04 02 2023 M VENTURA : un désir tragique
ESPACE SÉTOIS DE RECHERCHE ET FORMATION EN PSYCHANALYSE 4 février 2023 UN DÉSIR TRAGIQUE Marcel Ventura Comme on le sait, la tragédie grecque débuta au VIe siècle a. C, en particulier avec Eschyle (525 a. C - 455 a. C), et continua avec Sophocle (496 - 406 a. C.) et Euripide (484 - 406 a. C.). Trois auteurs, considérés les plus importants, qui furent partiellement contemporains entre eux. La tragédie venait à poser les tensions entre les hommes et les dieux, entre des sentiments - poussés à l’extrême - entre la vie et la mort, etc., en offrant un cadre de représentation qui permettait à travers la catharsis d’épurer et de proposer une issue aux passions humaines. Elle avait donc une finalité édifiante dans l’ordre social. LE DESTIN. L’élément central de la Tragédie c’est l’idée du destin, la destinée, à laquelle le héros aura à donner sa réponse singulière. Mais, qu’est-ce que le destin ? En un premier abord, dès la tragédie, le destin se pose comme une suite inéluctable de faits, un enchaînement établi d’emblée sans aucune place pour le hasard, où le sujet, impuissant, ne peut rien y changer. Ceci suppose un ordre qui trace les vies de chacun, suppose des Dieux et en son défaut des lois que l’on pourrait appeler primordiales, en-deçà de l’humain. Y croire c’est faire appel à une certaine justice universelle, peut-être pourrait-on dire à un Autre pas barré. Mais dès la psychanalyse, les lignes qui nous déterminent se posent autrement. LE DÉSIR COMME DESTIN Comme postulat, ce qui détermine le désir du sujet découle avant tout de sa constitution -dans la double opération d’aliénation et de séparation-, articulée non pas aux divinités mais à un A -celui-ci nécessairement barré. Freud prend appui sur la nécessité du bébé, qui se satisfait de l’objet qui l’apaise. Cette expérience pourtant éphémère va rester sous forme de trace mnésique, qui sera réveillée, réinvestie, quand apparaîtra à nouveau le malaise qui indexe la nécessité. Face aux inévitables absences de l’objet, dans un mouvement que Freud dénomme « désir », sera cherchée la reproduction sous le mode hallucinatoire des traces, des signes de ladite expérience de satisfaction, dans ce qu’il appellera la « identité de perception ». Lacan, oriente ce désir comme un effet de la demande -qui est un signe du manque à être-, demande prise à toujours dans le langage, à la recherche d’un objet total, perdu malgré qu’il n’existât jamais. À cet objet introuvable Lacan le forgea comme concept, l’objet a, cause du désir et support du fantasme. Toutefois cette demande permettra l’éclosion du désir du sujet à la condition que l’Autre à qui elle s’adresse -en essence la mère-, soit non seulement le lieu de la parole, mais aussi le lieu d’un manque à être, d’un certain vide, ne pouvant et ne devant donc pas la combler cette demande. Ce que cet Autre pourra donner, dit Lacan, « est proprement ce qu’il n’a pas ». Ceci est un acte d’amour, mais qui transmet en même temps la haine et l’ignorance. Les trois passions de l’être se tiennent toujours ensemble... (Lacan J. « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 627) Vient ici la formule de Lacan « Le désir est le désir de l’Autre », place qui originellement fut occupée par la fonction Mère. Quant au Père - écrit aussi en majuscules - représentant de la Loi, il « se soutient au-delà du sujet qui est amené à occuper réellement la place de l'Autre, à savoir de la Mère. » ((Lacan J. “Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien”, Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 813) Il va sans dire que la constitution du sujet est solidaire de celle de l’inconscient, siège de cette fonction Autre qui nous habite et nous fait désirer, pourtant sans qu’on le sache, lieu de l’insu, intime autant qu’extime. Désir donc essentiellement inconscient, enlacé à toujours aux signifiants de notre enfance, désir qui détermine le destin du sujet. Un exemple on pourrait le trouver dans ce que Freud appela la « névrose de destinée » où les patients sembleraient poursuivis par un destin maléfique, en proie à une série d’événements douloureux qui se reproduisent trop souvent -les amours trahis, le préjudice causé par les envieux, le tant d’aide apporté mais toujours payé par l’ingratitude… Ce qu’ils ressentent comme une fatalité à vie, accablés par une soi-disant mauvaise chance, la psychanalyse l’écoute comme l’effet d’un désir inconfessable, inconscient, et lié à la compulsion de répétition. (Freud S. « Au-delà du principe du plaisir », 1920) Au-delà de l’exemple proposé, Freud précise (Freud S. « Le Moi et le Ça », 1923) que c’est à l’issue du complexe d’Œdipe que vont s’enterrer les désirs, surtout si agressifs, en refoulant aussi sous la barre le sentiment de culpabilité qui les accompagne ces désirs, ce qui dans l’ensemble va donc rester inconscient, dans sa plupart. En résulte la constitution de la conscience morale, qui ne sera pourtant pas en mesure d’éviter le retour du refoulé sous le mode des formations de l’inconscient. CULPABILITÉ Mais sur quelle balise préalable vient s’appuyer, se greffer, cette culpabilité qui se reproduit dans chaque sujet ? On retrouve ici une autre figure du destin, qui nous renvoie à nos origines, la culpabilité primordiale. Dans son texte de 1913 « Totem et Tabou » Freud met en rapport le mythe chrétien du péché originel, qui fait naître l’humain au monde, avec l’assassinat de Dieu Père. Car -dit-il- si le fils doit sacrifier sa vie pour rédimer un péché, cela montre bien qu’à l’origine il s’agissait d’un crime, car une vie doit se payer avec une autre. Il y développe d’autres mythes de l’antiquité où se présente pareillement la mise à mort du Père comme l’assassinat primordial, radicalement traumatique, articulée à l’inceste. Parricide et inceste, les deux transgressions fondamentales, que Lacan met en ligne avec l’accès au langage quand il dit : « Le Verbe s’est pour nous incarné », ce qui nous engage dans la voie de porter « la dette qui fait notre destin », et dans la voie aussi « de rencontre avec la vérité… ». (Lacan J. Sem. VIII, « Le transfert », Paris, Seuil, p 354) Il précise que l’incarnation du verbe, donc l’entrée dans la loi du langage à l’origine de nos temps et qui nous inscrit dans la société humaine, implique “... la dette symbolique dont le sujet est responsable comme sujet de la parole.” (Lacan J., « La Chose freudienne ou le sens du retour à Freud en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p 435) Freud parle aussi d’une dette, d’une culpabilité universelle chez l’humain, présente sous bien des formes, impossible à payer, qu’il désigne comme « un malheur intérieur sans répit ». (Freud S. « Le malaise dans la civilisation », 1930) FAUTE ET DETTE La langue allemande, avec le terme « schuld » qu’emploie Freud, montre la solidarité entre la faute et la culpabilité d’un côté, et de l’autre la dette, car le même terme désigne les deux. Lacan, en se référant au mythe d’Œdipe -et au complexe de même nom-, nous dit que « … par l’imposition à l’homme d’un destin » résultant des structures parentales, son entrée dans le monde s’accompagnera « du jeu implacable de la dette ». Et il ajoute -et ce n’est pas mineur : « En fin de compte, c’est simplement de la charge qu’il reçoit de la dette de l’Atè qui le précède, qu’il est coupable. » (Lacan J. Sem. VIII, « Le transfert », Paris, Seuil, pub. 1991, p 354) Je cite encore « Sans doute l’Atè antique nous rendait-elle coupables de cette dette, mais à y renoncer comme nous pouvons maintenant le faire, nous sommes chargés d’un malheur plus grand encore, de ce que ce destin ne soit plus rien. » (Ibid., p 354) Finalement, « Le père, le Nom-du-père, soutient la structure du désir avec celle de la loi -mais l’héritage du père/…/, c'est son péché. » (Lacan J., Séminaire XI, « Les quatre concepts de la psychanalyse… », Paris, Seuil, p. 35) Il ne s’agirait donc plus seulement d’assumer d’une façon singulière la dette primordiale issue de l’entrée du sujet dans le langage et celle du parcours de l’Œdipe, mais de prendre aussi à sa charge les fautes de géniteurs. Colette Sépel le synthétise dans son article « Le traumatisme toujours sexuel » : Le choix du sujet de « Croire/…/ non seulement en sa faute mais aussi en la faute paternelle, celle que le fils doit assumer pour désirer et devenir père à son tour, c’est se donner la possibilité du refoulement, de l’assomption de la castration, du recours au fantasme. » LE TRAGIQUE Cette assomption dont on parle n’est pas loin du tragique, qui selon Le Robert “..évoque une situation où l’homme prend douloureusement conscience d’un destin ou d’une fatalité qui pèse sur sa vie, sa nature, ou sa condition même” . Lacan se penche amplement sur la tragédie, surtout dans le Séminaire VII « L’Éthique » (Chaps. XX et XXI) et dans le Séminaire VIII « Le transfert ». Il y donne une place proéminente à « Antigone », l’œuvre qui valut à Sophocle d’être finalement couronné à ses 85 ans. Avant de l’aborder plus en détail, je mentionnerai trois aspects qui accompagnent toute tragédie : la place de la Vérité, des Lois, et de Àte. En premier, la tragédie fait valoir une Vérité plutôt que de développer un récit. Le récit, les événements, le temps de la synchronie, y sont presque absents. « Tout est donné au départ » nous dit Lacan (Lacan J. Sem. VII, « L’Éthique… », Paris, Seuil, p 317), et les couches se superposent sans se déployer, sans surprises, c’est la diachronie. L’œuvre est guidée par le « point de visée du désir », c’est ça la vérité. Heidegger, dans son livre « Parménide », affirme que celui-ci et Héraclite « pensent le vrai » (Heidegger, M. « Parmènides », Frankfurt, 1982, ed 2005, Quaderns Crema, Barcelona, p 19), ainsi qu’Anaximandre, tous les trois seraient « les penseurs initiaux ». Le savoir « essentiel », en opposition au savoir de la connaissance -qui mènera vers la science-, « s’applique à l’être », et ne cherche pas à « dominer ce qu’il veut savoir sur celui-ci, sinon qu’il s’amadoue à sa sollicitude » (Ibid. p. 23). Ces penseurs sont ainsi des captifs dont la pensée recule face à l’être (Ibid. p. 30-31). Le dictum (qui signifie l’ensemble de leur dire, ne valent pas des phrases isolées (Ibid., p. 22)) fera parler la déesse « Vérité », αλήθεια. Heidegger précise : pas la déesse « de » la vérité (Ibid. p. 25). αλήθεια se révèle, surgit de l’oubli, de l’occulte. (Ibid., p 19) Si j’apporte ces pensées de Heidegger c’est parce qu’elles pointent la vérité en tant qu’essentielle, hors du temps, où l’on doit attendre qu’elle se révèle plutôt que de la poursuivre et la perdre. C’est elle qui soutient Antigone, Aletheya, à la différence de la vérité de Créon, qui dépend du moment historique, tout comme la veritas romaine et le certum de Descartes qui eux progressent dans l’histoire, la synchronie, jusqu’atteindre la science. En second, la confrontation entre deux ordres de Lois. D’un côté les lois primordiales, agrapia, non écrites puisqu’elles viennent des dieux, fondées par le langage, mais celui-ci « en montre la conséquence infranchissable.” (Lacan J. Sem. VII, « L’Éthique… », Paris, Seuil, p 302). Des lois essentielles, comme l’interdiction du parricide, de l’inceste, comme le respect dû aux morts, l’interdit du cannibalisme, etc. Elles se regroupent sous le nom de Dicé. D’autre part il y a, les lois de hommes, qui chercheraient la justice en distribuant le bien et le mal selon les mérites, mais qui deviennent une passion aveugle et débordante quand on les croit absolues, quand on veut les imposer violement au nom de la paix, et qui mènent Créon à son erreur tragique, amartia. En troisième, Àte, fille de Zeus et de Éride -la discorde-, toujours traversée par la hibris, qui se traduit comme démesure et violence des passions, qui pousse les hommes à la transgression de ses limites, ce qui va rencontrer son châtiment de la main des dieux. Dans la tragédie grecque, la Àte désigne non seulement un état de possession par la démesure, mais aussi un destin, une malédiction et le malheur qui s’ensuivra. LA TRAGÉDIE D’ANTIGONE Elle est précédée par Œdipe Roi, où Tirésias le devin, convoqué par le roi même pour qu’il lui apprenne l’auteur de la mort de Laïos, se résiste maintes fois à parler, demande qu’on le laisse partir pour le bien de tous, mais sous le poids des offenses et du défi que lui lance le roi, il ajoute que de toutes façons arrivera ce qui doive arriver, malgré lui-même continuerait de le masquer. Finalement suinte à contrecœur, peu à peu jusqu’à l’éclat final, la terrible vérité dont il est dépositaire. Tout comme dans l’ « Antigone » de Sophocle, c’est la même séquence, car la vérité ne se dit pas aisément. Le destin déjà accompli se révèle après-coup -il est toujours trop tard. D’ailleurs nul moyen d’arrêter ou même apaiser la destinée encore inconnue, latente, en souffrance -c’est le cas de le dire. La fatalité pèse sur la lignée des Labdacides, que Jocaste essaya d’éviter en abandonnant cruellement Œdipe encore bébé. Antigone en sera le dernier maillon. Consumée la malédiction Œdipe s’exile à Colonne, ayant crevé ses yeux avec les fibules dont se parait Jocaste, il va errer accablé, anéanti, sur les chemins poussiéreux. Ne l’accompagne que sa fidèle Antigone, la petite, qui lui montre une attache singulière alors que ses trois frères restent à Thèbes. Finalement Œdipe vieilli, plein de souffrance et de rancœur, maudira ses fils, Polynice en particulier, et la ville sur laquelle il a longtemps régné en paix et justice. À sa mort, Antigone revient à la ville, on connait la suite. LA PRINCESSE Prenons en premier Antigone simplement comme une fille de la noblesse, en proie à un terrible malheur. Lacan nous dit qu’elle en est à-bout-de-course (Ibid, p 318). Elle a connu le drame des insupportables transgressions de ses géniteurs -parricide et inceste- dont elle en est le fruit. Eux, ils sont déjà morts, ses deux frères viennent de s’entretuer, et l’un d’eux, Polynice reste abandonné à la merci des oiseaux et des chiens. Tout de ses origines avait été détruit, sauf sa sœur Ismène, qu’elle méprise l’accusant de ne pas faire honneur à sa destinée. Alors, même si elle est bienaimée de son cousin Hémon, le fils de Créon, même si elle est respectée de la ville entière, même si elle se déclare faite pour l’amour et non pas pour la haine, tout cela ne trouve plus chez elle une place où se loger. Son passé, et surtout sa souche, ses liens de sang, l’enchainent à l’Àte familial. Paraissent impossibles, même impensables, une quelconque réparation des fautes, le paiement d’une dette même si écrasante, un deuil qui permettrait d’aimer à nouveau, Par moments apparaissent ses traits humains, p ex dans la cruauté avec sa sœur, ou bien quand elle exalte son noble sang, ou dans son orgueil face au Roi et face au Chœur qui la plaint. À un certain moment elle va même blâmer ceux qui l’ont inscrite dans la chaîne de la disgrâce, en disant : « De quels parents suis-je née, je n'en peux plus ; C'est eux que, maudite, sans m'être mariée, Je vais rejoindre. C'est une funeste Union, mon frère, que tu as célébrée En mourant, tu m'as tué, moi qui vivais encore ». (Trad. de René Biberfeld) On trouve aussi de l’humanité dans les pointes d’espoir de son chant à la vie quand elle est sur le point de la perdre, aussi quand elle croit un moment qu’en la perdant cette vie « je puis être utile aux morts », ils seront « heureux de me voir ». Aurait-elle pu faire rentrer le troumatisme dans les méandres du langage si elle avait eu un mari ou des fils, si la justice ne s’était pas crue au-dessus de la vie des hommes, si Créon ne s’était pas attardé à calmer sa conscience auprès de la dépouille de Polynice ? Lacan même le suggère, et alors la tragédie n’aurait pas eu cours, mais cela contredit le destin. (Ibid. p. 329) Il faut remarquer qu’avant la condamnation que profère son oncle le roi -qui précipite le tout-, elle penche déjà nettement du côté de la mort, p ex quand elle dit à Ismène « Tu as choisi de vivre et moi de mourir /…/ glorieusement/…/ ma vie à moi, ça fait longtemps qu’elle s’est éteinte » etc. Jusqu’ici la princesse. L’HÉROÏNE Mais, Antigone n’est pas seulement une princesse, qui reçut sa noblesse par la voie du sang, et qui se dénomme « Moi la dernière d'une race de rois ». Bien au-delà de son statut, elle prend sur elle la charge de la lignée familiale -ce n’est pas du donné, c’est un choix. Déjà ce fût elle qui lava et honora les corps de Jocaste et d’Œdipe, maintenant elle ne peut ne pas honorer le corps de son frère, unique puisque conçu dans le même lit -même si criminel- et issu de la même matrice. Il y a bien sûr quelque chose de disproportionné, entre le fait de couvrir de poussière le corps de son frère, le cacher à peine à la vue, et la condamnation que cela amènera. Surtout c’est un geste désespéré, qu’elle sait éphémère car le vent et les soldats en viendront bientôt à bout, mais il lui faut le faire ce geste, ce petit rituel qui redonne un instant à Polynice sa place dans la souche. Il faut le couvrir ce corps, car il a reçu son nom du père -n’importe que ce nom signifie « le chercheur de querelles ». Il doit être traité comme un être, un sujet de langage et non comme un morceau de chair anonyme. (Ibid., p. 307, 324-25) Il surprend que nulle part dans le texte soit mentionné que, s’il n’est pas enterré « avec les égards qu’exige la justice et la règle », il pourrait rester dans une errance éternelle, hors du Hadès. Chercher à l’éviter serait pourtant une bonne cause à laquelle risquer sa vie. En tout cas, il s’agit d’une loi qui procède des dieux, la Dicé. Une loi première, agrapia -non écrite mais inscrite du fait du signifiant. Lacan signale néanmoins l’ambigüité qui découle du fait qu’elle, humaine, s’octroie le droit de placer cette Dicé divine de son côté, alors qu’au fond elle la met au service des liens du sang -qui sont avant tout des attaches terriennes, chtoniennes (Ibid, p 322). Atè et convenance sembleraient ici se côtoyer… Elle va encore plus loin car quand le Coryphée subjugué l’appelle demi-déesse, elle lui lance à la figure ne rien savoir, elle n’est même plus assujettie aux lois de Dieux (Ibid., p. 327). Lacan nous dira qu’elle « se désolidarise de la Dicé », et qu’elle « se présente -comme autonomos », ne se tennat à rien d’autre qu’à « la coupure qu'instaure dans la vie de l'homme la présence même du langage. » (Ibid. p 325, 328) Alors, devenue si on peut dire inhumaine, sans crainte ni pitié, sans qu’émerge sa division comme sujet, avec une visée inébranlable mais sans attaches, elle va affronter son Atè. (Ibid, p. 306) Elle est loin de l’avoir choisie cette Atè, car la malédiction débute avec l’offense de son arrière-grand-père Labdacos à l’égard de Dyonisius. Après ce fût le grand-père Laïos qui fut maudit car enleva (ravit) le fils de Pélops et le viola. Et plus tard son père Œdipe, qui ne savait rien de son crime à lui, mais hélas voulut le savoir à n’importe quel prix, et il le paya. L’AUTRE Atè n’est pas seulement une déesse éprise de passion, de l’hibris, ni un destin ou malédiction. Elle signale avant tout une limite « que la vie humaine ne saurait trop longtemps franchir » (Ibid., p. 305), au-delà de laquelle on trouve le champ de l’Autre, des dieux, de la mort, du hors discours (Ibid. p 323). Et c’est bien là qu’Antigone se sent convoquée, enchainée en particulier au désir de la mère, « désir fondateur de toute la structure » familiale, mais qui est « en même temps un désir criminel. ». Il n'y a personne pour assumer le crime, et la validité du crime, si ce n'est Antigone. (Ibid., p 329) Héroïne, elle en est poussée à l’être, car là où elle se déprend des liens à la vie, se révèlent ses attaches au désir de l’Autre, qui en font son propre désir. On approche là d’un sujet fort complexe, difficile à cerner, déraisonnable autant que puissant dans sa vérité -c’est la marque du tragique. Elle voudra aller dans cet-au-delà, mais c’est au-dessus de sa volonté car elle ne peut ne pas vouloir y aller, (Ibid., p. 323), « une victime terriblement volontaire » (Ibid., p. 290) Là où elle est « identique à son destin, Atè, c’est là qu’elle ira « par un acte de liberté », mais contre sa volonté…« contre tout ce qui tient à son être jusqu’en ces plus intimes racines », (Lacan J. Sem. VIII, « Le transfert », Paris, Seuil, p 323), ce qui nous donne la mesure de la force, de la dimension paradoxale, de son choix obligé. Sans désavouer ce qui précède, on pourrait le décrire sous un autre angle, en un sens plus clinique : comme un état où le sujet est possédé par l’Autre, lieu aussi de la pulsion, pris de passion. Passion au sens du pathos, que l’on souffre et qui pousse le sujet au-delà de ses limites, parfois sans retour possible. Pierre Kaufman nous dit qu’il s’agit d’un moment de fascination où on est captivé, sous lequel il paraîtrait que le destin fasse signe, et il en propose des exemples si on peut dire quotidiens, comme « l’engouement, la transe, la stupéfaction, l’excitation soudaine, mais aussi la mise du joueur, l’obstination du collectionniste, etc ». D’ailleurs, de notables cliniciens ont signalé parfois un lien entre l’héroïque et la fuite en avant, siégeant sur la mélancolie… Le trait commun du pathos avec l’héroïque serait l’effacement de la division subjective, l’aspiration à la certitude, « l’identification à quelque chose qui pourrait colmater le manque ou garantir l’existence du désir de l’Autre » (V/ Passion, « Eléments pour une encyclopédie de la psychanalyse », dirigé par Pierre Kaufman) MORT ET BEAUTÉ Antigone vise la mort, elle incarne « le désir pur, le pur et simple désir de mort comme tel » (Lacan J. Sem. VII, « L’Éthique… », Paris, Seuil, p 329), d’ailleurs elle s’identifie à l’inanimé (Niobé) -où Freud nous aide à reconnaître l’instinct de mort (Ibid., p 327). Le héros vit entre deux morts, celle annoncée par le destin et qui l’a toujours accompagné, et celle qui se réalise. Un espace où la mort chevauche sur la vie, où se suspend radicalement tout ce qui a trait à la vie conçue comme transformation, processus, pour n’en rester que « suspendu al langage » (Ibid., p. 331) Espace du pur désir de mort, auquel l’humain n’a pas d’accès et que le beau en tant que mirage sert à cacher (Lacan J. Sem. VIII, « Le transfert », Paris, Seuil, p 154) Doit arriver le moment du franchissement de la limite de l’Atè, le moment de conclure. Et c’est là qu’éclate la violence de l’acte, la lueur et la beauté aveuglantes, qui servent donc à voiler cet au-delà qui ne peut et ne doit pas être vu. (Lacan J. Sem. VII, « L’Éthique… », Paris, Seuil, p 327). Antigone incarne bien cet « éclat insupportable » qui nous subjugue, qui fait l’attrait de la tragédie, où selon Aristote dans sa Poétique, l’évocation chez le spectateur de passions singulières telles que la crainte et la pitié portées à l’extrême, l’aident à se libérer ou du moins s’alléger, se dépurer de quelques adhérences imaginaires. C’est la catharsis. (Ibid., p. 290) MODERNITÉ Qu’en est-il de la tragédie en nos temps ? Dramatisons un peu, juste un peu, quelques traits parmi bien d’autres de nos sociétés contemporaines, où l’on peut apprécier la distance avec le tragique. En premier p. ex. un rapport à la vie qui se fait fort d’exclure son caractère limité, qui ne veut rien savoir de la possibilité de la souffrance physique autant que psychique, alors que la tragédie haussait la mort au rang de destinée. De nos temps le sujet, au moins dans son statut de citoyen, se trouve soi-disant protégé de la souffrance par un discours qui promet des solutions, même avant que le problème soit mis à jour, énoncé. Un monde qui se propose sans béances -et ce qui n’a pas de remède doit l’avoir dans le futur-, soit-ce une maladie, les limites énergétiques, etc. Et puis mieux que le tout soit immédiat, sans délai, ça doit tourner vite -, ne rien laisser, ne pas se priver. Vient au secours la technologie, avec les mondes virtuels, l’intelligence artificielle, etc, qui rétrécissent la place de l’humain en la suppléant. Si avant la culpabilité écrasante servait le pouvoir, elle est maintenant devenue bien légère, mais dans notre contexte cette inconsistance, cette dérobade, est bien utile à un pouvoir autre, souvent anonyme et jamais avant tellement concentré en quelques mains. Reste à peine la honte de se voir signalé, mais les faits déjà accomplis laissent peu de traces, on passe vite à autre chose, et c’est le narcinisme. (Colette Soler) La tradition, la connaissance des ancêtres, n’a plus cours, et la transmission entre pères et fils ne passe qu’à reculons, désuète à peine amorcée. Il n’est pas alors étonnant que l’Idéal du Moi s’amincisse, évidé par un Moi Idéal insatiable. On trouverait à manquer l’effet créateur du traumatisme, et de l’impossible comme soutient du fantasme. Comme l’écrivait le Dr. Doucet, « L'individu contemporain serait à même de décider de tout par lui-même, sans la moindre limite ». Dans cette lignée, J. Ramoneda, un philosophe catalan, écrit comment « La pandémie et la guerre/…/ nous ont fait récupérer la conscience de la vulnérabilité. Et il serait intéressant qu’on ne la perde pas, car, malgré toutes les prothèses technologiques dont on se pourvoie, la condition humaine c’est la précarité. Et c’est en la niant que se forge la croyance totalitaire : (du) tout est possible » Je crois que l’on vit en voulant ignorer la gravité du moment historique -sujet en particulier au changement climatique mais non seulement-, que l’on connait pourtant à travers les médias, etc. Une vérité sans trop de conséquences pour le sujet, impersonnelle, en deçà du pathos. Lacan parle aussi de cette modernité dans son Séminaire VIII du scepticisme, du dégoût, du nihilisme qui, dit-il « a saisi l’ensemble de notre culture à propos de ce que l’on peut désigner comme la mesure de l’homme ». Il ajoute que « Rien de plus éloigné de la pensée/…/ contemporaine, que cette idée naturelle, si familière pendant tant de siècles, de tendre à se diriger vers une juste mesure de la conduite, de quelque façon qu’on l’ait entendue… » (Lacan J. Sem. VIII, « Le transfert », Paris, Seuil, p 313). POUR CONCLURE Faudrait-il revendiquer le tragique face à la dérive du néocapitalisme ? Ce n’est pas simple. Et la psychanalyse ? J’ai l’impression que Freud et Lacan diffèrent en partie quant à l’éthique à la charge du sujet. Le premier (Freud S., « Conferencias de introducción al psicoanálisis, », núm. 21, 1916-17) considère que l’Œdipe de Sophocle « élimine la responsabilité éthique de l’homme/…/ (car) l’éthicité suprême serait de se plier à la volonté des dieux, malgré qu’elle ordonne quelque chose de criminel. Je ne peux pas croire que cette morale soit un des points forts de la pièce. » Pourtant Lacan soutient le geste du héros en se livrant à l’Atè… Il faudrait préciser -ce n’est qu’une nuance- que « la volonté des dieux » dont parle Freud ne recouvre pas la Atè à laquelle se réfère Lacan, car celle-ci implique le désir du sujet, même si soumis au désir du père et au désir de mort. Quant à Antigone, en tant qu’héroïne, elle résout la tension propre au drame en allant vers la mort, ce qui d’autre part étale le malheur en provocant dans l’immédiat deux autres morts -celle d’Hémon et celle d’Eurydice-, la ville de Thèbes n’en reste plus sauvée. Dans la tragédie ce n’est pas le Bien qui est en cause… Ismène au contraire se soustrait à la malédiction -il n’est pas dit autrement- en choisissant de vivre, ce qui ne n’évite pas qu’elle aura à répondre de sa décision. En arrivés-là, je considère qu’il faudrait soutenir sa place à l’héroïcité prise comme un choix, celui du martyre, « terriblement volontaire », qui annule un instant la barre du sujet. Mais, il y aurait d’autres choix tout aussi légitimes -au sens fort du terme-, p ex celui du courage -qui est tout autre chose que l’héroïcité -, où le sujet divisé connaît la crainte mais continue d’avancer. Ou encore, se nier à obéir certains dictats même s’ils sont au pouvoir et jouissent d’une adhésion incontestable. Comme exemples parmi tant d’autres, deux poèmes : « Le déserteur » de Boris Vian, ou sur un ton plus léger « Mourir pour les idées », de Georges Brassens. Ou même s’octroyer un peu de soi-disant liberté pour accepter avec Sartre « L’important n’est pas ce qu’on a fait de moi, mais ce que je fais moi-même de ce qu’on a fait de moi.» Quoi qu’il en soit, il y a sans doute une dette à assumer, celle du vivant né au langage, inscrit dans la série des ancêtres. Dette que l’on pourrait formuler comme reconnaître en soi la trace du don du père et du péché du père -qui sont deux faces du même-, et se faire responsable du payement en assumant une décision singulière. Il devrait être possible de répondre dans les actes, toujours avec un prix d’angoisse mais sans trop en démordre. Freud signale que l’homme se sent coupable, et avec raison, des restes de ses poussées parricides et incestueuses, qui même inconscientes, persistent en lui, d’où le sentiment de culpabilité. L’analyse pourrait en partie lui permettre de les reconnaître et d’y donner sa réponse -responsabilité vient de « avoir à répondre ». Une réponse dès le désir comme destin, dont on fait un choix même si déterminé par un passé qui commence bien avant la naissance et par des contingences qui laissent toutefois une possibilité à la reprise dans l’après coup, un désir à toujours greffé sur le désir de l’A. On en reste donc à la loi du désir -titre d’un film d’Almodovar-, à reconnaître aussi dans sa face d’excès, parfois même au-delà du bien, à soutenir pour s’orienter, pour se faire une vie. Je termine avec Freud dans « Les non-initiés peuvent-ils exercer l’analyse ?”, de 1926 : « Décider quand il est plus opportun de dominer les passions et de se plier à la réalité, ou bien de prendre partir pour elles et se préparer pour se défendre du monde extérieur, c’est l’alfa et l’oméga de la vie ». À prendre comme un propos éthique.