JL DOUCET 11 mai 2020 L'amour au temps du corona
L’amour au temps du Corona
L’idée de ces quelques mots m’est venue de l’observation ‘’distante’’ des gestes barrières
conseillés, voire imposés dans ce temps critique même s’il peut nous apparaître tout autant comme un temps logique !
La relecture non fortuite de l’ouvrage de Jean-Luc Nancy : Noli me tangere m’a incité à mettre cette idée sur le papier.
Se masquer, garder ses distances, ne pas se toucher, prendre des gants.
Comment ne pas évoquer devant ces masques, le plus souvent identiques entre eux, une uniformisation des visages.
Il ne s’agit plus là en effet de la persona - ce masque que portaient les acteurs dans le théâtre antique qui, d’une part, donnait à l’acteur l’apparence du personnage qu’il interprétait et, d’autre part, avait pour but de porter la voix au plus loin - en effet, nos masques chirurgicaux ou FFP2 donnent à tous et à chacun le même aspect d’extra-terrestre muselé. Heureusement, même si le port de lunettes paraît tout aussi indispensable, celui-ci permet toujours de percevoir le regard de nos congénères, sauf bien sûr à se réfugier derrière des lunettes teintées !
Le masque nous dés-individualise, il nous cache nos rides et modifie nos dires. Il fait de l’autre un miroir de nous -même. Il ne nous permet plus de mordre dans la vie à pleines dents et nous n’aurions plus à craindre les morsures de l’autre. Le réel de notre amour est tout autant voilé et nos baisers nous sont volés !
Bouche cousue, voilà qui ferait bien l’affaire de certains, notamment pour ne pas démasquer les responsables de ces masques-en- rade…
Gardons nos distances, pas à moins d’1,50 mètre les uns des autres. Mais au quotidien pré-critique, étions-nous si proches ?
Notre société peut nous laisser accroire par ces regroupements sportifs, culturels, ses réseaux sociaux, ses directions des ressources humaines (ressources pour qui?) que nous sommes vaccinés contre la solitude et l’isolement, alors que c’est parce qu’elle est une société techno-centrée et une théocratie économique que la dictature du tout-à-l’égo s’est instaurée, que le prêt-à-penser s’impose comme uniforme de l’homme moderne. Les bouches ne s’ouvrent plus beaucoup depuis bien longtemps. Fin d’une époque ou mort d’une civilisation ?
Les baillons économiques étaient déjà là, bien avant les masques manquants !
La muselière du CAC 40 n’a jamais été autant portée.
Gardons nos distances pour ne plus nous toucher… Noli me tangere, ‘’Ne me touche pas’’ dit Jésus à Marie-Madeleine entrée dans le tombeau vide du corps du Christ. Marie se retourne vers Jésus et croit voir un jardinier. Mais cet Homme s’adresse à elle et la nomme, Marie ! Dès lors Marie n’a plus aucun doute sur l’identité de celui qui est en face d’elle et qu’elle souhaite atteindre de ses mains. Jésus refuse ce contact, c’est par l’absence de ce contact avec le corps de la ré-surrection, que s’éprouve la foi de Marie. Cette épreuve imposée à Marie-Madeleine est une preuve de l’amour de Jésus pour Marie. Jésus par sa sentence Noli me tangere permet à Marie de se séparer de lui et ainsi, forte de sa foi immense, de vivre désormais dans un rapport transcendé à ses semblables.
Ce Noli me tangere donne au corps toute sa puissance symbolique et sa sacralité. Il ne s’agit pas d’une marque de rejet de l’autre, bien au contraire, cette phrase témoigne, qu’à la différence de Saint Thomas, Marie n’a pas eu besoin de voir Jésus pour être convaincu qu’il était ‘’ levé à nouveau’’ (ré -surrection), elle n’a pas eu besoin de preuve visuelle, le seul fait d’entendre la voix de Jésus lui a suffit pour croire à une présence sur fond d’absence.
Cette digression un peu insolite a seulement pour but de montrer que l’éloignement physique imposé par cette pandémie, n’est pas forcément un geste barrière à l’amour. Il peut traduire autant l’amour et le respect de l’autre que la crainte de la contagion. Ne pas respecter cette bonne distance (ni trop loin, ni trop près) , au nom de je ne sais quelle définition puérile de la liberté, peut représenter un témoin supplémentaire de l’impact de l’individualisme ambiant soigneusement entretenu par nos technocrates boursicoteurs car il est la condition de la poursuite de leurs efforts.
Prendre des gants… Avec qui et pourquoi donc ? Avec ces fonctionnaires zélés qui, depuis des décennies, étouffent leurs collègues soignants en réduisant à une peau de chagrin les investissements dont ils ont un cruel besoin ?
Bien sûr, depuis mars 2020, les éloges pleuvent à flot mais notre cher système de santé peut-il encore se re-lever ? Et une fois la pandémie en sommeil, quels vont être les nouveaux impératifs qui seront opposés à l’aide indispensable à lui apporter ?
Pas besoin de prendre des gants si la bonne distance est trouvée, celle qui permet de ne pas jouir du toucher mais qui maintient le désir intact. Certes, on ne peut se passer de satisfaire à certaines attentes intimes, mais ce n’est sûrement pas en répondant aux attentes qui nous sont présentées que ces satisfactions seront trouvées.
Lacan disait de l’amour que c’était « donner ce qu’on a pas… à quelqu’un qui n’en veut pas ».
La pandémie actuelle nous met dans la triste possibilité de donner ce que l’on a (ou que l’on est susceptible d’avoir :le virus) à quelqu’un qui n’en veut pas.
Nous sommes en même temps l’agresseur et l’agressé. En ce sens le virus nous dirige vers l’immonde, le non humain, et certains de nos congénères ont déjà pris cette direction (vol de masques, rejet des soignants qui pourraient les contaminer). Il y aurait beaucoup à dire sur la jouissance obscène et débridée dont ces comportements-là témoignent. En tous cas, le désir est ici aux abonnés absents.
Le confinement qui nous a été imposé, nous expose, en exagérant les distances, au risque de l’isolement et de l’installation d’une peur chronique de l’autre qui ne va peut-être pas s’estomper subitement à partir du 11 mai…
Accepter de ne pas se toucher, de respecter la bonne distance, est la plus sure façon de maintenir intacte notre capacité à désirer, à aimer. Cette pandémie nous rappelle que nous ne sommes ni maître de nous ni de l’univers, que nous sommes des animaux symboliques et de ce fait, que l’incomplétude est notre lot, irrémédiablement. Elle remet, certes très brutalement, la mort au centre de la vie et c’est ce que nous avons tendance à oublier. Quelle place pour le désir, le manque qui le soutient, si la mort n’existait pas ? Quelle place pour l’amour si rien ne nous fait défaut et si nous ne pouvons offrir ce manque en partage ?
L’amour est toujours une prise de risque, celle d’une rencontre inconsciente avec le réel de la mort. C’est le poète qui toujours exprime le mieux cela avec les mots les plus simples : Brassens dans Corne d’Auroch : « Il était incapable de risquer sa vie pour cueillir un Myosotis à une fille... »
L’invasion sournoise du Covid 19, crée aussi la condition de possibilité d’un nouveau rapport à la vie, à l’amour et à la mort. Il nous faut à tout prix saisir cette possibilité qui se présente.
Pas besoin de prendre des gants pour saisir cette occurrence où Eros se dessine à contre- jour.
L’amour au temps du Corona c’est vouloir persister à croire que les mots d’amour , même filtrés par du papier ou du tissu, sont plus contagieux que le Covid-19.
A la mort de son épouse, Nusch, Paul Eluard écrit :
« … Voici le jour en trop : le temps déborde.
Un amour si léger prend le poids d’un supplice. »
Ne nous laissons pas déborder par le temps du Corona…
Jean-Louis Doucet-Carriere