Paroles singulières en Méditerranée

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PAROLES SINGULIÈRES EN MEDITERRANEE

Aloïse Philippe - 9 mai 2020 - Une humaine inhumanité

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aloisephilippe humaineinhumanite

Une humaine inhumanité.                                                     

Aloïse Philippe, le 09.05.2020     

 

« C’est inhumain », entendais-je se répéter dans nombre de témoignages de soignants hospitaliers en période de hausse du nombre de décès de personnes infectées par le coronavirus. 

« C’est inhumain » entendais-je aussi dans les paroles prononcées par certains proches de patients hospitalisés, porteurs ou non du virus, de même que dans les paroles prononcées par des personnes endeuillées il y a peu.  

 

L’utilisation de cette expression, « c’est inhumain » fait signe d’une tentative de nommer ce qui renforce le partage de la condition humaine. 

Le terme « partage » est ici équivoque : il désigne le rassemblement et la division.

Dire « c’est inhumain » ferait appel à la notion de rassemblement autour d’une commune condition humaine et le rejet de ce qui s’en éloigne. 

Dire « c’est inhumain » animerait aussi la perception de ce qui divise au sein même de l’expérience humaine. Autrement dit, il est humain d’aborder l’inhumain avec un mouvement de rejet, or ce que désigne l’inhumain reste opaque. Aussi me suis-je posée la question suivante :  qu’est-ce que la dimension de l’inhumanité ? 

Peut-on s’accorder sur un contenu pour la définir ? Un contenu est porteur de sens et chacun peut y loger ses valeurs, à savoir ses signifiants et son fantasme au sens psychanalytique du terme. Il ne semble pas que ce soit la voie privilégiée pour un accord… le dit « accord » recherché ici étant ce qui fait lien entre les différentes personnes qui se réfèrent à ce terme, et par là, questionnent les représentations de l’humanité dans son rapport avec ce qui ne l’est pas, à savoir l’inhumanité.

Pour approcher la dimension de l’inhumanité, faut-il en passer plutôt par un questionnement sur la place qu’elle occuperait dans le monde des humanités ? Proposer une tentative de délimitation par le bord, littoral aux contours changeants, est une voie qui a comme intérêt la prise en compte du singulier dans une humaine condition partagée. 

 

Première distinction : l’humain et le non-humain. Quelle place l’humanité prend-elle dans le monde organisé du vivant ? 

Nous ne savons toujours pas comment arrêter le coronavirus, si ce n’est de limiter la proximité avec ce qui chez l’homme se réfère à une logique physiologique invisible à l’œil nu, inodore, inouïe : les petites gouttelettes de salive ou de sécrétions nasales, qui contiennent la charge virale.  Le vivant se rappelle à notre souvenir, comme les feuilles mortes du poème de Prévert : le vivant, grand oublié de la vie humaine, se manifeste. Ce que les malades savent. 

Dans le Dictionnaire de la pensée médicale (1), une phrase de Michel Foucault reprise par Didier Fassin dans l’article qu’il lui consacre au sujet de biopolitique m’a particulièrement saisie (cf. La volonté de savoir, 1976, p.181) : « On pourrait dire qu’au vieux droit de faire mourir ou de laisser vivre s’est substitué un pouvoir de faire vivre ou de rejeter dans la mort. » 

Pour Michel Foucault, « Faire vivre » revient à normer la vie, autrement dit à la faire entrer dans le discours politique, technique et scientifique, puis populaire, et ce à partir du XVII ème siècle.

Les considérations spirituelles religieuses n’y auraient pas échappé.

Pour notre temps sous tension où dangerosité biologique et restriction des libertés agitent nos valeurs morales, je pense que la biopolitique nous enseigne sur les dilemmes éthiques que nous rencontrons dans l’institution hospitalière.

Il me semble approprié de penser que « faire vivre » en cette période d’épidémie, c’est accepter de reconnaître le vivant comme loi suprême, comme accepter le confinement et la protection de chacun au détriment des liens de proximité habituels, mais c’est aussi accepter le tri des malades lorsque les conditions matérielles des hôpitaux et cliniques ne peuvent permettre un traitement curatif pour tous. 

Pour le dire autrement, pour « faire vivre » en ce temps de crise inédite, il faut en passer par les deux acceptations antagonistes qui sont la restriction des libertés pour le bien de tous et le choix de vouer à la mort certains pour en sauver d’autres.   

L’abject du rapport au vivant peut nous étreindre dans l’éprouvé d’un assentiment à cette combinaison de pensées opposées.

Une faille s’ouvre et met au-devant de la scène les radicales différences masquées en temps habituel par un discours qui prend en considération le bien de tous.  Le non-rapport entre le vivant et la pensée, effet de rupture qui se produit lors de la rencontre d’un sujet avec le monde, effet sur lequel a tant insisté J. Lacan depuis son séminaire XX (Encore) tenu pendant l’année 1972-1973, se devine sous le voile de l’idéal contemporain de la communauté. 

Ce qui se montre en cherchant à se voiler, c’est la faille du rapport impossible entre le vivant, le discours et le corps affecté.  Le recours à l’amour (2) pour l’humaine condition supplée et dans le même temps désigne chacune des différences qui se trouvent renforcées avec l’épidémie de coronavirus. 

Autrement dit, le collectif est présenté comme référentiel absolu (pour tous, il faut rester confiné) mais il reste néanmoins un espace où se lisent les différences, voire les ruptures, sur la piste des empreintes laissées par des injustices d’autant plus criantes qu’elles tendent à vouloir être effacées en un mouvement de solidarité.

Comment ne pas entendre l’expression « rejeter dans la mort » comme la place de l’abject, du déchet qui ne peut être occulté au regard, à savoir en notre période inédite : la différence entre les personnes, ou pour le dire autrement le réel de l’inégalité (âge, sexe, résistance physiologique et psychique, milieu social) ? 

                                                          

 

« Rejeter dans la mort » peut en conséquence prendre pour certains la signification du sacrifice, nouveau voile posé sur l’absence de rapport entre êtres partageant le nom d’« humain ». 

Ainsi le rapport à l’exclusion pensé par Foucault dans cette expression « rejeter dans la mort » au regard des conditions de production dans un collectif s’inverse-t-il par la voie de l’idéal.

Les nonproductifs et non-actifs deviennent utiles pour les autres, figures du sacrifice. 

« Faire vivre » et « rejeter dans la mort » se réfèrent donc pour Foucault à une volonté de maîtrise du vivant chez l’Homme, définie par des valeurs.  La place des valeurs et idéaux, de l’amour comme suppléance à l’altérité radicale, nous enseigne combien le vivant et l’humain ne sont identifiables en tous points. 

Le vivant ne suffit pas à définir l’humain et son corps. Si la biologie peut raconter une partie de la vie d’un être humain, elle ne peut rien dire du lien subjectif que l’humain entretient avec son corps.  Pourtant sans la vie, l’homme n’est pas.  

 

Deuxième distinction : l’humanité et l’inhumanité. Quelle place l’humanité en tant que monde organisé pense-t-elle occuper dans le vivant ?

Entendre les chiffres du nombre de morts dans l’hôpital, dans la région, dans le pays, dans le monde… c’est soupeser combien le chiffre peut atteindre au réel du vivant et non à la vie humaine comprise dans une histoire.  Être compté avec le corps qui fut, ce n’est pas avoir vécu parmi les autres. Le décompte fait trace de la dépouille comme objet de statistique, non comme objet de récit.

Autre point de rupture, le corps comme organisme périssable semble pris dans la masse des uns désubjectivés car identifiés au « un » du décompte, élément particulier d’un tout.  Autre est la logique du singulier qui permet au corps comme organisme de se ressaisir lui-même comme objet personnel. 

Quand Primo Levi achève d’écrire Si c’est un homme (3), il s’interroge sur les raisons de sa survie. Il évoque la chance.

À nous de repérer aussi dans son écrit combien il se souvient avoir été en recherche de représentations des différences symboliques dans le monde réifiant que composait l’univers clos du Lager Monowitz-Bune, à Auschwitz, pendant la dernière année de la Seconde guerre mondiale. 

Ses récits font preuve d’une attention passionnée pour les inventions des hommes dans le peu d’espaces libres trouvés dans une organisation hiérarchiquement extrêmement bien ordonnée dans le but d’annuler toute différence interindividuelle et toute marque de singularité.  D’identification en identification, Primo Lévi nous relate la façon dont il a trouvé à faire « usage » de ses différents noms et assignations lui attribuant une place particulière singularisée dans le collectif.

Lorsque le collectif se ramène à un chiffre, comme c’est le cas dans le traitement du sujet de la pandémie de coronavirus dans nos journaux, j’entends moins la somme des numéros que l’impossible rapport entre le réel de ce qui est (le vivant) et la singularité de ce qui existe (le corps attribué). 

Dans la lutte sanitaire contre l’épidémie du coronavirus, des identifications sont reconnues et renforcées dans les valeurs du soin.

mouvement entre en miroir avec celui du recours à l’amour pour le prochain et conserve l’équivoque : le proche prochain ou le prochain à partir ?

Le « care » anglosaxon soutient sa fonction de morale dans le champ sanitaire et donne une direction aux conduites soignantes. Lorsqu’il s’agit de contenir une souffrance par la médiation d’une pensée, comme par exemple faire le choix du moindre mal, la morale du « care » répond à un mécanisme qui se construit dans la distanciation d’avec le monde du vivant. 

Si l’élan vers le soin se fonde sur le rapport à la souffrance, encore faut-il que la souffrance puisse être traitée avec le recours à une identification connue, reconnue et partagée dans un groupe car ainsi la faille induite par la présence réelle de la souffrance trouve à se réduire. Le vivant qui gît dans cette faille s’humanise, en partie seulement.

Le petit d’homme, dans le complexe de sevrage dont Lacan fait le premier des organisateurs culturels, n’a-t-il pas lui aussi à œuvrer dans la nécessité d’une transformation du vivant ?

Des complexes familiaux décrits par Lacan, il est le premier et ne cesse de se répéter en un temps de conclusion qui est toujours à reproduire sous une forme différente.   

« Pour la première fois, (écrit Lacan) une tension vitale se résout en intention mentale » (4).  Dans l’opération, il y a perte et gain : une perte de vie axée sur la satisfaction des besoins physiologiques et un gain de vie relationnelle.   

La mise faite dans le jeu des relations humaines est une livre de chair, pour reprendre l’éclat de littérature shakespearienne (cf. Le marchand de Venise, 1597) dont Lacan fait usage pour nommer la part de jouissance à laquelle il est proposé de renoncer (5).  La mise se répète et avec elle se tissent les liens, tandis que l’impossible rapport entre le vivant et la pensée continue de rendre réels les éclats de jouissance non perdue. 

Autant de possibilités qui nous permettent de supporter le vivant, inhumaine ombre portée. 

 

 

 

(1) Dictionnaire de la pensée médicale, sous la Direction de Dominique Lecourt, Editions PUF, 2004 

(2) Lacan J., Le Séminaire, Livre XX, 1972-1973, Encore, Editions du Seuil, 1975 – p. 59 : « Ce qui supplée au rapport sexuel, c’est précisément l’amour. »    

(3) LEVI P., Si c’est un homme, 1958, Editions Julliard pour la traduction française, 1987                                                     

(4) J. Lacan, 1938, « Les complexes familiaux », in Écrits, 2001, Éditions du Seuil, Paris 5 J. Lacan, Le Séminaire, Livre X, L'angoisse (1962-1963), 2004, Editions du Seuil, Paris, p.254. 

 

(5) J. Lacan, Le Séminaire, Livre X, L'angoisse (1962-1963), 2004, Editions du Seuil, Paris, p.254.

 

 

 

Intervenants

Interventions

 ACF-VD
Jean-Claude Affre
Dr Marie  Allione
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