Paroles singulières en Méditerranée

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Dr Augustin  Ménard
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PAROLES SINGULIÈRES EN MEDITERRANEE

20 11 2021 - Jean-Louis Cianni- Le Philosophe et l'enfant


Espace Sétois de Recherche et de Formation en Psychanalyse

 

Le philosophe et l’enfant

 

Il faut le dire, au risque de décevoir, on chercherait en vain une véritable philosophie de l’enfance, comme il s’en trouve de l’histoire, de l’art, de la conscience ou de l’amour. L’enfance n’a pas accédé au statut de concept philosophique, c’est une notion commune. Il n’existe pas de théorie philosophique de l’enfance, repérable en tant que telle, c’est -à-dire élaborée, reprise dans le temps, contestée d’époque en époque. En dépit de ce trou conceptuel, l’enfance est présente dans les textes de la tradition sous de multiples formes allant des évocations biographiques, à des métaphores organisatrices en passant par des considérations pédagogiques.

C’est ennuyeux qu’il n’y ait pas de théorie, c’est inconfortable. Il faut faire avec ce qu’on a, se mettre en risque. Sortir des certitudes tranquilles de celui qui sait et de l’assurance de celui qui va savoir. Il faut tenter de penser. 

Dans cet objectif nous partirons de ce vide, de ce grand silence de la philosophie, pour le cerner et tenter de le comprendre. Cet oubli nous révèlerait -l’enfance comme un impensé ? Un impensable ? La défaillance de la philosophie colle en tout cas avec la sémantique.  L’étymologie du mot enfant nous renvoie à un terme négatif : l’in-fans désigne l’être qui ne parle pas, qui n’a pas l’usage de la parole. Enfant vient d’un mot latin forgé à partir d’un préfixe privatif et du verbe fari, qui signifie parler. La source grecque est le verbe phémi qui signifie dire, parler. Les linguistes en ont tiré la fonction phatique, marquée par des termes qui vérifient que la communication est assurée : « allo ? » « Vous me suivez ? » etc. 

Le terme d’infans fait signe vers une zone de silence complexe, associant inachèvement langagier, mutisme, non-dit, censure, dans un dispositif culturel, un système métaphysique d’exclusion. « On tue un enfant » nous a expliqué Serge Leclaire à l’aide d’une appellation aussi subtile que paradoxale. Nous pourrions dire « on fait taire un enfant ». Mais priver de parole, n’est-ce pas déjà nier l’être vivant et parlant, le tuer symboliquement ? L’in-fans fait signe vers un non-être parlant. Il vient désigner un sujet non-parlant, c’est-à-dire un sujet nié. 

C’est dans ce no man’s land que la philosophie a basculé. C’est ce lieu aussi qu’elle explore aussi, sciemment ou sans le savoir, en clair ou en creux. Son cheminement suit quatre lignes de questionnements qui lui sont spécifiques : la raison, la liberté, l’éducation, la créativité. On y voit apparaître quatre figures de l’enfant : l’enfant fou, l’enfant asservi, l’enfant éduqué et l’enfant créateur. 

 

à travers des thématiques identifiées, qui sont au cœur du questionnement philosophique : la raison, la liberté, l’éducation, la créativité. Quatre problématiques qui ne cessent d’ailleurs de s’entrecroiser et que nous allons survoler maintenant, seulement survoler compte tenu du temps imparti.  

L’enfant fou

Un être sans parole : cette définition de l’enfant est déjà au cœur de l’approche des philosophes de l’Antiquité, d’Athènes d’abord, même si infans est un terme latin. La chose précède le mot. 

 Ainsi Platon écarte-t-il d’un même geste de la compagnie des êtres rationnels ou raisonnables, l’animal, la femme, l’insensé, et l’enfant. Qu’est-ce qui se joue dans cette ségrégation ontologique ?  Plus que de la parole, l’enfant est dépourvu du logos, discours/raison confondus. Ce n’est pas seulement un sujet qui ne parlerait pas, qui s’exprimerait mal, ou à tort et à travers. C’est un non-sujet. 

Le sujet grec est en effet un homme raisonnable, un homme libre. Au même titre que les esclaves ou les étrangers, les enfants sont dans un premier temps exclus politiquement de la scène sociale. Ils entrent ensuite dans une phase initiatique, dite pédérastique, pris en charge par des hommes. 

L’enfant est dépourvu de raison, déréglé, soumis à ses pulsions et impulsions. Dans Les Lois, Platon fait dire à l’Athénien, qui dan,s les derniers dialogues succède à Socrate : « cet être cherche à remuer ou à se faire entendre, les uns gambadent et bondissent, comme s’ils tressautaient de plaisir à la pensée de se livrer à quelque jeu ; les autres font entendre mille cris. » C’est une sorte d’insensé. Pire, il ne fait pas encore partie de l’humanité. « Or, de tous les animaux sauvages, l’enfant est celui qu’il est le plus difficile à manier : autant est abondante chez lui, plus que chez tout autre animal, la source de la pensée, mais une source non encore équipée, autant il se montre fertile en machinations, âpre et d’une violence dont en aucun autre on ne trouve la pareille. »

Aristote, élève de Platon mais qu’on considère comme le premier biologiste, voit dans l’enfant un homme en puissance ; il n’a pas encore atteint le stade de l’homme en acte, actualisé, complet. Il reconnaît à l’enfant un âme « animale », une capacité de sentir et d’avoir des impulsions, mais l’enfant est exclu de la sphère de l’action, de l’éthique « Car, pour nous, le petit enfant ou la bête n’agissent pas et l’on n’agit vraiment que du moment qu’on passe par un raisonnement. » 

En biologiste, Aristote rajoute à la déconsidération intellectuelle et morale l’inachèvement physiologique. L’enfant reste un homme en puissance, un être inabouti jusque dans son apparence. Le pais est féminisé, il partage avec la femme imperfection corporelle et impuissance physiquee. D’où cette terrible affirmation, qui serait deux fois condamnable aujourd’hui : « tous les enfants sont des nains. »  L’enfant est un être en gestation, en devenir. Un corps et une pensée inaboutis. Il n’a reçu ni sa forme ni sa destination définitives. Il flotte dans l’inactuel, dans le non-réalisé, à la frontière du néant. 

Autre exemple, tiré de la philosophie stoïcienne. Pour Sénèque, l’enfant est un être soumis à l’émotion, à la passion, à la colère et à la perversion. L’hegemonikon, le principe directeur qui, dans le système psychique des stoïciens pilote l’âme et  la conduite, n’a pas encore acquis les pleins pouvoirs. L’enfant est non seulement déraisonnable, mais aussi sans morale. Il faut donc le contrôler à l’aide d’une éducation rigoureuse.

N'oublions pas que Romains comme les Grecs, évoluent dans une culture familiale et sociale de type patriarcal et patrimonial, mots qui viennent de pater (père). L’enfant est comme une chose, un bien appartenant à son père, lequel a droit de vie et de mort sur lui. 

Être enfant dans l’Antiquité, c’est donc être un sous-homme, dépourvu de raison, c’est-à-dire d’intelligence, de contrôle de soi, d’éthique, d’existence sociale et de droit. Cette situation va durer longtemps. On sait qu’il faut attendre le XVIIIe siècle pour que l’enfant reçoive une existence juridique. Jusque-là, l’adulte en use à sa guise : abandons, infanticides, emprisonnements sont des pratiques sociales tout à fait « normales ». 

Cette exclusion de l’enfant reste toutefois intenable. Platon écarte les enfants du monde des hommes libres et dotés de raison. Mais il reconnaît qu’au fond de la caverne de leurs illusions, les adultes ne sont pas mieux lotis. Et quand il tente de démontrer le caractère inné de l’intelligence, Platon interroge un jeune esclave en lui demandant de tracer sur le sol le double d’un carré. Il est dans l’âme, dans la subjectivité, un étrange pouvoir de revenir à soi pour y trouver plus que les souvenirs épars d’une existence singulière. Pouvoir de s’ouvrir à un monde perdu mais qui résonne. Monde des idées, monde intelligible pour Platon dans lequel l’âme a vécu avant de s’incarner et qu’elle aspire à retrouver.  C’est avec un enfant que le philosophe athénien procède à sa démonstration. L’âme incarnée est en exil mais elle conserve le souvenir de son séjour antérieur. 

On pourrait aussi rappeler la maïeutique de Socrate (de maïa la mère), l’art d’accoucher les esprits de leur propre vérité. Ou encore l’importance de l’éducation dans la République. Naissance, formation, si l’on y regarde de plus près l’enfance revient en force dans la philosophie même qui l’exclut. Il ne faut pas se fier aux apparences ni au discours manifeste des philosophes. Ce n’est pas à vous que je vais l’apprendre.

Dans  ce rapide survol de la philosophie antique, on distingue clairement le nœud du problème. L’être enfant n’a pas d’existence propre, il est perçu, défini, pratiqué depuis l’être adulte. 

 

L’enfant asservi

C’est notre deuxième figure. Dans la phase moderne, l’immaturité, la débilité de l’enfance vont s’associer à une autre question : la question de la liberté. On se souvient de ce qu’écrit Descartes dans la deuxième partie du Discours de la Méthode : « Je pensai que, pour ce que nous avons tous été enfants avant que d’être hommes, et qu’il nous a fallu longtemps être gouvernés par nos appétits et nos précepteurs, qui étaient souvent contraires les uns aux autres, et qui, ni les uns ni les autres, ne nous conseillaient peut-être pas toujours le meilleur, il est presque impossible que nos jugements soient si purs ni si solides qu’ils auraient été si nous avions eu l’usage entier de notre raison dès le point de notre naissance, et que nous n’eussions jamais été conduits que par elle. »

L’enfance est le creuset, non plus de l’irrationnel absolu, mais du défaut de vérité, de l’erreur. La science et la philosophie moderne, conduites par une subjectivité certaine de son fait, opèrent la reconquête d’une raison initialement engluée dans la connaissance sensible et recouverte par le savoir scolastique. L’enfance est la période d’une double confusion, une double aliénation, générées par les sens et par le savoir dogmatique. L’enfant est la victime du monde sensible et du discours des maîtres. 

Les œuvres de Descartes sont celles d’un homme mûr. Sa pensée et celle d’une subjectivité adulte qui solde son enfance, mais c’est aussi une pensée naissante ou renaissante, une pensée qui se fait naître, puisque Descartes veut rebâtir l’édifice du savoir à partir d’une pensée qui se donne elle-même ses règles, une méthode qu’elle trouve en elle-même jusque dans son doute. 

C’est là un changement décisif. Qui, tout en restant dans le cadre rationaliste, définit l’enfance comme le temps de l’erreur, certes, mais aussi de l’aliénation. Si chacun avait eu dès la naissance l’usage plein et entier de sa raison, il aurait pu échapper aux pièges de l’enfance. Au sensualisme, à l’égocentrisme. Au syncrétisme, par exemple, qui fait confondre la réalité et l’imaginaire, au verbiage qui fait parler à tort et à travers. On voit là que Descartes accorde une sorte de micro-raison aux enfants. 

Mais le pire pour lui, ce ne sont pas ces errements innés et inévitables, c’est l’emprise dont ils font l’objet. L’enfant est celui qui succombe sans le savoir à une croyance. Il répète des connaissances en croyant « que ceux qui les ont enseignées en connaissaient la signification. » L’usage de la raison pour Descartes est le fait d’un homme libre, d’une pensée qui se libère et trouve en soi les ressources pour triompher du doute et de l’incertitude. C’est une pensée critique qui conteste les idées reçues et les faux savoirs. 

On ne résiste pas à rappeler ici ce que des recherches récentes ont révélé. Contrairement à ce qu’on a toujours raconté au petit Descartes, notamment son père, sa mère n’est pas morte peu après sa naissance mais un an après environ. Descartes ne l’a jamais su. La découverte de ce secret de famille est récente. Toute la vie de Descartes a été consacrée à « la recherche de la vérité », à une entreprise inconsciente de démolition de la thèse paternelle. Cette donnée du roman familial apporte une singulière lumière sur les ressorts psychologiques de l’entreprise cartésienne. Le traumatisme ne fait pas le génie, mais il y contribue…

La problématique de la liberté qui a émergé des plis du rationalisme moderne, s’intensifie dans la philosophie des Lumières. Dans un texte de référence « Qu’est-ce que les Lumières ? » Kant définit L'Aufklärung, comme «la sortie de l'homme de sa minorité » et il ajoute « minorité dont il est lui-même coupable ». Être mineur, c'est être incapable de se servir de sa propre intelligence, sinon sous la tutelle d'autrui. Et on en est coupable dès que cette minorité ne vient plus d'un défaut d'intelligence, mais de décision, du courage de s'en servir par soi-même. Paresse et lâcheté, voilà ce qui explique que la plupart des hommes restent toute leur vie des mineurs, d'autant qu'il se trouve toujours des « tuteurs » pour leur démontrer qu'il est dangereux de marcher seul : «il est si commode de n'être pas adulte » 

 

L’enfant éducable

Il faut sortir du cadre rationaliste antique et moderne pour que l’enfant apparaisse comme un sujet. C’est Rousseau qui effectue cette échappée. Sa philosophie donne la prééminence au sentiment. « Nous sentons avant de connaître », « tout que je sens être bien est bien, tout ce que je sens être mal est mal », « les actes de la conscience ne sont pas des jugements mais des sentiments », « exister, c’est sentir » … Sur tous les plans, chronologique, éthique, psychologique, existentiel, le sentiment domine et conjure la raison que Rousseau perçoit comme un « faiblesse de l’âme ». 

Et c’est ce philosophe de la sensibilité qui replace l’enfant au centre de son traité d’éducation, Emile ou de l’Education. L’homme pour Rousseau est bon par nature et c’est la société qui le corrompt. L’éducation doit s’adapter aux différents âges de l’enfant, suivre sa nature, « Vivre est le métier qu'il (l’éducateur) veut apprendre à son élève. » et pour cela nul besoin de rabâcher les fables de La Fontaine ou de traduire des versions latines. Rousseau poursuit le travail critique initié par Montaigne dans De l’Institution des enfants, qui critique du savoir livresque et scolaire. Descartes, lui aussi ne faisait pas autre chose. 

Rousseau reprend la vieille tradition philosophique initiée par Platon qui est aussi le fondateur de la première école de l’Antiquité, l’Académie.  Mais l’entreprise pédagogique de Platon s’intéresse à peine à l’enfant. Elle vise à produire un homme nouveau. Il ne s’agit pas d’éduquer l’enfant mais de dispenser un savoir, de former à un mode de vie, une citoyenneté, différents. Le monde adulte et de demain, finalise la pédagogie. L’éducation est la voie royale pour construire un autre monde, une autre cité, un autre citoyen. Et ce, alors qu’Athènes et la civilisation des cités sont arrivés à leur crépuscule quand Platon écrit. Cette idée que l’homme (et non l’enfant) peut s’améliorer et que l’éducation est son vecteur privilégié reste au cœur du projet philosophique. 

À la différence de ses prédécesseurs, Rousseau effectue une véritable révolution copernicienne. Il renverse les perspectives et place l’enfant au cœur du projet éducatif. Il en fait un être à part entière doté de raison, de sensibilité de sens moral. Un être différent dont il faut prendre en compte la spécificité.   « L’humanité a sa place dans l’ordre des choses ; l’enfance a la sienne dans l’ordre de la vie humaine : il faut considérer l’homme dans l’homme, et l’enfant dans l’enfant. » 

Et pour Rousseau l’état primitif, l’état de nature est bon. L’enfant est donc naturellement bon. Il n’est ni idiot ni pervers. Ses défauts proviennent d’un contexte qui peut être défavorable. Le rôle de l’éducateur est de protéger l’enfant d’un environnement nocif, de l’amener à un point de maturité où il sera capable de se protéger lui-même. De le libérer aussi, de lui apprendre le bonheur et le plaisir de la nature. « Le premier de tous les biens n’est pas l’autorité mais la liberté ».

C’est une approche radicalement novatrice. Une pédagogie révolutionnaire pour l’époque. L’histoire veut qu’elle soit produite par un penseur orphelin de mère et abandonné par son père, un temps mineur errant. Son ironie, c’est que ce grand pédagogue ait lui-même abandonné ses sept enfants. Ce qui, on s’en doute, a alimenté les critiques de ses nombreux détracteurs et en retour sa paranoïa et son caractère abandonnique.  Il fallait cela, un penseur qui soit un hybride, un homme-enfant pour crever la chappe de silence et conjurer l’exclusion de l’enfance du champ philosophique et plus largement du champ culturel occidental. Il n’est pas certain toutefois que son approche soit passée dans les pratiques pédagogiques modernes. 

L’enfant créateur 

Dernière figure, celle de l’enfant créateur et recréateur. Deux autres philosophes ont adopté une attitude originale face à l’enfance. Il s’agit de Nietzsche et de Bachelard. Leurs visions sont très différentes. Mais elles reposent toutes deux sur des critiques du rationalisme. La première au nom d’un renversement des valeurs, la seconde parce qu’elle fait place à l’imagination.

Nietzsche voit dans l’enfant la haute figure d’une métamorphose. On connaît le célèbre passage de Ainsi parlait Zarathoustra, intitulé « Les trois métamorphoses ». Nietzsche y décrit l'aventure de l'esprit, sa libération, comme une évolution articulant trois moments, dépeints par des métaphores. L’esprit ressemble d’abord à un Chameau, animal de charge, lesté de vérité et de responsabilité. Puis il devient Lion, félin « qui veut s'emparer de sa liberté et être seigneur dans son propre désert », qui remplace le « tu dois » par un « je veux » et conquiert avec violence le « droit sacré de dire non », même au devoir. Le lion cède ensuite la place à l’enfant qui joue, stade de l’affirmation pleine, innocente et oublieuse. L’enfant devient le symbole de la création de valeurs, de la conquête de son propre monde. « Tu dois », « je veux », « il joue » : trois étapes de la libération nietzschéenne. 

« Mais dites, mes frères, de quoi l’enfant est donc capable dont ne le fut pas le lion ? Pourquoi faut-il que le lion féroce devienne un enfant ? L’enfant est innocence et oubli, un recommencement, un jeu, une roue roulant d’elle-même, un premier mouvement, un « oui » sacré. (Idem, p. 41) » 

Avec Nietzsche, l’enfant devient le dernier stade, l’horizon symbole d’une métamorphose, d’une régénération possible. D’une identité recommencée qui s’éprouve dans la liberté du jeu et non dans les chaînes de raison. 

Retournement des âges mais retournement philosophique et retour aux sources de la culture occidentale, aux penseurs présocratiques, avant la mise en place du théâtre rationaliste. « Le Temps est un enfant qui joue en déplaçant les pions : la royauté d'un enfant » nous dit le fragment 52 d’Héraclite. L’enfant vient nommer une souveraineté absolue mais aussi un art dans la maîtrise des contraires. 

Qu’est-ce qui se produit dans cette anamnèse philosophique ? Nietzsche le précise dans un des Fragments posthumes (50).  Il raconte l’histoire d’un rêve où un enfant lui tend un miroir : « Pourquoi me suis-je ainsi effrayé dans mon rêve, au point de m’en être éveillé ? Un enfant qui portait un miroir ne s’est-il pas approché de moi ? O Zarathoustra, me dit l’enfant, regarde-toi dans ce miroir ! » Il y là un autre renversement de perspective qui annonce notre actualité. On ne va plus de l’enfant à l’adulte mais de l’adulte à l’enfant. L’adulte n’est plus l’avenir de l’enfant, c’est au contraire l’enfant qui devient l’avenir de l’homme. Au rebours des âges. Comme dans le film l’Etrange histoire de Benjamin Button dont le héros régresse dans le temps pour retourner à l’état d’enfance. Dans ses emballements lyriques, l’enfance revue et sacralisée par Nietzsche, vient refuser la culture de l’adulte, son sérieux, son autorité, son achèvement. 

Gaston Bachelard est l’inventeur d’une psychanalyse singulière délestée de la charge libidinale freudienne, empreinte d’une philosophie qui rend tout son pouvoir à l’imagination, celle que les philosophes ont considéré comme la « folle du logis ». L’imagination es, au contraire, la racine d’une force agissante. « Le monde est mon imagination » l’imagination n’est pas une faculté passive, vouée à la rêverie et au seul possible. Elle est dynamique, créatrice, transformatrice. Elle propulse l’homme vers un monde qui lui résiste mais qu’il peut aménager.

Dans cette philosophie prométhéenne, sorte de positivisme de la sublimation, l’enfance devient une source toujours active, toujours disponible. « L’enfance, écrit Bachelard, est le puits de l’être. » Pourquoi ? Parce qu’elle est en prise directe avec l’univers des images dont le premier pouvoir est de nous faire retrouver l’état de « neuve enfance. » Avec Bachelard, philosophe qui a connu les tranchées, perdu une épouse très jeune, le retour à l’enfance n’est jamais régression mais recommencement, source de résilience et de réconciliation. On a là un autre renversement : c’est l’enfant qui nourrit, libère et régénère  l’adulte.

Les moralistes de l’Antiquité avaient déjà remarqué cet effet de feed-back. Voici ce que Sénèque écrivait en observant le jeu des enfants : «  Dirons-nous que ce qui distingue l'homme de l'enfant, c'est que l'avidité des enfants a pour objet des osselets, des noix ou de menues pièces de monnaie tandis qu'il faut aux hommes de l'or, de l'argent et des villes, que les enfants ont leurs magistratures à eux et contrefont la prétexte, les faisceaux et la tribune, tandis qu'au Champ de Mars, au Forum et au sénat, les hommes jouent pour de bon aux mêmes jeux ; que les enfants, en entassant du sable au bord de la mer, construisent des simulacres de maisons tandis que les hommes, gonflés de l'importance de leur œuvre, amoncellent gravement pierre sur pierre, édifient des murs et des toits, et de ce qui devrait les abriter font une perpétuelle menace pour leur vie? Enfants ou hommes faits, les illusions sont les mêmes ; il n'y a que leur objet et leur importance qui changent. » 

Depuis, Freud a déboulé dans la cour de l’école. Il y a introduit la sexualité, les désirs œdipiens, la distinction des principes de plaisir et de réalité. L’enfant s’est rapproché de l’adulte. À l’inverse, l’adulte s’est rapproché de son enfance. La distance s’est réduite, si elle ne s’est abolie. L’enfant est devenu le « père de l’homme » selon une formule qu’on attribue à Freud. Et dans cet enroulement toujours actuel, anhistorique, nous sommes devenus des hybrides inquiétants ou des mixtes inquiets.  D’autres encore, comme Piaget ou Winnicott ont exploré et théorisé les thématiques de l’intelligence enfantine ou du jeu. Aujourd’hui on l’initie même à la philosophie…

Et c’est peut-être pour cela que nous ne savons plus où sont les enfants inscrits par la culture médiatique et numérique dans la réalité crue et cruelle du monde adulte, à son marché et où se trouvent les parents atteints de jeunisme, aspirés par un irréductible et régressif moi idéal. Enfant-adulte ou adulte-enfant ? Nous ne savons plus, nous ne pouvons plus répondre. Avec ce risque assumé qu’en abolissant la différence nous nous condamnons à courir après une enfance disparue, mythifiée, livrés à une sorte de puérilité seconde, d’imbécillité nostalgique.  Ou pire à une agressivité irrépressible quand on suit le récit de notre actualité ponctué de violences contre les enfants, de viols de mineurs et d’infanticides. L’adulte barbare de notre temps finit par se confondre avec l’animal sauvage que Platon voyait dans l’enfant…Il faudrait peut-être parler ici d’un complexe de Peter Pan, le héros qui ne voulait pas grandir…

Que pourrions-nous retenir de cette rétrospective philosophique avec ses zones d’ombre et ces flashes éphémères :

  • Que l’enfance n’existe que dans la loi de l’adulte. 

  • Que l’in-fans demeure et se perpétue dans l’enfant. 

  • Que le silence et les jeux du « petit sujet » non-parlant nous tendent un énigmatique mais salutaire miroir identitaire.

 

Mais ne dramatisons ni l’enfance ni l’âge adulte. Il n’y a pas que du négatif, du tragique dans l’une comme dans l’autre.  Le temps de l’enfance est aussi celui du don d’humanité. De la substance acquise, ne faut-il pas rendre quelque chose aux autres ? Non pas comme une dette à rembourser, plutôt comme une mission humaine à accomplir. L’adulte, philosophe ou pas, raisonnable ou pas,  n’en a jamais fini avec l’enfance, avec son enfance et encore moins avec les enfants du monde. L’enfance est peut-être cette réception, cette absorption aveugle de vie et d’humanité. Mais celles-ci appellent aussi restitution, contre-don, transmission par la génération et, plus encore, par l’éducation, la communication, le passage de l’amour et de la protection reçues.

C’est pourquoi, je vous propose d’arrêter mon propos avec le dessin, non pas d’un enfant, mais d’un adulte, Sempé, qui fut aussi un enfant battu par sa mère. Mieux que tous les discours, il résume dans la résilience et l’humour, la situation tissée de paradoxes cruels et de lumières chaudes de l’homme-enfant ou de l’enfant-homme.    

 

Jean-Louis Cianni 

20 novembre 2021

 

 

 

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