22 janvier 2022: Intervention d'Augustin Ménard - L'Infantile
SETE Le 22/01/22
L’INFANTILE
« La plus secrète mémoire des hommes »
Mohamed Mbougar Sarr
INTRODUCTION
Le thème de votre travail de cette année : « sauver l’infantile » prend son départ de l’affirmation de Freud : « l’inconscient, c’est l’infantile en nous » et encore : « c’est notre préhistoire ».
Je me propose d’approfondir l’apport original de Lacan concernant ce terme « infantile » et par quel biais il est présent chez l’adulte.
Son premier apport est celui de la distinction du sujet du désir et du sujet de la jouissance.
Le second sa conception de la temporalité et le troisième la distinction du signifiant Un, tout seul, de celui en chaîne avec les autres. Ce UN devient mémorial d’une jouissance précoce.
Ce parcours démontre que si, à première vue, Lacan paraît dévaloriser l’infantile, non seulement il lui donne toute son importance mais il en révèle le ressort réel.
DU SUJET DU DÉSIR AU SUJET DE LA JOUISSANCE
a) Le sujet du désir
Pour la psychanalyse la distinction entre enfant, adulte, vieillard n’est pas pertinente. En effet, ce que vise la psychanalyse c’est l’inconscient, soit ce qui organise la vie psychique des êtres parlants à leur insu.
Le moi conscient est différent chez l’enfant, l’adolescent, l’adulte ou le vieillard car remanié par les expériences de la vie.
Le sujet de l’inconscient, lui, n’a pas d’âge car il ne dépend pas de la maturation de l’organisme mais de la morsure du langage, du signifiant sur cet organisme, le sujet, sujet du désir n’a pas de substance, il est pur « manque à être », lié au désir de l’Autre, qui fait du désir un « désir de désir ». Ce sujet préexiste à la naissance et subsiste après la mort physique. Avant de naître il est déjà nommé, quant à la mort, nous répétons le syllogisme classique : « Tout homme est mortel, Socrate est un homme donc Socrate est mortel » ce qui rend le nom de Socrate immortel.
Le langage enlève quelque chose à l’organisme vivant, dérègle les instincts, mais lui apporte un pouvoir créatif. Celui-ci supplée à l’absence de mode d’emploi concernant la vie, la mort, le sexe.
De ce fait, le psychanalyste accueille la parole du sujet quel que soit son âge car c’est son seul médium dans la cure. Il aide le sujet à y entendre le désir plus ou moins entravé qui oriente sa vie infantile.
Un homme âgé de quatre-vingts ans est venu me demander une analyse au motif formulé ainsi : « j’ai raté ma vie, je ne veux pas rater ma mort ».
N’oublions pas que Françoise Dolto parlait avec les nouveau-nés.
b) Le sujet de la jouissance
Mais il y a un autre abord de la question. C’est ce que visait Freud avec le terme d’infantile. Une précision s’impose. Si Lacan utilise à trois ou quatre reprises ce terme du sujet de la jouissance (ce qui m’y autorise), il faut mettre un bémol sur cette dénomination. Ce sujet ne peut être imaginé ou dit puisque la pulsion est acéphale, il n’y a pas de sujet de la pulsion, et qu’il relève donc d’un réel qui nous échappe. Dans le graphe, il est représenté par le Delta de la flèche recourbée. Dans le schéma L par un S non barré, mais dans La Troisième Lacan nous avertit que l’on ne peut pas dire selon son propre cogito « je pense donc je jouis », mais : « je pense donc « se » jouit ». La forme réfléchie venant dans l’après-coup désigner la place d’où se produit la jouissance. C’est ce que manifeste le troisième temps du fantasme, « battre, être battu, se faire battre », c’est dans l’après-coup que l’on peut supposer un sujet à la jouissance.
Malraux énonçait : « il n’y a pas de grandes personnes », et Lydie Salvayre dans son dernier livre « Rêver debout » écrit : « l’enfant fleurit à l’âge adulte »
Freud a révélé, contre l’opinion de son époque, l’existence d’une sexualité infantile. Celle-ci est au fondement de la névrose, dite à juste titre infantile, qui constitue le noyau de la névrose adulte.
Lacan se plaisait à souligner que la pratique quotidienne de l’analyse démontre qu’à inciter des sujets à dire n’importe quoi, tout ce qui leur passe par la tête, sans jugement, ces sujets parlent spontanément de leur enfance, de leur mère, de leur père, de leurs frères ou sœurs, des personnes ou des événements qui ont été marquants à cette période.
La plus grande partie de l’analyse se déroule dans la perspective de rattacher le sens des symptômes au vécu infantile et d’en rejeter la faute sur les parents ou sur le sort.
Le virage salutaire ne peut se faire que lorsque le sujet repère qu’il est pour quelque chose dans le malheur dont il se plaint (ce que Lacan nomme « implication subjective ») et à partir de là le destin du sujet peut changer car ses symptômes se dégonflent de leur sens.
Là n’est pas encore l’essentiel. Freud avait découvert que l’obstacle principal à la levée du symptôme était, au-delà du sens, la jouissance (Genuss et non Befreidigung) inconsciente de ce dont il se plaignait consciemment. Le sujet interrompt l’analyse pour ne pas perdre cette satisfaction.
Lacan a clarifié cela en distinguant à côté du sujet du désir, le sujet de la jouissance, tous deux présents dans le fantasme. Il l’a fait à partir de la jouissance féminine et de celle des psychotiques car tous deux échappent à la régulation signifiante phallique.
Le sujet de la jouissance, c’est celui qui résulte de la pulsion en tant qu’elle affecte le corps. Si le sujet du désir provient de l’Autre, celui de la jouissance relève de l’UN de la jouissance autistique, il ne doit rien à l’Autre.
Lacan rend hommage à Aristote d’avoir distingué l’ousia qui est substance, de l’upokeimenon qui veut dire « jeté dessous » et qui est notre sujet du signifiant. Il est jeté sous les signifiants, le sujet de la pulsion sous l’objet a. Ce sont les deux pieds du fantasme.
Freud nous en fournit un exemple magistral en lisant dans la mimique de l’Homme aux rats la jouissance ignorée de lui-même alors qu’il évoque le supplice du rat introduit dans l’anus.
Ce sujet de la jouissance s’incarne dans les objets séparés du corps symbolisé que sont les objets oraux, anaux, scopiques ou vocaux. Lacan les nomme de la lettre « a » qui renvoie à aucun sens mais touche au réel. Là, se réfugie le peu de jouissance que nous pouvons soutirer au réel, à la chose, ce sont des « lichettes de jouissance », ou le « plus de jouir », car l’être parlant a été amputé de cette jouissance supposée originelle de l’animal. Dans son dernier enseignement Lacan unifiera ces deux manifestations du sujet avec le néologisme « parlêtre ».
TEMPORALITÉ
La coupure entre le sujet de l’inconscient et celui de la jouissance, est introduite par la percussion du langage sur le corps. L’inconscient en résulte, c’est pourquoi il est structuré comme un langage. Les formations de l’inconscient créées par lui peuvent aussi être dissoutes par lui. Le concept de temps est lié au langage.
Le temps imaginaire
C’est celui de la durée, continue, selon un écoulement linéaire dont le fleuve nous donne une représentation. Or, nous ne pouvons pas nous passer entièrement de l’imaginaire, il tient à notre structure mentale, tout au plus pouvons-nous le réduire à son minimum. C’est là que réside ce que Lacan nomme « débilité mentale ». Ce mot n’est pas une injure il tient compte d’une limitation de nos aptitudes et il ne s’en exclut pas.
Le temps symbolique
Il introduit une discontinuité. La chaîne signifiante est discrète ce qui veut dire faite d’éléments séparés, mais elle introduit la possibilité de faire des ponts sur ces failles : la métonymie et la métaphore dans un discours structuré c’est là qu’intervient le temps symbolique, pour autant qu’il permet l’anticipation, comme la rétroaction. Lacan l’a repéré chez Freud lequel décrit : « l’après-coup », « Narträglich ».
Un traumatisme actuel peut réveiller dans l’après-coup un traumatisme plus ancien.
Dans un texte des Écrits daté de 1945, Lacan développe « le temps logique et l’assertion de certitude anticipée ».
Le temps réel
Il nous échappe. L’éternité comme l’instant n’ont de sens que dans le semblant (mixte d’imaginaire et de symbolique), c’est pourquoi Kierkegaard peut dire que « l’instant est un fragment d’éternité ». Le réel est ce qui revient toujours à la même place, sans présent ou passé, c’est « l’éternel retour du même » de Nietzsche.
C’est le symbolique dégagé au maximum de l’imaginaire qui peut l’entre apercevoir dans l’éclair d’une rencontre.
Là intervient la notion de synchronie opposée à la diachronie. Cette dernière correspond au déroulement linéaire déjà évoqué (donc imaginaire). La synchronie tient à ce qui se rencontre dans un même temps. Encore faut-il la distinguer de la simultanéité qui peut être fortuite. La synchronie manifeste un présent permanent, sous-jacent à ce qui se présente dans la répétition sous des formes chaque fois différentes, c’est ce que l’on nomme itération. Une géométrie récente en est issue : la géométrie fractale.
Ainsi un événement traumatique de l’âge adulte peut prendre son sens dans l’après-coup d’un événement de l’enfance enfoui dans l’inconscient.
Nous pouvons donc maintenant affirmer que les signifiants qui ont marqué notre enfance sont présents sous forme quiescente dans notre inconscient. C’est là le secret de l’infantile qui est plus à révéler qu’à préserver car il est immuable.
L’INFANS ET LE SIGNIFIANT MÉMORIAL DE JOUISSANCE
Le premier Lacan a exploré la fonction de la chaîne signifiante comme support du sujet du désir. Ce sujet se loge dans les intervalles entre les signifiants : S1, S2, S3…Sn.
Nous avons déjà dit que leur combinaison en métonymie et métaphore est au fondement des discours. Ce qui est visé là est la vérité, mais nous savons qu’elle ne peut jamais être atteinte en totalité car une part d’elle tient au réel. C’est ce qui conduit Lacan contre Heidegger à prendre pour boussole le réel au-delà de la vérité.
C’est sur ce réel que dans un second temps Lacan va se centrer en mettant l’accent sur le signifiant UN, le signifiant tout seul, isolé, désarrimé de la chaîne. De ce fait, il perd tout sens, il est hors sens.
Il ne représente plus le sujet pour un autre signifiant, ce qui est sa définition, mais il représente quelque chose pour quelqu’un ce qui définit le signe selon Pierce. Ce signifiant UN vire au signe. Le quelque chose est ici la jouissance et le quelqu’un est le sujet de la jouissance, pétrifié sous lui.
Cet UN est mémorial de jouissance, un certain « éclat sur le nez », tel est le mémorial de jouissance qu’indexe ce signifiant pour un fétichiste analysant de Freud.
Le signifiant UN est du réel, il échappe donc au temps imaginaire comme au temps symbolique, « il est ». Il a pour ce signifiant une fonction « homologue » (c’est le mot de Lacan) à celle de l’objet a, versant objet.
Infantile vient du latin Infans qui veut dire qui n’a pas encore la parole. Là est la source, le fondement de l’infantile, cela ne veut pas dire qu’il s’agirait du préverbal, car l’enfant est d’emblée percuté par le verbe. Déjà « in utero » il les perçoit sous forme de sons. Le son est le support de l’objet a vocal, mais sa marque sur le corps est un S1.
Françoise Dolto dans sa venue au Séminaire de Remoulins évoquait le cas d’un enfant abandonné sur le parvis d’une église. Elle l’avait vu dans ses entretiens réagir à un chant religieux. Toute une enquête lui avait permis de retrouver que le jour où il était à terre, l’oreille collée sur la dalle du sol, c’était bien cette musique qui avait été jouée.
À la naissance, la prévalence du regard fera oublier avec la jubilation du miroir les empreintes sonores pour les recouvrir par celles des images, « l’ange de l’oubli » du mythe par exemple y trouve peut-être son origine, mais c’est aussi par-là que l’imaginaire contribue à notre débilité.
Toujours est-il que ce sont ces S1qui forment un essaim et marquent l’infantile, la jouissance singulière du sujet.
Nul déterminisme pour autant, car si la manière dont il les accueille détermine son destin, leur révélation dans l’analyse peut en détourner le cours.
Sous le langage court « lalangue » et sous la parole « l’apparole ».
Une jeune anorexique déclenche ses troubles alimentaires à l’adolescence, confrontée à la rencontre sexuelle. L’analyse lui permet d’évoquer le souvenir d’attouchements par un oncle dans son enfance. Les parents informés n’y avaient pas cru. Un allègement produit par cet aveu ne se confirmera qu’après la sentence rendue par le juge qui condamnera l’oncle. La fonction du juge vient ici suppléer par l’application de la loi, la carence de la parole paternelle. Mais elle en restait encore là au statut de victime.
Seule l’émergence dans la cure des signifiants qui avaient marqué le sevrage dans sa relation à la mère lui permit d’entendre pourquoi le traumatisme s’était exprimé dans le langage des pulsions orales, alors que ça n’avait en apparence aucun rapport. Plus encore cela lui permit de passer de sa position passive de victime à celle d’implication subjective. Elle entendit enfin qu’elle était pour quelque chose dans le malheur dont elle se plaignait au-delà de la réalité de la faute de l’autre.
CONCLUSION
À mon sens il s’agit moins de préserver l’infantile que de repérer et révéler sa présence actuelle en nous. S’en faire responsable, qu’il soit douloureux ou au contraire lié à une béatitude perdue, permet d’en tirer des conséquences à nouveaux frais. Loin de l’implacable malédiction du sort ou de la nostalgie du paradis perdu, cette rencontre d’un réel autorise un rebroussement source de créativité. De nouvelles modalités de jouissance moins ruineuses peuvent alors se faire jour. C’est ce que j’ai essayé de démontrer dans mon livre « Les promesses de l’impossible ».