par lui-même qu'il faut obéir" qui entretiennent le collage à la mère. En tant que tel, le collage est universel, puisque l'enfant par nature est collé à sa mère. Le travail de détachement suppose la construction de l'esprit critique, la maîtrise des angoisses magiques par l'expérience de ses propres capacités à les affronter et la dialectique liée à l'opposition à l'adulte et à la résistance de celui-ci aux impératifs pas toujours justifiés de l'enfant. Je ne suis pas sûre de pouvoir dire que ce laisser-faire soit moins castrateur que la remarque idiote de zizi qu'on coupe. Bien au contraire. Car le laisser-faire se soutient d'une croyance de l'adulte qui nourrit un des aspects les plus délétères dont son victimes nos enfants : tout est possible, pas besoin d'obéir, pas besoin d'aller à l'école si tu n'as pas envie, il n'y a plus de différence sexuelle, on choisit le genre qui nous plaît et, au besoin, la médecine se charge d'arranger le corps en fonction. Nos écoles se chargent dorénavant très tôt, avec le soutien actif du ministère et des lobbies trans-actionnistes, de diffuser cet évangile. Ce qui veut dire que les adultes eux-mêmes ont renoncé à interroger les croyances, bien au contraire, ils y croient dur comme fer.[7] "...paresse et lâcheté, les deux mamelles de la bêtise."[8] C'est surtout le déni de la traversée de l'enfant du temps de l'incertitude. L'imaginaire contemporain est revenu à l'homunculus des alchimistes.
Cela est d'autant plus dommageable que tout est mélangé. En effet, le mensonge du choix de sexe possible n'a pas la même valeur que celui du père Noël. Les mensonges de la plume et du parfum ne cherchent pas à influencer le devenir de l'enfant dans le but d'avoir l'enfant "comme il faut", le soustraire à une vérité qui dérange, ou encore, de lui cacher un secret de famille. Ces "mensonges", que j'appellerais volontiers des "pseudo-mensonges" sont présentés dans l'idée qu'un jour viendra, où il faudra dire la vérité à l'enfant. On observe alors plutôt que l'enfant, exactement comme le petit Hans, comprend plus rapidement la vérité que ne le voudraient les parents. Ce sont des éléments utiles à la transition vers l'âge de l'adolescence qui tiennent compte du niveau de croyance magique de l'enfant et témoignent très souvent du désir des parents de garder encore un peu plus longtemps ce rapport si gratifiant à l'enfant petit. Ce n'est évidemment pas toujours du meilleur effet.
Cet aspect des choses amène à une autre question. Même si certains mensonges sont vilains, pour autant, s'agit-il, comme cela était l'effet des préconisations mal comprises de Dolto, de tout dire à l’enfant ? En fait, Dolto ne disait jamais qu'il fallait tout dire. Elle disait qu'il fallait dire vrai. En l'occurrence, cela voulait dire que quand le parent n'était pas prêt à dire quelque chose, il fallait qu'il réponde à l'enfant qu'il ne voulait pas le dire maintenant, mais que quand il sera prêt, il le lui dira. Cela est particulièrement vrai dans le cas d'un décès dont on ne veut pas révéler toutes les circonstances. La vérité est donc celle de la dynamique subjective du parent, le "je ne peux pas", mais pas une vérité du contenu cru. De même, imposer des explications biologiques sur la sexualité trop tôt, sans laisser le temps à l'enfant de découvrir progressivement ce qu'il en est, est au mieux inutile, au pire, traumatisant. Je me souviens d'une patiente qui, à la question de son fils de quatre ans pour savoir comment le bébé sortait de son ventre, lui a montré la réalité anatomique de son corps à elle. Je l'ai passablement engueulée en apprenant ce passage à l'acte fou. Mais est-ce plus fou que ce qu'on a pu voir dans le film "petite fille" à Robert Debré, où la pédopsychiatre dit crûment à l'enfant qui est censé se faire opérer un jour qu'il va falloir congeler des gamètes avant la castration. Enfin, elle ne le dit pas à l'enfant, qui n'existe que comme figurant dans cette scène morbide, mais à sa mère, contente d'avoir enfin la fille comme elle se l'était imaginée. Pas sûr. Elle s'appuie sur la même perte de repères critiques et éthiques qui caractérisent notre société.
Car notre société incroyante s'est mise à croire dur comme fer à d'autres choses, à investir d'autorité d'autres hiérarchies. Aujourd'hui, nous sommes passés dans un régime dans lequel réel et imaginaire se confondent, ne font plus qu'un. La fluidité des limites est de mise. Jusqu'alors c'était le propre de la psychose, de la forclusion. Comment se fait-il qu'une société puisse s'égarer à tel point ? Comment l'homme est devenu incapable de supporter l’incertitude? Le philosophe Dorian Astor dit très justement que le rôle d'un père est d'accompagner l'enfant à travers l'épreuve de réalité : "il devrait être l'architecte d'une forteresse intérieure qui seule préserve des coups de la fatalité. Il devrait enseigner la prudence et la patience, accompagner le passage extrêmement douloureux du principe de plaisir au principe de réalité, c-à-d de la croyance en la toute-puissance du désir à la connaissance de la toute-puissance de l'incertitude." [9] Eh bien comme beaucoup de pères sont devenues des deuxièmes mères, c'est devenu compliqué.
Vers un idéal inatteignable
C'est à cet endroit que notre société échoue. En promouvant l'éducation positive, en encourageant les parents à deviner le désir de l'enfant avant même qu'il ne l'exprime, et en acceptant de se faire violenter par un enfant qui dit son désaccord avec le principe de réalité, faisant croire que l'effort n'est pas nécessaire pour apprendre, que tout peut se faire en jouant, s'acquérir "ludiquement", comme on a coutume de dire, notre société a engendré une génération d'adultes désorientés. "L’ambiguïté structurante du (néo)libéralisme tient plus profondément au fait qu’il participe d’une culture de l’émancipation, en affirmant la centralité de la figure de l’individu autonome, en même temps qu’il favorise le développement de situations sociales qui conduisent in fine souvent à des formes d’asservissement de celui-ci", dit Pierre Rosanvallon.[10] L'adulte continue de fonctionner comme l'enfant : potentielle victime de harcèlement, incapable de décisions autonomes, il est guidé par des nudges pour ne pas faire pipi à côté des vasques dans les toilettes publiques, on lui fabriques des instructions de sécurité amusantes et coûteuses pour les compagnies dans les avions pour capter l'attention des passagers qui consultent leurs derniers textos sur le portable au décollage et on laisse le choix à chacun de déclarer ce qu'il veut être à l'état civil. Le "on dirait que je serais", bien connu des enfants, a envahi l'espace adulte. Oui, les quelques perdus dans l'église du 15 août qui ont tant impressionné ma petite-fille sont vraiment des revenants du paléolithique.
Et pourtant, si nous voulons construire un futur, avoir des projets, il nous faut un passé, une histoire, des racines, des références, des lois. C'est exactement cela qui est récusé par la société des individus, pour qui le seul présent compte. Ils n'ont même pas le choix : l'Occident dit "libre" impose Huxley, les pays autoritaires, Orwell. Mais les deux fonctionnent sur le mode capitalistique : un individu qu'on laisse consommer se révolte moins rapidement.
Pourtant, cette "liberté" n'en est pas une. C'est une aporie à laquelle sont confrontés nos enfants et jeunes adultes. En prônant la liberté de l'individu, en générant la haine de l'establishment au sein d'une partie de plus en plus importante de la population, comme le montrent les récentes élections, notre société s'est confiée sans réserve aux réseaux fabricant les opinions. La crédibilité est à son comble quand elle génère la réaction paranoïaque contre le deep State qui manipulerait et empoisonnerait la population. Pas étonnant que la terre soit de nouveau devenue plate pour certains et que pour d'autres, fabriquer un enfant avec une pipette de doliprane remplie de sperme - prêtée gracieusement par un généreux ami lors d'une fête entre amis - à deux femmes dont l'une se dit homme et l'autre, lesbienne ou queer, c'est selon, soit considéré comme "un acte politique majeur"[11], le politique est ravalé à un acte individuel, dans la même veine que l'individu qui customise ses sneakers pour affirmer sa différence.
Car "croire", aujourd'hui, est désarrimé du symbolique au bénéfice du pullulement de l'imaginaire égocentré. Zuboff parle d'un totalitarisme : "Le totalitarisme était une transformation de l’État. L’instrumentarisme et sa matérialisation sous le Big Other indiquent la transformation du marché en un projet de la certitude totale qui se substitue à la politique et à la démocratie, en anéantissant le ressenti de la réalité et la fonction sociale d’une existence individualisée.."[12] Le numérique a réussi la prouesse de supprimer la différence entre le réel et le virtuel, mais ce faisant, il a enfermé l'Homme dans le circuit court du stade préspéculaire, s'auto-alimentant avec les stimulations qu'il envoie en direction du consommateur rendu addict à la décharge de Dopamine que lui procurent les likes. L'homme soumis à la crainte de Dieu et du maître était moins conciliant que ne l'est l'Homme dépendant des gratifications : impossible de se décrocher du portable par crainte de perdre le contrôle. On a des témoignages de la révolte contre Dieu. Je n'ai pas encore rencontré de témoignages de révolte contre le Smartphone. Zuboff cite Hanna Krasnova : "l’adhésion passive sur Facebook exaspère l’envie et diminue la satisfaction existentielle. La consultation approfondie des profils sur Fb produit des réactions de morosité immédiates. La comparaison sociale redouble, avec elle, l’envie."[13] C'est ainsi que se produisent les symptômes dépressifs qui nous sont connus maintenant, tout particulièrement parmi les adolescentes soumises à des impératifs de représentativité imaginaires écrasantes. Zuboff dit, ailleurs, à quel point l'individu se conçoit comme un monde en soi, une totalité qui conduit à une forme d'anomie et à la désintégration du lien social.[14] Nous ne sommes pas loin de la "sphère" psychotique dont parle Marcel, un tout auquel seul le manque fait défaut. Il y a une démétaphorisation privée du rapport au père, souligne Nicole Athéa, conduisant à une substitution de la science à un Dieu mort depuis longtemps.[15] Elle parle d'une "maladie de l'idéalité". Comme praticienne de la gynécologie et de l'endocrinologie, elle a rencontré nombre de jeunes filles prises dans les filets des réseaux transactivistes qui se sont servis de leurs pathologies diverses articulées à la dépendance, que ce soit aux toxiques, aux régimes draconiens liées à l'anorexie ou au numérique. Elle note aussi la fréquence des symptômes obsessionnels, forme invalidante, mais un peu moins définitive que les automutilations déléguées à des praticiens sans scrupules. La passion de l'incertitude, chère à Astor, est remplacée par " La passion d’être soi [...] stimulée dès la petite enfance avec des modes éducatifs en rapport et en écho avec les slogans publicitaires…on laisse accroire que le soi est là dès la naissance."[16]
Le paradoxe tristement connu veut que ce soit le neveu de Freud, Edward Bernays (1891-1994), qui a prêté main forte à la construction de l'édifice publicitaire pour manipuler des masses. Il est consternant de voir combien le 2+2=5 orellien s’est saisi de nos ministères : l'Éducation Nationale permet depuis Blanquer (2021) la transition sociale de l'élève en classe, le Ministère de la Santé déclare que la dysphorie du genre n'est pas une pathologie, mais paie la transition médicale et chirurgicale du sexe à 100%, comme une maladie de longue durée. Néanmoins, comme petite consolation, un procès a récemment été gagné par des parents contre un lycée parisien qui a permis à un élève de transitionner socialement sans avertir les parents. D'autres pays retirent d'autorité l'adolescent de leur famille quand les parents sont opposés à la transition de leur enfant (Canton de Genève, Suisse).[17] "Ici, vous pouvez être chez vous", est le slogan proposé par Pap Ndiaye durant son, heureusement, court séjour rue de Grenelle.
Le privé et le public se sont ainsi progressivement mélangés dans un tout indistinct, disqualifiant l'autorité familiale, qui en retour, ne se prive pas de disqualifier l'autorité singulière de tel professeur qui a osé mettre une mauvaise note à leur enfant. L'intime, l'extime, même combat dans un fonctionnement tautologique ou chacun destitue l'autre de son autorité respective. Éducation et instruction ne font plus qu'un, et s'annulent mutuellement. La vie quotidienne est « colonisée par l’emprise de la marchandise, les mécanismes de dépersonnalisation des individus, le poids des conformismes», dit Pierre Rosanvallon[18]. Il parle d'un "changement anthropologique au sens que maintenant il s’agit d’un individu abstrait, interchangeable, anonyme, psychologique" soumis à une pression à la conformité jamais remise en question.[19] Les mises en garde contre l'enfermement de chacun dans une bulle cognitive ne trouvent qu'un faible écho. Mettre en garde les gens contre la collection de leurs données, contre l'enregistrement par l'application Alexa, ne rencontre qu'une remarque blasée du type : "Je n'ai rien à cacher!"[20] La censure se fait toute seule, et de manière insidieuse. Les "mots offensants", pour les Occidentaux[21], les mots politiquement incorrects pour les Chinois et les Russes et autres citoyens de pays autoritaires, disparaissent des "posts" pour ne pas entraîner des conséquences désastreuses. Dans les pays autoritaires, l'État persécute le citoyen récalcitrant, Dans les pays occidentaux, ce sont les réseaux sociaux qui s'en chargent....et comme ils rapportent gros, le législateur tarde à s'interposer. "Croire en une pseudo-liberté de ce type entraîne une fragmentation par sur-investissement de soi-même [...]On perd la perspective de l’effort en commun[...]quand la tâche la plus élevée est de s’exprimer soi-même, l’infrastructure publique tombe en dehors de ce cadre. Mais quand nous perdons de vue nos problèmes partagés, eux, ils ne nous perdent pas de vue"[22], dit Eli Pariser. Nous avons désappris à faire société au bénéfice de communautés éphémères de revendication.
Une société malade de l'idéalité comme dit Nicole Athéa, est une société qui se soustrait au devoir d'éducation au sens noble du terme, à l'opposé des nudges qui font partie de l'arsenal des comportements conditionnés chers à Pavlov.
Éduquer a perdu ses lettres de noblesse.
Je terminerais volontiers sur un exemple clinique qui illustre ce que vise un accompagnement qui permet au jeune de percevoir l'enjeu de "l'idéalité" dont parle Athéa.
Il s'agit d'un jeune homme qui vient me voir juste avant que je prenne mes congés d'été. Il se sent mal, voudrait entreprendre un travail sur lui-même, mais, rajoute-t-il : il vient me voir juste avant de partir un mois en vacances. Il précise: actuellement il doit préparer le concours au barreau qu'il a raté déjà une première fois et qu'il doit représenter en septembre, mais il a d'abord envie de s'amuser un peu pendant un mois. A sa manière de s'exprimer, je devine quelles étaient les raisons de l’échec : une bonne mémoire certes, mais pas de capacité à hiérarchiser les éléments. Je lui réponds de manière assez sèche que je veux bien travailler avec lui, mais à condition qu'il n'aille pas en vacances, et qu'à la place, il prépare correctement son concours. Je lui redonne un rendez-vous quelques jours plus tard pour qu'il me rapporte le résultat de ses réflexions. Je m'attends à ne plus le revoir.
Quelle ne fut pas ma surprise quand il revint en me disant qu'il a réfléchi et qu'il me donne raison. En retour, j'accepte de le recevoir même pendant mes congés, dès que je suis présente à Paris. J'apprends progressivement les raisons de sa difficulté : un milieu familial des plus interlopes, des traficotages financiers, des petites escroqueries de la part de ses parents et dans lesquelles il est impliqué, le tout sous couvert de "relations familiales". Je le rends attentif qu'à tout moment, il risque d'être compromis et d'être non en position d'avocat mais de prévenu.
Il passe son été à travailler sur les préparations, commence à chercher un travail rémunéré pour ne plus dépendre de l'argent qu'il ressent de plus en plus comme sale et finit par se rendre compte qu'il n'est absolument pas à même de gagner le concours du barreau. Il le reporte à une date ultérieure. Les mois passent, l'expérience du terrain comme serveur dans un restaurant l'éprouve rudement. Quelques temps plus tard il déménage dans un lieu à lui, règle toutes les affaires louches le liant à sa famille, trouve un poste contractuel dans un tribunal. En parallèle, il se met à lire, rejoint un groupe de randonneurs avec lequel il découvre les environs de Paris. Un an après l'épreuve du feu, il décide de faire une randonnée initiatique : le chemin Stevenson. Il a le même âge que l'auteur du livre qu'il lit avec passion et s'y prépare avec ardeur. L'avant-veille du départ, il me dit qu'il est très ennuyé, parce qu'il n'a pas pu terminer un dossier. "Je vais travailler jusqu'à minuit s'il le faut, parce que l'enjeu est un justiciable que je ne peux pas laisser tomber pour des vacances."
Il est certain que cet homme est un exemple rare d'intelligence. Il illustre ce qui est à construire pour chaque jeune qui entre dans la vie adulte et qui est tant entravé par ce qui détourne l'adulte en devenir de l'effort à fournir pour se rendre indépendant et pour chercher à approcher un tant soit peu un autre idéal que narcissique. "L'enjeu est le justiciable" montre que cet homme a compris la valeur de l'autre, du "prochain" pour oser une expression quelque peu biblique, mais si appropriée en l'occurrence. Nous y retrouvons, sous une autre forme, l'espace que dessinait la fille de Freud dans son rêve: la baie en haut, inatteignable, la baie en bas, et elle, confrontée aux deux. Avec ce changement radical que ce qui es "en haut" est repéré comme idéal à poursuivre et à honorer.
Car cette dernière étape du parcours est l'assentiment au principe de réalité qui permet à la fois de faire avec la limitation et l'obstacle que la réalité oppose au sujet et de construire cette foi en la possibilité de se dépasser soi-même. Vygotski parle en rapport avec cette donne de l'espace proche de développement, à savoir cet espace encore inconnu, incertain, mais comportant en lui la promesse du possible, au prix de l'effort pour l'atteindre. Croire en ses possibilités ouvre à l'espérance et à l'effort. Ce n'est pas donné.
[1] B.Lahire, Les structures fondamentales des sociétés humaines, La Découverte, 2023
[2] D.Astor, la passion de l'incertitude, L'Observatoire, p 17
[3] de Waal 1992 : 70 in B.Lahire, Les structures fondamentales des sociétés humaines, La Découverte, 2023, p 810
[4] S.Freud, Traumdeutung, Fischer, 1942, p 135
[5] D.Astor, la passion de l'incertitude, l'Observatoire, 2020, page 28 : "Le seigneur est mon rocher, ma fortification, mon libérateur. Mon Seigneur est mon refuge, mon bouclier, mon sauveur fort et ma forteresse en hauteur sûre."
[6] de son vrai nom il s'agit de Herbert Graf (10/4/1903-5/04/1973). Voir aussi "de la sensibilité artistique de Freud", par François Dachet, in l'Unbévue, numéro 3, été 1993
[7] Il suffit de cliquer sur Google pour tomber immédiatement sur les sites qui créent maintenant des plateformes promouvant l'éducation au genre dès l'âge de 2 ans, comme la Fondation Jasmin Roy, Sophie Desmarais. On connaît le fonctionnement des algorithmes qui placent en premier lieu ceux qui rapportent le plus d'argent
[8] D.Astor, ibidem, p 17
[9] D.Astor, ibidem p 47
[10] Pierre Rosanvallon, Notre Histoire intellectuelle et politique de 1968-2018, Seuil, p 387
[11] Le Monde du 25/08/24, « Portraits de familles ». "Dans la famille d’Arthur, biento?t 3 ans, il y a Ame?lie, la me?re, qui se de?finit comme lesbienne, et Nathan, le pe?re, un homme trans. Un cocon queer ou? la joie s’invite partout. Et c’est Nathan qui portera le prochain enfant. Politiquement, c’est extrêmement fort pour moi d’e?tre enceint. », dit Nathan
[12] S.Zuboff, L’âge du capitalisme de surveillance, Ed Zulma 2020, p 41
[13] ibidem, p 616
[14] ibidem, p 41. (Notion élaborée par Durkheim désignant la désorganisation d’un ensemble, la désintégration du lien social résultant de l’effondrement des fondations communes)....
[15] Nicole Athéa, Changer de sexe, un nouveau désir, Hermann 2022, p 108
[16] ibidem p 128
[17] Genève (18 juin 2024) – En raison de l'opposition des parents à la « transition de genre » de leur fille mineure, une décision de justice a ordonné que cette dernière soit séparée de ses parents et hébergée dans un foyer pour mineurs. Cette jeune fille de 16 ans y réside désormais depuis plus d'un an. (voir aussi Breitz info, 16/07/2024)
[18] P.Rosanvallon, ibidem, p 35
[19] P.Rosanvallon, ibidem, p 314
[20] Eli Pariser, The Filter Bubble, New York, Penguin Books, 2011
[21] il n'y a qu'à voir les contorsions sémantiques des commentaires qui ont accompagné le spectacle de l'inauguration queer les JO 2024 à Paris
[22] ibidem, p160-161