3 /02/2024 Daniel NIGOUL Le Désir et la Loi
Daniel Nigoul
Le 3 février 2024
Le Désir et la Loi
Introduction de Jean-Louis Doucet, Président de l'Association « Paroles singulières en Méditerranée »
Je vois au moins deux raisons qui expliquent ce choix de consacrer une de nos matinées de travail à la place que peuvent occuper les mythes gréco-romains dans l’abord de notre argument de cette année. Nous traitons cette année des rapports contemporains entre loi et désir.
La première de ces raisons est que Freud nous montre dans son élaboration de la théorie psychanalytique qu’il donne, d’une part, une place déterminante à un mythe grec qui est le mythe d’Œdipe et d’autre part, à un mythe qu’il crée, lui, Freud, de tite pièce, celui décrit dans son fameux ouvrage « Totem et Tabou », où il conçoit un Père primitif tout-puissant dont le meurtre par ses propres fils aurait permis à ceux-ci d’entrer en humanité.
Une autre raison est que la psychanalyse nous révèle que chaque sujet de l’inconscient, au sens freudien du terme, est habité par des fantasmes. Ces fantasmes sont des créations du sujet qui lui permettent, entre autres fonctions, de faire face aux trois dangers qui - toujours selon Freud - le menacent, à savoir : la Nature, qui peut être bonne ou mauvaise ; la caducité du corps ; et le rapport avec ses semblables. Ces fantasmes, bien que relevant d’un imaginaire, ne sont pourtant pas des créations ex-nihilo, ils sont poinçonnés par la prise dans un réel, réel que Lacan définira comme ce qui résiste à la symbolisation. Pour Jacques Lacan, c’est ce fantasme qui soutient le désir de chaque sujet.
Si de tout temps, toutes les cultures ont véhiculé leur propre mythologie, c’est que le mythe est consubstantiel aux animaux symboliques que nous sommes tous. Dit autrement, les groupes humains ont besoin du mythe pour aborder les questions que chacun de ces individus se pose pour répondre aux trois dangers que je viens d’évoquer, mais qui peuvent se résumer en deux énigmes : l’énigme du berceau et celle du cercueil, pour le dire avec Victor Hugo.
Pour faire court, le fantasme est au sujet ce que le mythe est à un groupe humain.
Je propose pour introduire cette matinée, de partir de deux citations ;
- La première est du psychiatre/psychanalyste Lucien Israël, qui soutenait que « les mythes sont les bouchons rassurants qui viennent obturer les questions sans réponse ». Ces deux énigmes, celles du berceau et du cercueil, ne font-elles pas partie de ces questions sans réponse ?
- La seconde est Paul Valéry pour qui : « Mythe est le nom de ce qui n’existe et ne subsiste qu’ayant la parole pour cause ». Valéry nous plonge là dans le bain psychanalytique. La « talking cure », la cure par la parole est une tentative d’approcher un bout de réel qui structure le fantasme, car c’est le fantasme qui est le véhicule de la vérité du désir inconscient. Le mythe, quant à lui, relève de l’imaginaire d’une culture face aux questions qu’elle se pose, questions qui conditionnent la possibilité même de son existence, dans la mesure où c’est la question de l’origine.
Le seul outil à disposition pour aborder le fantasme inconscient et les grands mythes qui structurent l’histoire de l’humanité, c’est celui de la parole dans le champ du langage. Il faut rappeler que le mot grec mûthos, qui a donné le terme de mythe, désigne au départ le mot « récit ». Pour aller vite, je dirai que la mythologie, c’est le récit du pouvoir des dieux, et la psychanalyse, c’est le récit sur un sujet.
Pour aborder cela, il nous fallait demander, non pas à un psychanalyste, mais à un spécialiste, un passionné de la mythologie gréco-romaine. Quelqu’un qui puisse nous transmettre, non seulement la richesse, mais surtout l’intelligence de son savoir, car ce savoir peut nous aider à déceler ce que le mythe peut nous révéler du désir de l’Homme dans ses noces avec les lois du désir.
Daniel Nigoul
Le mythe est une réponse au mystère pour le dissiper. Il y a toutes sortes de mystères : celui des origines, ceux des phénomènes naturels, ceux des comportements humains comme l’amour, le désir ou la violence, celui de la mort. Autrement dit : d’où je viens, qui je suis et où je vais. Donc il s’agit d’expliquer au sens latin du terme qui signifie « déplier », le mythe étant une théâtralisation, une mise en scène d’une question qui reste sans réponse.
Le mythe est un univers poétique et non pas scientifique. Il n’est jamais un exposé théorique, et il ne comporte pas de morale. Le mythe n’est pas non plus symbolique d’emblée, il ne le devient que lorsqu’il répond à une question personnelle. Il est initiatique, c’est-à-dire qu’il nous invite à aller au centre de nous-même.
1- Le dieu du Désir : Eros
C’est une des divinités primordiales. Au tout début de la création, dans la mythologie grecque, Il y a Chaos, il y a Gaïa, et il y a Eros, qui nous pousse vers l’autre. Gaïa va créer Ouranos et s’unir à lui parce qu’elle s’ennuyait. Ouranos va rester en elle. Elle aura dix-huit enfants avec Ouranos qui seront maintenus prisonniers dans son ventre. Ce sont les 6 Titans, les 6 Titanides, les 3 Hécatonchires et les 3 Cyclopes. Gaïa, avec l’aide de Cronos, se libèrera de l’étreinte d’Ouranos et ses enfants verront le jour. Elle ira ensuite dans les Enfers où elle s’unira avec le Tartare. Typhon naîtra de cette union. Celui-ci s’unira à Echidna, et ils auront des monstres, comme Méduse que combattra plus tard Persée, et Chimère que tuera Bellérophon. Ce sont les héros qui mettent de l’ordre dans le désordre, comme Héraclès par exemple.
Dans l’univers, il y a toujours alternance d’ordre et de désordre. Eros prend donc tour à tour différentes figures : passage du chaos à l’harmonie et vice versa
2- Le désir d’éternité / la loi de la finitude
Illustré par l’épopée de Gilgamesh qui part à la recherche de l’immortalité. Une femme, l’aubergiste Siduri, lui dira clairement que le sort de l’homme est de mourir et qu’il doit vivre sa vie d’ici-bas en restant proche de sa femme et de ses enfants tout en faisant la fête. Cette épopée met en scène l’angoisse eschatologique qui tiraille l’homme. La prise en compte de cette angoisse est très importante pour toute réflexion sur le désir et la loi.
On a la figure de Moïra chez les Grecs, Fatum pour les Romains, autrement dit le Destin. Même les dieux y sont soumis. La mort est inévitable pour tous, quand le Destin l’a décidé.
L’oubli est la pire des morts pour un héros grec. Dans l’Odyssée, Calypso propose l’immortalité à Ulysse. Il la refuse. Il accepte son destin d’Homme. C’est peut-être la naissance de la philosophie.
3- Le désir de ce qui manque / la loi de l’insatisfaction
C’est le desiderium : le manque, le désir, le regret. C’est le mythe de Penia et Poros : Socrate, dans le banquet de Platon, avance qu’Eros, le Désir, est le fils de Poros, le riche en expédient, et Pénia, la « sans-ressource ». Celle-ci profite de l’ivresse de Poros pour s’unir à lui et mettre au monde Eros. Pénia n’a rien à donner sinon son manque. Eros a donc hérité de son manque et de cette pauvreté, il est manque lui-même et suscite un vide illimité, jamais satisfait malgré ses expédients. Ce qu’on n’a pas, voilà les objets du désir et de l’amour. Lacan a dit « l’Amour, c’est donner ce qu’on n’a pas, à quelqu’un qui n’en veut pas ».
L’amour est aveugle et fou : La Fontaine, dans l’une de ses fables, raconte que l’Amour et la Folie se querellent, l’Amour perd la vue. Pour punir la Folie, les dieux la condamnent à conduire désormais l’Amour sur sa route.
C’est aussi l’histoire de Salmacis amoureuse d’Hermaphrodite au point de vouloir faire « un » avec l’autre. Elle se colla si bien à lui, qu’elle se fondit à lui et devint à la fois homme et femme.
4- Le désir de la connaissance de soi/ la loi du labyrinthe
Comme l’explicite Mircea Eliade, le Centre est la zone du sacré, le centre de l’être. Il y a des rites de passage qui vont du profane au sacré, c’est alors la consécration, c’est une initiation. Et on arrive enfin à une nouvelle existence durable et efficace.
A la sortie du Labyrinthe, on trouve un autre labyrinthe. C’est la différence entre le labyrinthe unicursal et le dédale. Dans le mythe de Thésée et du Minotaure, le labyrinthe est unicursal, il a une issue, contrairement au dédale. C’est le chemin de la Vie. Il y a des monstres intérieurs à identifier, à cerner à combattre ou seulement à maîtriser.
Dans l’Odyssée, Ulysse est en quête de son identité de roi, d’époux, de père, de fils. Et cette quête n’est jamais achevée. Il repartira après son retour à Ithaque.
Il faut s’accepter labyrinthique : l’inconscient est représenté comme un monstre, ou un génie, tapi dans le labyrinthe. Le Minotaure est-il un monstre ou un génie ? Ou un autre moi-même ?
Dans notre parcours labyrinthique, il faut accepter d’être accompagné : aucun héros n’a accompli ses exploits sans l’aide de quelqu’un, notamment d’une femme.
5- Le désir de savoir/ la loi de ce qu’il est interdit d’explorer
Ce sont les mythes d’Adam et Eve, de la Tour de Babel, de Pandore et Psyché. Adam et Eve perdent le paradis pour avoir consommé un fruit de l’arbre de la Connaissance, réservé aux dieux. La construction de la Tour de Babel entraine la confusion des langues. La curiosité pousse Pandore à ouvrir la boîte qui devait rester fermée : aussitôt ce sont les maux de l’humanité qui s’échappent. Elle referme vite la boîte, mais il ne reste que l’espoir tout au fond.
Ulysse est le héros à « la curiosité élargie » selon la formule de Kant, elle n’est jamais satisfaite : il veut savoir qui est le Cyclope, savoir comment sont les Enfers, etc. Mais jusqu’où ne pas aller ? C’est le sens du « Connais-toi toi-même, et tu connaitras l’univers des dieux ».
6- Le désir de grandeur, d’ascension, d’un au-delà/ La loi de nos limites humaines ou sociétales.
C’est l’histoire de Bellérophon : il a tué Chimère, il a dompté Pégase, il veut alors gagner l’Olympe : il sera foudroyé par Zeus. De même pour Icare qui se brûle les ailes pour avoir voulu voler trop haut et s’approcher trop près du Soleil.. C’est l’idée du Beau, du Bon et du Vrai dans la caverne : il faut toujours tendre vers la perfection mais on n’atteindra jamais le Soleil souverain.
7- Le désir de progrès, d’outrepasser la Nature/ La loi de la Nature
Après la mort de Patrocle, Achille se venge en tuant plusieurs Troyens, et il jette les cadavres dans le Scamandre. Mais la rivière se révolte contre Achille et tente de le noyer.
8- Le désir de vivre pleinement/ la loi de la Sagesse
Ne pas faire de contresens sur le fameux « carpe diem » d’Epicure. Comme l’écrit Horace « Cueille le jour, sois le moins crédule pour le jour suivant ». Profiter du plaisir en faisant en sorte qu’il ne se transforme pas en déplaisir.
« Rien de trop », garder la mesure en rejetant l’Hybris et la démesure.
9- L’Apollinisme et le Dionysisme
Dionysos, c’est l’Elan Vital, mais aussi le désordre. Apollon, c’est le Cosmos et l’Harmonie, l’ordre. Les deux sont complémentaires. Si le chaos l’emporte, tout est dévasté. Si le Cosmos règne seul, c’est l’immobilisme et l’ennui.
Paul Valéry écrit : « Deux dangers menacent le monde : l’ordre et le désordre ».
Ce n’est pas par hasard que le sanctuaire de Delphes est dédié durant 9 mois à Apollon et les trois autres mois à Dionysos. Dionysos représente l’Autre avec le « A », l’autre l’étranger et l’autre moi-même. C’est le dieu du désir à assouvir, il invite à rechercher la part de nous-mêmes qu’on s’interdit au nom de lois, de principes, du regard extérieur. Mais il n’y a pas que des monstres en nous, il y a aussi des trésors, il ne faut pas passer à côté de notre vie.
10- Le désir de surprotéger/ la loi de l’imprévisible
C’est l’histoire d’Achille et Thétis. Thétis a plongé Achille bébé dans les eaux du Styx pour lui donner l’immortalité, mais elle le tenait par le pied, et son talon a échappé à sa protection : il en mourra.
11- Le désir de refouler l’autre/ La loi de l’hospitalité
C’est la légende de Philémon et Baucis. Zeus et Hermès cherchent un abri pour la nuit dans la campagne. Tout le monde les rejette. Sauf les derniers auxquels ils rendent visite, un couple de vieux bergers. Le lendemain les dieux les emmenèrent au sommet de la colline, tous les alentours avaient été noyés, et à la place de leur maison, il y avait un temple. Zeus leur demanda de faire un vœu : ils souhaitèrent demeurer là comme gardiens du temple et de ne pas être séparés à l’heure de la mort.
C’est d’actualité avec nos migrants d’aujourd’hui.
12- Le désir du pouvoir jusqu’au meurtre/ la loi du partage et l’interdit de tuer
Ce sont les mythes de Caïn et Abel, de Jacob et Esaü, de Joseph et ses frères dans la Bible, de Seth et Osiris en Egypte, la tragédie des Atrides, Etéocle et Polynice chez les Grecs, Rémus et Romulus chez les Romains, etc.
13- Le désir de ne pas céder le pouvoir/ la loi de la succession
Ouranos ne veut pas se désunir de Gaïa et craint que ses enfants voient le jour. De même Chronos, qui avait châtré son père et qui, ayant peur de perdre le pouvoir, avalait ses propres enfants. De même Métis, la mère d’Athéna, qui fut avalée par Zeus son mari, parce qu’il craignait que l’enfant qu’elle portait ne le détrônat.
14- Le désir de sujétion, le désir de rébellion/ Loi de l’équité, le droit de dire non
Par exemple, l’histoire de Créon et d’Antigone, les lois humaines contre les lois divines. Les deux prises de position sont légitimes et défendables, les deux protagonistes le savent. Mais elles sont irréconciliables, et c’est ce qui en fait le tragique. Pourtant chacun comprend les raisons de l’autre. On peut penser au conflit actuel en Palestine, par exemple.
15- Le désir non partagé jusqu’au viol/ Loi du consentement
Hadès a enlevé Perséphone sans le consentement de sa mère Démeter. Ou encore le mythe de Nessus qui tenta d’enlever Déjanire, la femme d’Héraclès …
16- Le désir incestueux/ les lois de la Famille
L’interprétation de Freud est incomplète sur le mythe d’Œdipe. Chez les Grecs, rêver de coucher avec sa mère était un présage positif. La mythologie est plus que le réceptacle du refoulé. Elle cherche à percer les tréfonds de l’âme humaine.
17- Pour le désir interdit, la loi est-elle le seul frein ?
Platon répond en contant l’histoire de Gigès. Gigès avait un anneau d’invisibilité, ce qui lui permit d’entrer dans le palais du roi, de séduire la reine puis de tuer le roi.
Rousseau parle aussi de cette histoire de Gigès, mais sous un angle inattendu, c’est l’idée du voyeurisme que permet l’anneau.
Que se passerait-il s’il n’y avait pas l’interdit de la loi ?
18- Le désir-passion irraisonné/ la loi du Talion
C’est l’idée qu’on est souvent puni par là où on a péché. Minos a gardé le taureau que Poséidon lui avait confié, sa femme Pasiphaé en tombe amoureuse et s’accouple à lui.
Tantale a péché par la nourriture, il sera puni par la nourriture : il a donné son fils à manger aux dieux ; aux Enfers, il ne pourra s’alimenter alors que des aliments sont à portée de sa main.
19- Désir de tuer au nom de Dieu/ Interdit divin de tuer au nom de Dieu
C’est le sacrifice d’Isaac pour les Juifs, et d’Ismaël pour les musulmans dans le Coran.
Dans les deux cas, Yahvé interdit à Abraham de sacrifier son fils en son nom.
20- Désir d’outrepasser la loi/ La loi, même mauvaise, vaut mieux que l’anarchie.
C’est la mort de Socrate condamné à boire la cigüe : il aurait eu le temps de s’enfuir, ses amis le lui conseillaient, mais il a refusé pour ne pas aller contre la loi, même si elle l’a condamné.
21- Désir de « salut » divin/ promesses de salut par les lois divines.
Angoisse individuelle, eschatologique et désir de « salut » / Lois divines, promesses de « salut »
Les Lois deviennent écrites, connues de tous. La responsabilité individuelle instaurée. C’est la fin de la responsabilité collective, fin des familles maudites (Atrides, Labdacides), d’avant Dracon et Solon.
En Grèce, réformes de Dracon, Solon, Clisthène. (VIIe et VIe s av. J.C. Le tournant de l’âge axial : VIIIe-VIe s.
22- Désir d’une vie morale et religieuse / Respect des lois divines rend possible un salut individuel.
« Religions du salut » : en Perse Zoroastre, en Chine Confucius et Laozi (taoïsme, le yin et le yang).
Notion d’éthique déterminante dans toutes les religions du salut (zoroastrisme, judaïsme, christianisme, Islam)
Cf les cultes à mystères de la Grèce.
L’être humain prend conscience de son individualité :
mutation capitale pour une réflexion sur les rapports entre le désir et la loi.