Paroles singulières en Méditerranée

Liste des intervenants

Professeur Claude-Guy Bruère-Dawson
Dr Jean-louis Doucet
Dr Michel Leca
Professeur Jean-Louis Pujol
Dr François  Morel
Dr Augustin  Ménard
 Rajaa Stitou
 Jean-Paul Guillemoles
Dr Marie  Allione
 Claude Allione
Professeur Bernard Salignon
Professeur Roland Gori
 Bernard Guiter
Pr Jean-Daniel Causse
 Gérard Mallassagne
 Jean-Claude Affre
Dr Marie-José Del Volgo
Dr Jean-Richard Freymann
Dr Patrick  Landman
 Rhadija  Lamrani Tissot
Dr Marcel Ventura
Dr Marie-Laure Roman
 Franck Saintrapt
 Lionel Buonomo
Professeur Gérard  Pommier
Dr Arielle Bourrely
  ACF-VD
 Laurent Dumoulin
 Jomy Cuadrado
Professeur Michel  Miaille
 Guilhem  Dezeuze
 Aloïse Philippe
Dr Jean Reboul
Philosophe Jean-Louis Cianni
Dr Bernard Vandermersch
 Eva-Marie  Golder
 Bernard Baas
 René  Odde
 Daniel Nigoul

Fermer

PAROLES SINGULIÈRES EN MEDITERRANEE

06/02/2021, Marcel Ventura, CRISES

                                                                                           ESRFP

                                                                                 Samedi 6 février 2021

                                                                                          CRISES

 

 

Marcel Ventura

 

L’origine indoeuropéen, grec, et puis latin du mot crise -qui met l’accent sur le fait de séparer, distinguer, décider…-, a été
probablement signalé à l’occasion des rencontres précédentes.

 Si on voyage vers l’est on verra que la langue chinoise ne contredit pas cette idée mais l’aborde sous un autre angle : ainsi
pour représenter « crise » on précise deux idéogrammes bien différenciés, qui ne se fondent pas comme il arrive p ex avec
« Homme», obtenu en ajoutant « Un » à l’idéogramme  de « Ciel ».
Par contre les deux qui livrent et soutiennent le concept
de crise ne font pas une addition -pour ainsi dire-
sinon qu’ils fonctionnent plutôt comme des opposés qui doivent se tenir
ensemble : on a alors
d’un côté wēi qui se rapporte au danger et même à la mort, et de l’autre ji (xi) qui se rapporte à
opportunité, inspiration, et cela avec d’infinies
nuances. En effet, comme l’explique François Cheng, dans « L’écriture
poétique chinoise », cette langue permet une polysémie très ample du fait même de se transmettre sous forme
d’idéogrammes (p. 15), d’autant plus qu’ils sont pour ainsi dire libérés des éléments de liaison qu’ils désignent comme
« mots vides ». Je cite « Il en résulte un langage épuré mais libre, dénaturé mais souverain, que le poète plie à son usage » (p. 24)

 Dans la langue française on retrouve nettement cette dualité -danger vs opportunité- sous l’usage médical. Ainsi, selon
Le Robert, une crise vient refléter le « Moment d’une maladie caractérisé par un changement subtil et généralement décisif,
en bien ou en mal. »

Sous d’autres acceptions, cette langue qui nous est commune relève surtout le côté. Danger sous forme -je lis le Robert-
d’émotion soudaine et violente, de perturbation, d’ébranlement, de rupture, etc. Toutefois on retient aussi l’idée de conflit,
de tension, même
si on y met l’accent sur le malaise qui en découle.

 Dans sa définition en castillan et en catalan il paraîtrait que cette idée de conflit propre à la crise s’oriente davantage vers
le changement. Et si bien on l’associe à l’instabilité, le déséquilibre, etc , il y a une bonne place pour les idées de
transformation, mutation, rénovation, évolution, renversement, etc.

 En tout cas, et au-delà des dictionnaires, il m’intéresse de relever deux aspects :

 PERTE et GAIN
L’un, que toute crise suppose une perte -au moins le risque-, et qu’elle pousse donc à un possible travail de deuil, comme
il advient dans ce que l’on appelle les crises vitales -qui d’ailleurs ne devraient jamais épargner le sujet.

Sur un autre plan on pourrait ici parler, avec Jean Piaget, du concept d’accommodation (p. 16) -moment d’expérimentation
active et parfois d’angoisse- quand la dénommée assimilation (p. 15) déborde le cadre et les repères valides de l’enfant qui
grandit, et l’on trouverait d’innombrables exemples où la perte est nécessaire pour qu’un gain soit possible.

La psychanalyse nous l’apprend dans la théorisation de l’aliénation au signifiant qui donne accès au langage, et dans la
séparation qui ouvre à la construction du fantasme. Elle nous l’apprend, aussi et surtout, en travaillant sur le divan

 TENSION
Si j’ai référé le premier aspect à la perte, le second aurait trait au fait que dans la crise habite toujours une tension interne,
constitutive. Au sens fort du terme -celui qui nous intéresse- une vraie crise ne produit pas une simple altération ou agitation
-qui d’ailleurs cèdent souvent aussi intenses qu’elles soient pour en rester au même, sauf les possible dégâts. On connait
en ce sens des orientations thérapeutiques qui mesurent son efficace au volume des manifestations émotives qui s’y produisent,
sans que cela oriente forcément vers un questionnement quelconque …

Une crise peut mener au débordement, à une rupture, à la destruction et même à la mort, mais en soi elle est une autre chose.
Il y a tension car elle met en balance un avant qui ne va plus et un après incertain, et parce qu’elle affecte un état préalable,
une structure, un système, qui s’est construit et investi et qui n’est pas que le fruit du hasard. Structure qui tient à sa continuité
et ne se range pas du côté de l’entropie, de l’abandon à la voie la plus économique, au contraire elle s’inscrit au sein
du pulsionnel et tient à la vie. En ce sens une crise peut constituer un essai de réponse dès la pulsion de vie et la complexité
qui lui est propre, ou pour le dire autrement, pour qu’une crise puisse voir le jour il y faut le symbolique.

KRISES
Mais n’est pas toujours comme ça que l’on considère les crises, et on en commentera quelques exemples.
Parfois elles sont simplement envisagées comme le produit de l’histoire en tant que destin fatal, impersonnel, n’empêche que
souvent arrimé aux pouvoirs de facto.

Les crises peuvent être aussi considérées comme résultat de l’élan des visionnaires, qui ouvrent des voies inédites en faisant
avancer la civilisation. Lesdits révolutionnaires y auraient sa place, parfois à un haut prix pour eux-mêmes autant que pour
autrui. On dit bien que « pour faire une omelette il faut casser des œufs », et dans sa littéralité on ne peut pas le nier… En ce
terrain si vaste se tiennent les considérés soit héros, soit traitres, cela dépend.

Une autre conception des crises parmi d’autres, plus assimilée au social de l’époque, nous l’offre Joseph Schumpeter qui prôna
au long de sa vie « l’esprit entrepreneur », l’ « obsolescence programmée » et la « destruction créative » (ce sont des concepts à lui),
en considérant néanmoins l’incertitude et la variation propres au système capitaliste.

En allant plus loin et dans ce sens, les crises ne découleraient plus d’un désir de savoir-faire pour une plus grande et peut-être
meilleure production -comme pourrait être le cas de l’entrepreneur-, mais elles seraient le résultat d’une lutte absente d’éthique
pour le gain anonyme, et nihiliste s’il le faut. Ainsi les injonctions de Clayton M. Christensen (
1997
“The Innovator’s Dilemma”
“Le dilème de l’innovateur”, et « ¿Qué es la innovación disruptiva? » por Rory McDonald, Michael E. Raynor, Clayton M. Christensen, 2017
). Ses propos tournent autour de
l’assaut aux entreprises consolidées et qui travaillent à long terme, assaut qui se fait à travers l’étude détaillé des ponts faibles
de la victime, et par l’introduction compulsive de nouvelles technologies en augmentant la production et réduisant les couts
à l’extrême, ce qui ne sera pas gratis pour tout le monde, et la qualité y payera son morceau. À Christensen d’opposer les
innovations viables, perdurables (« sustainable ») aux « innovations disruptives » qui sont les siennes. Une de ses phrases
célèbres est « faire ce qui est correct est incorrect », dans la lignée de Mark Zuckerberg quand il conseille « Bouge vite et
casse des choses » ( “Move fast and break things.”).

Rien de nouveau dans ces propos, sinon une croissante sacralisation d’un présent sans futur, de la « langue de bois », des soi-disant
solutions rapides, économiques et simples. S’agit-il donc d’innover et de rabaisser toujours les prix ? Et s’il en résulte une
destruction croissante à mi et long-terme, au nom d’un progrès qui dénie ses responsabilités ? Comme le signale Zabala
(Santiago Zabala, « La inovación disruptiva como signo de indiferencia” in La Maleta de Portbou, Núm 42, p. 103), la consigne de
la disruption s’étale comme forme de concevoir la vie, tout comme Trump aborda la pandémie en suggérant qu’il s’agissait de prendre
des bains de soleil, de s’injecter des désinfectants, etc, etc, en déniant l’évidente complexité et la probable durée du problème. Les
« disrupteurs » font semblant de croire que la propre jouissance déchainée produit d’elle-même des changements valables, le chaos
accoucherait à coup sûr un ordre nouveau -et sinon tant pis…

On dirait une pensée en même temps magique, maniaque, et cynique, avec un arrière-goût de pulsion de mort.

 

À mon avis, ce qu’il importe de signaler ici est que la disruption et ses rejetons appartient à un autre ordre que la crise telle que
nous la concevons ici.

La dénommée disruption fonctionne comme une métonymie de l’indifférence, alors que le concept de crise qui nous intéresse est
plutôt une métaphore qui peut muer la
perte en un gain de savoir, sans nier pour autant ni le désir ni la mort.

 Et c’est en ce sens que crise et trauma cheminent ensemble, pourtant sans se réduire au même, car une crise peut être traumatique,
ou ne pas l’être même si grave. L’angoisse serait-elle un élément commun ?

 CRISE ET TRAUMA

La crise, dont une première manifestation peut être le « signal d’angoisse » tel que nous l’apprit Freud, qui peut alors protéger du trauma
et où pointe déjà la division subjective.
Mais, cette crise peut aussi déboucher sur la rencontre traumatique, où le signal d’angoisse et
le refoulement qu’il promeut n’évitent pas la buttée avec l’irreprésentable, là où le travail de l’angoisse ne peut plus éviter l’éclatement
de l’angoisse -cette fois-ci nommée automatique, qui peut agiter le sujet, son corps, ses organes, ou bien le figer dans la sidération,
il s’agit en tout cas de la rencontre avec le réel qui nous habite.

 LE TEMPS DU TRAUMA

Au sein de la crise notre temps collapse, le passé n’est plus un repère et s’estompe, le futur plutôt que d’haleiner se dérobe. Moment de
suspension, de division, qui s’articule mal à ce que l’on peut appeler le discours de notre vie.

Lacan précise (Sem IV) que l’angoisse « …est corrélative du moment où le sujet est suspendu entre un temps où il ne sait plus où il est,
vers un temps où il va être quelque chose où il ne pourra plus jamais se retrouver. C'est cela, l'angoisse.”
(
Sem IV. La relation d’objet, 13.3.57, p 226 ed fr).

Ça évoque un des textes de Heidegger, dans « L’art et l’espace », de 1969, quand il se demande : « L’espace, fait-il part des phénomènes
originaires au contact desquels l’homme est saisi par une espèce de crainte, qui le met en proie même jusqu’à l’angoisse ? Derrière
l’espace, apparemment, il n’y a rien sur quoi se pencher. Face à lui il n’y a pas d’alibi vers rien d’autre » (
Heidegger,
“El Arte y el Espacio”, Universidad del país Vasco 1990, pág.47
).

On dirait que pour Heidegger et pour Lacan, l’angoisse connote un moment de scansion, de suspension dans un espace-temps sans
repères, là où le symbolique ne serait plus à la portée du sujet (
CCPSE, à Ajaccio, le 25 septembre 2010-08-28,
« La nécessité de l’angoisse »)

 Il ne faudrait pas oublier ici que les évènements n’ont pas un effet traumatique d’eux-mêmes. Ce n’est que plus tard qu’un deuxième
tem
ps les réveille, dans le cadre du fantasme -qui a pu déjà se constituer et y apporter alors une signification inédite. En effet, Freud
distinguait un premier temps en tant qu’expérience, perception, trace mnésique, et un deuxième temps appartenant à
la représentation. (
@Inhib, st, ang, @1926).

L’après-coup devient un temps de rétroaction d’un signifiant sur un autre, un deuxième temps qui fait exister le temps premier -ce qui
est une définition de la répétition, de même que le début d’une phrase ne rencontre sa signification que quand elle arrive à conclure

Mais l’après-coup, même s’il se présente en un deuxième temps, constitue à vrai dire le premier temps du vécu traumatique, là où
se fait présent le « coup de réel ». Dans ce premier temps on vérifie une rétroaction instantanée dans la causation, où n’opère pas
un temps diachronique mais logique.

Cela enchaîne sur une autre temporalité, logique aussi mais qui demande son temps, le temps de dire et si possible de comprendre,
le temps des choses, le temps de vivre.

Si j’ai bien compris, c’est dans cette lignée que le Dr Doucet écrivait récemment qu’il s’agit de « passer de l’instantané du trauma,
de la simultanéité de ces perceptions qui inondent et submergent les capacités de représentation inconscientes à la succession des faits
chronologiquement décrits dans un récit. Disons-le autrement en posant que c’est passer de la face de la lettre dans le rapport qu’elle a
au réel à la face qui est tournée du côté du signifiant. »

Reste à considérer avec Lacan les coordonnées temporelles du champ de l’A qu’il ordonne comme l’instant de voir, le temps pour
comprendre, et le moment de conclure.

 Le Professeur Claude-Guy Bruère-Dawson, dans “Le corps et la parole” synthétise ce que l’on a pu dire jusqu’ici, je termine en le
citant un peu longuement. Il écrit “La rencontre du réel est toujours traumatique. Elle se donne dans l’instant de la pulsion,
instant de voir mais nous pourrions ajouter instant d’entendre, de sentir ... Lui fait suite un temps pour comprendre, dans l’articulation
des représentants de la pulsion , autour du trou phallique de la castration, temps qui ne saurait être indéfiniment prolongé et qui doit
déboucher sur le moment de conclure car le réel presse. Ce moment de conclure devant prendre en compte la castration dont
l’expression ultime est la mort, nous pose comme sujet de notre propre parole ne se dérobant pas à la rencontre du réel qui ne cesse
de se présenter”. (
Claude-Guy Bruère-Dawson, “Le corps et la parole- Du réel du sexe au réel de la mort”
Université Paul Valéry-Montpelier III, 2005, p 239
)

 

Ces lignes éclairent le possible devenir d’une crise sous son penchant traumatique, qui peut être « malgré elle » une source de vie,
c’est-à-dire de savoir-faire avec la mort en tant que destinée.

 

 

Intervenants

Interventions

 ACF-VD
Jean-Claude Affre
Dr Marie  Allione
Claude Allione
Bernard Baas
Dr Arielle Bourrely
Professeur Claude-Guy Bruère-Dawson
Lionel Buonomo
Pr Jean-Daniel Causse
Philosophe Jean-Louis Cianni
Jomy Cuadrado
Dr Marie-José Del Volgo
Guilhem  Dezeuze
Dr Jean-louis Doucet
Laurent Dumoulin
Dr Jean-Richard Freymann
Eva-Marie  Golder
Professeur Roland Gori
Jean-Paul Guillemoles
Bernard Guiter
Rhadija  Lamrani Tissot
Dr Patrick  Landman
Dr Michel Leca
Gérard Mallassagne
Dr Augustin  Ménard
Professeur Michel  Miaille
Dr François  Morel
Daniel Nigoul
René  Odde
Aloïse Philippe
Professeur Gérard  Pommier
Professeur Jean-Louis Pujol
Dr Jean Reboul
Dr Marie-Laure Roman
Franck Saintrapt
Professeur Bernard Salignon
Rajaa Stitou
Dr Bernard Vandermersch
Dr Marcel Ventura