Paroles singulières en Méditerranée

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PAROLES SINGULIÈRES EN MEDITERRANEE

07/11/2020, Jean-Louis Doucet, Les fourberies de la raison

                                                                      Les fourberies de la raison

 

 

« Rien n’est plus fort qu’une opinion que l’on a subie, qu’on a voulu nous imposer, que nous avons déchirée et rejetée et à laquelle nous revenons enfin par la contrainte
de notre pensée, des évènementset des expériences, et non plus sous la figure de quelqu’un, et avec un son de voix qui nous irrite. Nous croyons à nous-même. »

 Paul Valéry [1]

 

 Dans son texte « L’avenir d’une illusion » Freud nous assène cette formule : « Il n’y a pas d’instance au dessus de la raison »
On sait que Goya quant à lui soutenait que « Le sommeil de la raison engendre des monstres »
Quelle est donc cette raison qui, pour ces deux génies, représenterait ce qu’il y a de plus élevé et de plus fondamental chez le vivant humain.

 C’est donc, si je puis dire, une bonne raison de préciser ce que l’on entend derrière ce qui se dit lorsqu’on parle de raison !
Un regard sur l’aventure de ce terme dans l’historique de la langue française nous révèle que ce qui s’y entend recouvre de très nombreuses nuances sémantiques.
Cette histoire va vite nous dévoiler toute la richesse et les ambiguïtés possibles qui relèvent de ce terme

 « D’après Alain Rey, raison vient du mot latin rationem, accusatif de ratio, lui-même tiré de reri « compter, penser », par extension, « être d’avis, croire ».
Ratio désigne le compte puis la matière du compte, les affaires, souvent associé à res chose (→rien). Ratio désignera la faculté de calculer, de réfléchir,
le jugement, la méthode, la doctrine. Ce terme est très employédans la langue de la rhétorique et de la philosophie où il traduit le grec logos en vertu du double
sens de ce mot : « Compte » et « Raison » et en outre aussi « Langage ».

 Nous voyons tout de suite le lien serré qui unit Raison et Langage.

 Le mot raison peut avoir la valeur de Cause qu’on peut retrouver dans l’expression « C’est la raison pour laquelle etc. » Il peut prendre le sens de normalité,
de limite à ne pas dépasser : « dépenser plus que de raison ». Les psychiatres eux essayent de faire « recouvrer la raison » à ceux d’entre nous qui l’ont perdu.
La raison peut être aussi opposée à l’imagination, à la folie, à la passion comme lorsqu’il nous faut parfois « entendre raison » surtout lorsqu’on pense avoir
atteint « l’âge de raison » ! Notons ici déjà, le caractère normatif que peut prendre ce mot, comme lorsqu’on essaye de nous « ramener à la raison » La raison
peut parfois s’opposer à l’amour lorsque on contracte un « mariage de raison »

 Arrêtons là ce survol de la richesse sémantique de ce mot pour nous concentrer sur le sens qu’il prend à partir du XII ème siécle où il commence à désigner
l’intelligence discursive qui procède de façon méthodique en saisissant des rapports logiques entre les notions et les faits, en établissant ses preuves et ses
démonstrations par opposition au domaine de l’intuition et des sentiments.
Plus tard Descartes emploie le terme « Être de raison » pour désigner ce qui n’existe que dans la pensée, ce qui est créé par l’esprit pour les besoins du discours.
Par opposition à expérience, raison recouvre l’ensemble des principes directeurs de la pensée dont l’homme prend connaissance par la réflexion. C’est dans ce sens
que Kant parlera de raison pure, de raison pratique, théorique, spéculative . On voit qu’à partir du XVIII ème siècle avec Kant en particulier, le mot raison va être
employé par métonymie pour désigner ce qui est conforme à la vérité et à la réalité.

 La raison a donc à voir avec le langage, la vérité, la réalité, voilà qui ne peut qu’éveiller l’intérêt du psychanalyste.

 La situation de crise que nous traversons, sans en voir a priori pour l’instant l’autre versant, celui de la fin de l’épidémie de SARS-CoV2,  nous a confronté à
des incertitudes, des hésitations, des craintes voire des terreurs que notre société poly-assurée contre tous les dangers de la vie courante ne soupçonnait pas.
Le pouvoir politique, pour nous permettre de faire face à ce danger invisible, s’est tourné vers la seule autorité qui puisse nous rassurer car seule digne de confiance,
c’est-à-dire la science. Ce n’est d’ailleurs pas, bien entendu, la seule occurrence où la science est convoquée pour déterminer une conduite à tenir face à une
problématique émergente. C’est un lieu commun que de rappeler que depuis le siècle des lumières et surtout depuis le début du XXème siècle le pouvoir scientifique
a peu à peu détrôné le pouvoir religieux pour répondre aux grandes énigmes posées par les attentes et les souffrances du vivant humain.

 La situation actuelle nous a confronté à une problématique nouvelle qui est celle d’une réponse scientifique dont le moins que l’on puisse dire est qu’elle a été
franchement hétérogène quand elle n’a pas viré à la franche cacophonie !
Pourtant, et encore au moment où je vous parle, ces réponses parfois si contradictoires émanent de personnalités dont les compétences et la rigueur scientifique ne
doivent pas être mises en doute. Leurs références universitaires, leurs parcours dans la recherche sont exemplaires. A partir des mêmes références théoriques, des
mêmes données statistiques, des mêmes chiffres donnés par les organismes officiels, ils proposent des conduites à tenir parfois totalement opposées.
Au tout début de l’épidémie, sur un plateau télévisé, alors qu’émergeait un conflit affligeant entre Paris et Marseille, la Professeure Karine Lacombe, qui a une autorité
scientifique incontestable, avançait, je cite de mémoire, qu’il n’y avait qu’une attitude à avoir dans pareille circonstance et qui était de s’en remettre à la raison.
Dans mon esprit, en écoutant cette éminente scientifique, ce mot ne pouvait s’écrire qu’avec un R majuscule.
Il est évident que dans sa bouche cette Raison avec un R c’était la raison scientifique.

 Mon hypothèse est que c’est en interrogeant cette raison scientifique que l’on pourra, peut-être, être amené à comprendre les positions si contradictoires de l’autorité scientifique.

 Pour préciser ce qu’est la raison scientifique, je m’appuierai sur l’excellent ouvrage de Moustapha Safouan : « Le puits de la vérité – La psychanalyse et la science »[2]

 Je le cite : « Seule la raison assure, voire réclame le maintien du lien qui unit la pensée au réel, et veille sur la rectitude de ses démarches »[3]

 La raison est donc toujours en quête d’une appréhension du réel grâce à l’outil de la pensée.
Mais qu’entend-on par réel dans cette formule ?
Il s’agit bien entendu de ce qui relève de ce qu’on désigne sous le terme très vague de nature et le Covid-19 est bien issu de cette nature.
Je crois qu’il faut relier ce concept de nature à celui de la Phusis des philosophes grecs et notamment des pré-socratiques.
La « Phusis » est un terme générique employé par les anciens Grecs. Il en est dérivé le latin Natura. Mais le terme Grec de phusis a un sens beaucoup plus large qui
sert à exprimer ce que nous appelons tout à la fois aujourd’hui, la vie, la nature, le monde, la vérité ou encore la réalité. Mais attention : ils n’y entendent pas seulement
sa partie visible, compréhensible, rationnelle, mais aussi son côté caché, obscur, mystérieux. Contrairement à notre vision objectiviste du monde, qui ne s’intéresse qu’à
ce qui se montre, la
phusis privilégie partout ce qui se cache – et qui rend finalement possible tout ce qui apparaît à la surface. On pourrait dire que la phusis représente la totalité
des phénomènes et ne se réduit donc pas au concept de nature tel qu’on le conçoit aujourd’hui.

La célèbre formule héraclitéenne : « Phusis philéi kryptestaï » traduite trop souvent par « La nature aime à se voiler » est bien mise en valeur par Pierre Hadot qui la traduit, lui,
par
 :  «  Il y a un même amour pour ce qui apparaît et ce qui disparaît »

 La raison scientifique que nous évoquons aujourd’hui s’adresse donc à cette Phusis, nous pourrions avancer que la raison scientifique consiste dans la façon dont le logos
fait un lien avec la Phusis.

 C’est à partir de ce que l’on reconnaît comme le « Siècle des lumières » que s’initie un nouveau rapport à la connaissance qui souhaite dépasser l’obscurantisme des croyances
imposées par les autorités religieuses et étatiques. Les philosophes des lumières encouragent le développement de la science au dépend des superstitions et de l’intolérance
prônée par ces autorités.

Ce sont des lumières qui, par essence, ne souhaitent rien laisser dans l’ombre. Mais, en ne faisant pas d’ombre, peut-on croire que tout apparaît en pleine clarté ?

 Avec Alain Didier-Weill [4] je les comparerai à la lumière de la fée électricité qui dans nos métropoles « en rebondissant vers le ciel, a occulté la vison du ciel étoilé » !
Alain Didier-Weill rappelle une déclaration de l’Unesco faisant valoir que « Le droit au ciel étoilé » était désormais considéré comme patrimoine de l’humanité. Il en déduit
qu’il y a deux lumières, je le cite
[5] :
« Il existe une lumière seconde qui ne rend pas aveugle comme l’électricité : j’évoque à cet égard la lumière fréquentée par cette déesse Raison chérie de Freud, Athéna,
dont l’envol de la chouette au crépuscule indiquait qu’un déclin de la luminosité était nécessaire pour que la raison puisse voir clair. »

 Cette distinction est bien entendu capitale en psychanalyse car comme le précise toujours Alain Didier-Weill, elle renvoie à deux types de savoir.

 La première lumière, celle qui veut nier l’ombre, renvoie au savoir du maître. On peut l’appeler Roi-Soleil ou Big-Brother. Ce savoir du maître est efficace « sur l’ombre
qu’il dissipe en établissant le règne d’une clarté au regard de laquelle aucun repli, aucun interstice ne sauraient être épargnés. Ce type de savoir trouve aujourd’hui
son achèvement triomphal dans le regard que la science moderne porte sur l’intériorité des plus secrètes cavités du corps humain. De quelle façon le sujet de l’inconscient
peut-il assumer le savoir absolu de l’œil endoscopique introduit dans les cavités viscérales pour les filmer? Peut-il inconsciemment consentir au fait que ce qu’il y a en lui
de plus incognito soit endeuillé de cette part mystérieuse qu’est le réel ? »
Rajoutons à cet exemple, tout ce que les caméras de surveillance peuvent saisir, à notre insu,
de notre quotidien et la perspective effroyable que les dispositifs de reconnaissance faciale déjà largement utilisés en Chine nous font entrevoir !

 Que la science se fixe comme objectif d’intensifier ce type de lumière, c’est bien ce que l’on en attend, c’est, si j’ose dire, la dimension éthique de la science. Les dérives
techno-scientifiques chinoises ne peuvent être attribuées aux scientifiques qui en ont élaboré les conceptions ! Ce savoir du maître qui met en jeu la dimension moïque du savant,
lui permet d’être propriétaire de ce qu’il sait. Cette appropriation du savoir n’est pas sans limite et nous verrons plus loin où apparaît cette limite du savoir du maître.

 J’ai souligné il y a un instant que le concept de raison avait à voir avec le langage et avec la vérité.

 La science, dit-on, se passionne pour la recherche de la vérité. Mais est-ce bien la vérité qui est l’objet de la science ? Ne pourrait-on pas dire que l’objet de la science
c’est le dévoilement des mécanismes déterminants les faits observables ou intelligibles, ou, pour le dire avec les Grecs, les phénomènes ou les noumènes ? La science serait alors
plutôt à concevoir comme une recherche d’exactitude, elle répondrait à l’adverbe
comment, la quête d’une vérité serait, elle, une tentative de réponse à un pourquoi.
Cette distinction paraît capitale. Je cite souvent Martin Heidegger qui soutient que : « La vérité se perd au milieu de toutes ces exactitudes » ou bien que: « Ce qui est exact n’est
pas encore le vrai ».

Je propose d’articuler cette dialectique exactitude-vérité à ces deux types de lumières évoquées il y a un instant.

 La science se doit d’éclairer l’exactitude des problématiques qu’elle explore, elle s’attache à n’en laisser aucune dans l’ombre. Je dirais que, par là, la science s’approprie
ces exactitudes, s’approprie le réel qu’elle traque. Chaque découverte illumine un nouveau champ des possibles pour le chercheur, qui aura sans cesse de nouveaux ‘’comment’’
pour l’interroger.

Je crois que ce que l’on définit par scientisme correspond à une assimilation entre exactitude et vérité au sens où le scientisme est, si l’on suit la définition du Larousse,
une : « 
Opinion philosophique, de la fin du XIX éme siècle qui affirme que la science nous fait connaître la totalité des choses qui existent et que cette connaissance suffit à
satisfaire toutes les aspirations humaines. (C'est une forme du positivisme.) Doctrine de la Science chrétienne. »

Freud était un scientiste, il était convaincu que la fécondité scientifique de son époque serait à même d’apporter des réponses à toutes les souffrances humaines.
Freud avait effectivement une position scientiste, mais il était un authentique et très rigoureux chercheur, il se définit d’ailleurs dans une lettre à Fliess comme un Conquistador.
C’est sûrement cette dimension là qui le fait se démarquer de la démarche cartésienne, démarche fondatrice de la science moderne.

Freud peut avancer que : « Le progrès de la connaissance ne supporte aucune fascination des définitions. »
Aucune fascination des définitions et, par là, Freud montre une liberté totale quant à ses références intellectuelles car il ne va pas aller les chercher du côté de la métaphysique
de Platon ou surtout du côté de la méthode de Descartes mais chez les philosophes pré-socratiques, Empédocle notamment. Freud est « …, l’homme de science (qui) n’hésita pas
à affilier sa discipline à la superstition populaire des Grecs, adeptes d’oniromancie et de divination. Comment un rationaliste, admirateur des Lumières, pouvait-il se tourner
vers l’envers de la raison ? La raison pouvait-elle penser ce qui la niait »[6]

 Alain Didier-Weill souligne que Freud n’a pas reculé devant, d’une part, la confrontation entre la rationnel et l’irrationnel et, d’autre part, devant la problématique de la différence
ontologique entre l’être et l’étant. Selon Lacan, Freud conteste radicalement
« La tradition de notre pensée comme issue d’une confusion primordiale de l’Être dans l’Etant »
(Heidegger) nous y reviendrons.

 Freud se rallie totalement à Empédocle lorsqu’il redonne au terme de phusis son sens originaire à savoir : « ce qui fait apparaître, ce qui fait laisser être. »
Il adhère, me semble-t-il, à la position réellement scientifique des pré-socratiques lorsque ceux-ci posent cet acte de nomination qui fait passer de noms divins
(Zeus, Neptune, Gaïa) à des noms communs (le feu, l’eau, la terre).

Cette raison scientifique qui anime Freud jusqu’à sa fin, rend compte de cette deuxième lumière évoquée plus haut. Je dirais que c’est une lumière qui a besoin de l’ombre.

 « Rêve d’un ombre, l’homme » Lacan met cette citation de Pindare comme titre d’une leçon de son séminaire sur le transfert.
J’ai donné à cette intervention le titre de « Fourberies de la raison », j’aurai pu la nommer « Les ombres de la raison ».
Roger Penrose, récent prix Nobel de physique a écrit il y a une vingtaine d’années un ouvrage intitulé « Les ombres de l’esprit »[7]. Dans ce travail où il cherche à traquer
les processus de la conscience humaine, il montre que, m
ême s'il refuse la possibilité d'une intelligence ou d'une conscience pour une machine de Turing, et donc pour un ordinateur
usuel, il n'exclut pas la possibilité d'une intelligence artificielle, qui serait fondée sur des processus quantiques. Car selon lui ce sont des mécanismes totalement indéterministes qui
pourraient rendre compte de la pensée consciente.

Cette digression n’est destinée qu’à soutenir le fait que le seul déterminisme ne peut se revendiquer comme représentatif de la raison scientifique et éclairer le chemin de la vérité.

 Mais si la première lumière renvoie au savoir du maître, dans quel savoir la lumière d’Athéna trouve-t-elle sa source ?

 Si je dois me risquer à une tentative de réponse à cette question ça n’est qu’en portant un regard sur le rapport qui lie le savoir au langage.

 Je dois pour cela ouvrir une parenthèse :

 Comme le souligne Mustapha Safouan : « Depuis ses débuts, la philosophie interroge le langage sur le lien du mot tant avec son sens et sa référence , d’un côté, qu’avec l’universel
du concept dans son opposition au particulier, de l’autre côté. 
»[8]

 La première question, à savoir le lien du mot avec son sens et sa référence est bien mise en lumière par Frege qui rappelle que l’étoile du matin et l’étoile du soir désignent toutes
les deux Vénus qui apparaît dans le ciel à deux endroits différents selon que l’on l’observe au point du jour ou à l’entrée de la nuit.

 La seconde question, à savoir le lien du mot avec l’opposition de l’universel du concept au particulier, c’est le philosophe John Locke qui y répond le mieux : « Tout ce qui
existe étant des choses particulières, on pourrait peut-être s’imaginer qu’il faudrait que les mots qui doivent être conformes aux choses, fussent aussi particulier par rapport à leur
signification. Nous voyons pourtant que c’est tout le contraire ; car la plus grande partie des mots qui composent les diverses langues du monde, sont des termes généraux : ce qui
n’est pas arrivé par négligence ou par hasard mais par nécessité. »

Cela me pousse bien sûr à rappeler que selon Lacan, le mot est le meurtre de la chose c’est-à-dire que, pour reprendre l’exemple cité plus haut, l’astre Vénus n’existe plus le matin
si on la nomme étoile du soir et inversement ; d’autre part le fait que ce soit une nécessité que les mots renvoient à l’universel des significations me rappelle que si nous savons
depuis Jacques Monod que l’univers est le fruit du hasard et de la nécessité, ce que nous pouvons en dire avec nos mots, ne peut s’appuyer en grande partie que sur l’obligation
d’user souvent de termes génériques. Le terme de raison me paraît une bonne illustration de ces deux aspects du lien entre les mots et les choses.

 Je ferme cette parenthèse mais elle est un début de réponse à la question que pose ce que l’on peut appeler ce deuxième savoir, celui que nous propose Athéna.
Cette réponse est que ce savoir s’origine dans le langage. Je dirai avec Safouan que ce savoir : « représente la part du symbolique en tant que de par sa collaboration avec les
formes imaginaires de notre intuition comme avec le réel, il parvient à établir les faits dont se constitue la réalité humaine. »[9]

 Il nous faut impérativement rappeler que même si la science trouve son origine dans le langage elle s’attache quand même à se couper de ce dernier, à s’en détacher par
une formalisation qui lui est propre en s’appuyant sur l’arbitraire du signe.

En inventant des procédés d’exploration de la nature, la science questionne cette dernière.
Moustapha Safouan poursuit : « Le même phénomène (la lumière) répond de deux façons différentes, voire mutuellement exclusives (comme onde ou comme corpuscules) à deux
agencements différents de l’observation (pour la réfraction et pour la diffraction). Niels Bohr en conclut non pas que la nature est habitée par la contradiction, mais que nous
n’avons pas un concept qui soit à même de constituer une réponse unique à ses différents aspects : pour avoir tout ce que nous pouvons savoir ou dire de ce phénomène nous devons
faire appel à des concepts contradictoires, certes, mais nécessairement complémentaires. On ne saurait taxer cette conclusion d’irréalisme qu’au regard d’une croyance rationaliste
où Lacan verrait volontiers l’attachement à ce qu’il appelle le
sujet supposé savoir. »1[10]

 Arrêtons nous un instant sur la portée de cette citation. Elle m’amène deux réflexions.

 La première est que le fait que l’on ne puisse attribuer à la lumière une matérialité précise nous confronte à un impossible à conceptualiser, cette interrogation face à la nature de
la lumière est une confrontation avec un réel qui nous dépasse parce que nous sommes des êtres parlants.

 La deuxième réflexion a trait à ce que Safouan relève comme le caractère apparemment irréaliste de la position de Bohr au regard de ce que l’on pourrait appeler les évidences
de la raison . Je dirai que ces évidences relèvent d’une position strictement cartésienne et déterministe. Comme le montre Lacan de façon magistrale dans le séminaire XI,
cette position ne peut se soutenir que de la référence, à un Dieu non trompeur pour Descartes, ou au sujet supposé savoir que représente le psychanalyste pour l’analysant
à l’
initium de la cure notamment.
Le détachement et la destitution du sujet supposé savoir, c’est bien là que gît la fécondité de la démarche psychanalytique.

 Cette réponse contradictoire que peut faire la lumière à l’observateur qui l’interroge, implique de facto la constatation qu’il y a une division subjective de l’observateur.

 Moustapha Safouan exprime au mieux[11] l’importance de cette division subjective au regard de la position analytique:

 « Lacan a étroitement lié le concept de l’inconscient chez Freud à celui de la division du sujet. Ce lien repose sur ceci : il n’y a aucune parole qui ne suppose un préalable
insu que le sujet ne saurait énoncer, pas plus qu’il ne peut articuler dans le même temps sa signification et la signification de cette signification . Cela n’exclut pourtant pas
la possibilité de trouver dans un deuxième temps cet insu qui, sans chuter dans l’énoncé, anime l’énonciation. (…) Il n’y a pas de théorie qui ne repose sur des présupposés
inaperçus
12, mais de nouvelles expériences peuvent nous mettre en demeure de les réviser et de les expliciter dans un temps ultérieur si nous voulons élargir le
domaine de l’application de notre théorie. La portée de cette généralisation de la division subjective est d’un importance décisive : elle implique qu’
il n’y a pas de vérité
première sur laquelle reposerait en
dernier lieu le discours scientifique. L’idée même de la raison est remise en question. Le point où l’accord entre langage et logique
est scellé se volatilise »

 Qu’il y ait division subjective chez l’observateur scientifique comme chez le sujet de l’inconscient, n’implique pourtant pas que la notion de vérité soit la même chez chacun d’eux.

 Ce qui peut nous aider à mettre en écho les rapports à la vérité en science et en psychanalyse c’est la théorie du langage du physicien Niels Bohr que j’ai déjà cité.
Niels Bohr (1885-1962) est un des pionniers de la mécanique quantique, il a reçu le prix Nobel de Physique en 1922. Sa théorie de la complémentarité l’a conduit à une réflexion
sur le langage et la place de celui-ci dans la démarche scientifique. Pour lui : « 
Ce n’est pas le langage qui va aux choses pour les désigner, ce sont les choses qui, devenant du coup
des objets, nous viennent dans le langage. »[13]

Je m’avancerai à dire que cette formulation inclut bien la phusis dans le langage mais dans le même temps nous en sépare. La Nature est incluse dans la Culture mais avec sa
dimension de mystère insondable. Ceci nous conduit à penser que « 
l’idée de la vérité comme adéquation totale au réel n’est pas retenable. »[14 )
Bohr pourra avancer que, en physique : « Notre tâche consiste non pas à savoir ce que la nature est, mais à savoir ce que nous pouvons en dire. »
Nous voyons bien là qu’une dimension, que je pourrais écrire ici en deux mots dit-mension comme le suggère Lacan, qu’une dimension du savoir, ce reste qui constitue
à mon sens le réel, échappe toujours à être prise en charge par le langage.

Mais, pour autant, cela ne saurait signifier un irréalisme de la science, mais bien plutôt rappeler le fait que la démarche du scientifique implique une objectivation symbolique
du réel en tant que celle-ci constitue la base du savoir.

Pour Safouan : « … une conclusion qu’on peut tirer correctement de cette exclusion de la vérité du champ de la science comme adéquation au réel est la distinction entre réel
et réalité tributaire de la triade du symbolique de l’imaginaire et du réel.»[15]

La réalité pouvant, selon moi, être considérée comme l’abord du réel par le biais du fantasme, fantasme que Lacan écrit : $<> a
Cela nous conduit à préciser que ce que l’on nomme « la ‘’ vérité objective’’ est un concept qui désigne un objet qui tel l’objet a de Lacan se définit par sa propre négativité
en tant qu’il cause l’incomplétude essentielle de son domaine »[16]

 Si on retient que la vérité ne peut être toute dans le champ de la science, cela implique que la domination actuelle de la science ne peut abolir le besoin de vérité. Je rajouterai
que cette vérité, c’est la vérité de l’amour mais nous y reviendrons.

Je suivrai, une fois encore Safouan, en soulignant que : « Bref, la vérité a émigré du domaine des énoncés dont la validité ne dépend que de leur cohérence logique indépendamment
de leur contenu, à celui de l’énonciation qui, elle, affirme ce contenu ou bien le nie. 
»[17]

 Cette division du sujet que Lacan a théorisé, c’est la grande découverte du génie freudien.

Il faut rappeler qu’en 1957, Lacan élabore un texte très souvent évoqué sous le titre : « L’instance de la lettre dans l’inconscient » mais dont le titre complet est
« L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud. »

Pourquoi Lacan ajoute-t-il cette deuxième partie au titre de son essai ? Pourquoi cette deuxième partie est-elle si souvent oubliée quand on se réfère à ce texte ?
Il nous faut rapidement rappeler que dans ce texte Lacan reprend la découverte freudienne pour y montrer l’importance qu’y revêt l’abord de la parole dans le champ du langage
à partir de la lettre et de l’écriture de cette lettre. Pour imager cela il faut rappeler que Freud nous a montré que le rêve est un rébus. Je dirais de façon un peu triviale que
la psychanalyse est la seule discipline où les oreilles permettent de lire ! Dans son dernier ouvrage «
 Les promesses de l’impossible »[18] Augustin Ménard consacre
un chapitre d’une grande richesse au concept de lettre. Il y met en exergue cette citation de Lacan « : «
 L’écriture s’articule comme os dont le langage est la chair »
Je prélèverai dans ce texte quelques lignes de force utiles à mon propos.
La lettre dit-il a un pied dans le symbolique et un pied dans le réel. Mon maître Claude-Guy Bruère-Dawson me répétait lui, que la lettre était un Janus, une face tournée vers le réel,
l’autre vers le signifiant !

Augustin Ménard souligne bien la portée clinique de cette dimension amboceptrice de la lettre. En effet cette lettre nous oblige à convenir que dans l’inconscient, il y a ce qui est
à lire, c’est-à-dire ce qui fait lien dans la chaîne signifiante mais il y a aussi ce qui n’est pas à lire car relevant du réel et qu’il faut savoir
ponctuellement laisser résonner
(avec le e de résonance).

Voilà je crois pourquoi Lacan donne ce titre à son exposé. Dès lors que l’on s’attache à repérer une autre dimension dans le discours d’un patient, Freud nous a montré qu’il y a
toujours un reste qui résiste toujours à la prise dans le sens, à la ‘’j’ouis sens’’ , et que cette autre dimension nous impose de passer de la raison (ai) à la r.é.s.o.n.

Du raisonnement à la résonance.

 C’est là où l’usage de la lettre en science et en psychanalyse va être bien entendu radicalement différent.

 Pour la démarche scientifique, rien ne doit compter que de répondre au comment que nous posons au réel. La science doit toujours être dans une quête de sens à donner au monde
dans lequel nous baignons. Elle doit en permanence tendre à éclairer ce qui de la
phusis échappe à notre amour du dévoilement. Ce que je nomme ici le sens de la science doit être
entendu également dans la dimension sémantique de direction, direction vers un objectif toujours repoussé par ses propres avancées. La démarche scientifique ne connaît pas la finitude.

 En psychanalyse, la tentative de répondre au pourquoi implique la prise en compte du réel de la lettre et confronte le sujet à un impossible et à une vérité toujours ponctuelle où
s’anime une néoténie subjective toujours recommencée.

De façon laconique je dirais que la science nous expose à l’infini et la psychanalyse à l’impossible.

 Je vais, pour conclure, essayer de recentrer mon propos.

 Nous avons retenu avec Alain Didier-Weill l‘existence de deux rapports au savoir. Ces deux types de lumières qui ne doivent pas être opposées.

La premier rapport au savoir, directement issu du siècle des lumières, s’attache sans relâche à dévoiler les mécanismes qui conditionnent notre existence. Je dirai que c’est la raison
d’être de la science. Par là, tout ce qui est impliqué du fait des besoins inhérents à cette existence est interrogé. Les réponses données par la science ont bouleversé le rapport du
vivant à la satisfaction de ces besoins, notamment depuis le XVIIIème siècle, mais depuis le début du XXème siècle les progrès de la connaissance ont été exponentiels.

Mais, c’est un truisme que de rappeler que dans l’ordre du biologique, l’ordre du vivant, l’être humain possède cette singulière particularité qui est la parole qui s’exprime dans
le champ du langage.

Dans le Séminaire XX, Encore, Lacan soutient, je le cite : « Tous les besoins de l’être parlant sont contaminés par le fait d’être impliqués dans une autre satisfaction (…)
à quoi ils peuvent faire défaut »[19] 
Lacan souligne que cette autre satisfaction « c’est ce qui se satisfait au niveau de l’inconscient- et pour autant que quelque chose s’y dit et
ne s’y dit pas, s’il est vrai qu’il est structuré comme un langage. »,
et il rajoute: « La jouissance dont dépend cette autre satisfaction, (c’est) celle qui se supporte du langage. »[20]
Le déploiement de la chaîne signifiante dans le langage est une limite à la jouissance portée par ce que Lacan a conceptualisé sous le terme de lalangue. La lalangue, c’est ce langage
archaïque chevillé au corps qui ne sert pas à communiquer, qui est un simple instrument de jouissance. La lalangue est du côté du réel mais ce n’est pas le réel que voile la
phusis,
c’est le réel qui accueille la face énigmatique de la lettre.

Cette jouissance de lalangue, jouissance pure est du côté de la pulsion de mort, Eros doit en permanence pousser à quitter cette lalangue pour advenir à la langue par la grâce
d’une énonciation.

Car le vivant humain, une fois assurée la satisfactions de ses besoins, parce qu’il est pris dans le langage, ne peut dire oui à la vie, qu’à une seule condition : l’amour.[21]

 Pour Lacan, l’amour c’est ce qui supplée à l’absence du rapport sexuel c’est-à-dire à l’impossibilité d’un savoir sur la jouissance. De cela la science ne peut rien nous apprendre,
la science peut nous expliquer ce qui se passe dans le corps qui jouit, les molécules, les voies nerveuses mises en jeu, elle peut nous dire comment on jouit mais sûrement pas pourquoi
ni ce qu’est la jouissance.

 L’amour sans limite qu’il faut porter à la science ne peut être assimilé à une science de l’amour qui relève de l’impossible.

 « Il faut bien que la sorcière s’en mêle » C’est ainsi que Freud, citant le Faust de Goethe, désigne la métapsychologie. Il ajoute : « Sans spéculer ni théoriser - pour un peu j’aurais
dit fantasmer - on n’avance pas d’un pas. »

Le célèbre mathématicien René Thom, promoteur de la théorie des catastrophes, soutenait quelques décennies plus tard : « Une grande partie de mes affirmations relève de la pure
spéculation. On pourra les traiter de rêveries… J’accepte le qualificatif. La rêverie n’est-elle pas la catastrophe virtuelle en laquelle s’initie la connaissance ? »

 Ces références à Freud et à René Thom, nous dirigent bien sûr vers des dimensions que je n’ai pas évoquées directement dans mon propos d’aujourd’hui et qui sont celles de la place
de l’imagination et de l’intuition dans la démarche scientifique.

L’imagination et l’intuition n’excluent aucunement la rigueur. Ce sont des qualités inhérentes aux animaux symboliques que nous sommes tous en tant que parlants. Je ne fais pas
de l’intuition un sixième sens, mais seulement une capacité particulière chez un sujet, à mettre en lien des données de l’observation, des connaissances colligées par lui-même
ou par d’autres, des données de son expérience personnelle ou de celle des autres, pour en tirer une conclusion innovante et féconde. En terme lacanien je dirais que l’intuition relève
d’un imaginaire qui saisit qu’il y a une part de réel qui peut être symbolisée.

 C’est par là que je reviendrai à la réponse totalement hétérogène que nous a donné le monde scientifique face à la pandémie.
S’en remettre à la raison, voilà ce que propose Madame Karine Lacombe.

 J’ai essayé de montrer jusqu’ici toutes les équivoques qui pesaient sur ce mot. Anna Harendt parlait, elle, de « L’équivocité chancelante du monde », il y a-t-il une réflexion
plus adaptée que celle-ci à la situation actuelle ? Toute notre confiance dans l’autorité, qu’elle soit scientifique ou politique, vacille sur elle même.

Ce rapide parcours dans le champ de la raison que je vous ai maladroitement présenté nous amène à reconsidérer cette valeur en tenant compte de ces deux types de lumière qu’évoque
Alain Didier-Weill et des deux types de réponses que nous donnent la lumière quand on l’interroge comme l’a fait Niels Bohr.

 Première fourberie de la raison.

 C’est celle qui nous amène à croire qu’avec la lumière de la science nous avons levé le voile de la vérité (l’aléthéia des grecs). J’insiste sur ce point, nous demandons aux scientifiques
de nous amener des connaissances de plus en plus précises sur la
phusis et d’en permettre des applications qui nous permettrons de mieux résister à deux des souffrances qui,
selon Freud, menacent le vivant humain, c’est-à-dire la nature qui peut être bonne ou mauvaise et la caducité du corps.
Les scientifiques répondent magistralement à cela. Mais
la vérité n’en est pas pour autant révélée. Seul un discret coin du voile qui la recouvre est soulevé. Peut-être, au fond, cet échec à dévoiler la vérité est-il salvateur pour notre
condition de parlêtre car il n’est que de rappeler que le terme d’Apocalypse renvoie étymologiquement au mot dévoilement…

 Il n’empêche que cette fourberie de la raison entraîne chez ceux qu’elle méprend un effet de vérité qu’ils sont à même de diffuser. Je n’ai aucune donnée précise pour avancer
que Le Professeur Lacombe a tort ou non quand elle déclare un médicament inefficace ou inutile, en opposition radicale avec le Druide marseillais. Pourtant ce dernier, me semble-t-il,
s’il est dans une position déraisonnable, au sens de sa méthode, a une position qui convient tout à fait à la définition de la médecine qu’en donnait le philosophe et médecin
Georges Canguilhem, à savoir qu’elle était : « 
Une somme évolutive de sciences appliquées »[22]. Canguilhem insistait sur le terme de somme qui renvoyait inéluctablement selon lui,
la médecine au sujet qui la pratique, dans toute l’acception de ce terme de sujet, y compris selon moi, le sujet de l’inconscient.. Dans ce sens, la position du Professeur Raoult est
totalement légitime et je dirais parfaitement… raisonnable. Le critère purement scientifique, dans l’exactitude ponctuelle qui le soutient, est-il légitime à arraisonner la raison quand
elle met en jeu un sujet ?

 Deuxième fourberie de la raison, elle a trait à la troisième cause de souffrance qu’évoque Freud dans « Malaise dans la civilisation » à savoir le rapport du sujet aux autres.
Il est évident que Blaise Pascal a vu juste en soutenant que :
« Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point »
Je dirais que ces raisons du cœur qu’évoquent Pascal, renvoient aux passions de l’être soulignées par Lacan, à savoir l’amour, la haine et l’ignorance. Pour Lacan, en effet, ces trois
passions se réfèrent à l’être, soit au parlêtre, c’est-à-dire à l’ordre institué par la parole. Dit autrement, l’amour, la haine et l’ignorance sont les conséquences dont pâtit le sujet du seul
fait de parler et de se soutenir du nouage du réel, du symbolique et de l’imaginaire.
Heidegger soutenait que « la science ne pense pas », certainement dans le sens où elle est tenue de
s’en tenir aux faits qu’elle se propose d’étudier, pour autant, les scientifiques parlent et sont - comme tout sujet, et ce malgré toute la probité intellectuelle qu’il faut leur reconnaître
- sont animés par ces trois passions. Lacan soutenait d’ailleurs que de ces trois passions, la plus importante était celle de l’ignorance. Il s’agit bien sûr de ce savoir insu qui est le
savoir inconscient et dont il pourra dire : « l’inconscient, ce n’est pas que l’être pense (…), l’inconscient, c’est que l’être, en parlant jouisse, et, ne veuille rien savoir de plus. J’ajoute
que cela veut dire – ne rien savoir du tout. »
[23].
J’avancerais que c’est dans la communication et la transmission des données scientifiques que la passion de l’ignorance du savoir inconscient aiguise la fourberie de la raison. C’est
en réintégrant le langage que la science peut se fourvoyer.

 La troisième fourberie de la raison, je crois que c’est à partir du génie de Niels Bohr que nous pourrons l’aborder.
Il y a quelques semaines, sous l’égide du Professeur Toubiana un groupe de scientifique de haut niveau a soutenu que l’épidémie de Covid-19 était terminée et que les médias,
sous l’égide du Conseil scientifique nommé par le gouvernement, entretenaient une politique de terreur auprès de la population. Je rappelle que le Professeur Laurent Toubiana
est chercheur à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale, il est épidémiologiste et expert dans les systèmes d’information en santé. Il est le fondateur et directeur de
l'
Institut de recherche pour la valorisation des données de santé. Quelle référence plus solide pouvait-on espérer ?
Pourtant, à moins de crier à la manipulation et au complot, nous sommes bien confrontés à une augmentation brutale du nombre de malades…
Je cite d’autant plus facilement cet exemple que, j’ai, personnellement, totalement adhéré à la position du Professeur Toubiana.
Je ne crois pas que de la part de cet éminent scientifique, il y ait la moindre imposture ou souhait de modifier la réalités des chiffres.
Mais ne peut-on voir dans les attitudes rigoureusement opposées de ces deux sources scientifiques, une analogie avec les conclusions contradictoires sur la nature de la lumière ?
Bien sûr, il semble se préciser, à l’heure actuelle, que la juste position soit du côté du conseil scientifique.
Le coronavirus qui circule est un germe nouveau-né dans une famille assez bien connue. Les avalanches de chiffres, de courbes, qui recouvrent les pages de nos journaux et de nos
écrans en arrivent à étouffer le libre arbitre de la pensée. Celle de néophytes comme tout un chacun, mais aussi celle de nos plus éminents chercheurs.

Les scientifiques savent très peu de chose sur cette pandémie mais en parlent beaucoup. Partout.
La jouissance de la parole est patente et elle est sans fin.
Cette analogie a bien sûr ses limites.
Mais elle a, à mon sens, le mérite de montrer comment la crainte d’une ombre générée par les lumières de l’épidémiologie pouvait pousser de brillants scientifiques aux conclusions
les plus éloignées de cette source lumineuse.

 Il y a, au fond de tout cela, de la part de ces chercheurs, un besoin démesuré de reconnaissance, qui cache une authentique demande d’amour. Les trois passions de l’être me semblent
ici mises à jour de façon dramatique. Quand le besoin de reconnaissance est entravé par la science de l’autre, la haine se déchaîne dans des dimensions obscènes. Si l’amour est
aveugle, la haine est aveuglante. Mais la demande d’amour peut aussi aveugler si elle ne se libère pas du besoin de reconnaissance pour maintenir intacte la dynamique désirante.
La raison en pâtit toujours en dernier lieu.

 En quoi raison et amour sont intimement liés, ce que le génie de Rimbaud avait intuitivement perçu, bien avant la psychanalyse dans ce poème où il s’adresse :

                                                          « A une raison »[24]

 Un coup de ton doigt sur le tambour décharge tous les sons et commence la nouvelle harmonie
Un pas de toi et c’est la levée des nouveaux hommes et leur en-marche

                                  Ta tête se détourne : le nouvel amour
                                 Ta tête se retourne : le nouvel amour

 « Change nos lots, crible les fléaux, à commencer par le temps » te chantent les enfants
« Elève n’importe où la substance de nos fortunes et de nos voeux » on t’en prie.

                                 Arrivée de toujours, qui t’en iras partout.


 


 

 1Oeuvres complètes la Pléiade. Oeuvres I, Instants, p.381.

2 Hermann-Psychanalyse Edition. 2017

3 Ibid p. 118

4 Didier-Weill Alain, « Un mystère plus lointain que l’inconscient », p. 270 et seq. , Aubier-Psychanalyse. 2010

5Ibid note 4

6Ibid. p. 250

7Penrose, Roger, InterEditions, 1995

8Ibid. note n°, p. 71

9Ibid, p. 91

10Ibid, p.91-92

11 Moustapha Safouan, Hermann-Psychanalyse Edition. 2017, p. 93-94

12« Savoir, c’est d’abord savoir ce qu’un autre sait » Ibid p.109

13 Ibid p.99

14 Ibid.

15Ibid p.110-111

16Ibid. p.111

17Ibid, p. 115

18Augustin Ménard,Champ Social Editions, Septembre 2020, p. 99

19Lacan, Jacques, Le Séminaire XX, Encore, p. 49, Seuil, 1975.

20Ibid.

21Ibid note 11, p.121

22Canguilhem, Georges, Etudes d’histoire et de philosophie des sciences concernant les vivants et la vie.

Librairie philosophique J. VRIN 1994, p.423

23Ibid. p.95

24A

Rimbaud, Arthur. « Les illuminations » in Oeuvres complètes, La Pléiade, nrf Gallimard p.130 

Intervenants

Interventions

 ACF-VD
Jean-Claude Affre
Dr Marie  Allione
Claude Allione
Bernard Baas
Dr Arielle Bourrely
Professeur Claude-Guy Bruère-Dawson
Lionel Buonomo
Pr Jean-Daniel Causse
Philosophe Jean-Louis Cianni
Jomy Cuadrado
Dr Marie-José Del Volgo
Guilhem  Dezeuze
Dr Jean-louis Doucet
Laurent Dumoulin
Dr Jean-Richard Freymann
Eva-Marie  Golder
Professeur Roland Gori
Jean-Paul Guillemoles
Bernard Guiter
Rhadija  Lamrani Tissot
Dr Patrick  Landman
Dr Michel Leca
Gérard Mallassagne
Dr Augustin  Ménard
Professeur Michel  Miaille
Dr François  Morel
Daniel Nigoul
René  Odde
Aloïse Philippe
Professeur Gérard  Pommier
Professeur Jean-Louis Pujol
Dr Jean Reboul
Dr Marie-Laure Roman
Franck Saintrapt
Professeur Bernard Salignon
Rajaa Stitou
Dr Bernard Vandermersch
Dr Marcel Ventura