18/05/2019, Michel Leca, Parole et Violence dans la Clinique Psychanalytique
Sète le 18 MAI 2019
Parole et Violence dans la Clinique Psychanalytique
Michel Leca
La question Parole et violence dans la clinique psychanalytique devrait nous occuper tout au long de cette année 2018-2019
et certainement bien au-delà étant donné la place de la parole dans notre champ, et la place de la violence dans notre humanité.
Autant la violence est nécessaire, autant la parole est contingente. Pour ceux qui ne connaissent pas bien ce concept, je dirais
qu’on n’est pas obligé de parler (le silence est d’or !) et qu’on ne parle pas à n’importe qui ! Je rajouterai que dans le cadre de la cure,
elle est seulement possible.
Lacan a pu dire, de la parole, l’expérience de l’analyste « en reçoit son instrument, son cadre, son matériel et jusqu’au bruit de
fond de ses incertitudes » On trouve cela dans un texte de 1966 des Écrits à la page 494 : « L’instance de la lettre dans l’inconscient,
ou la raison depuis Freud. »
Discriminer, dénoncer, trahir, insulter, humilier, diffamer, dénigrer, menacer… – le langage nous fournit tout un arsenal
qui témoigne des liens intrinsèques entre parole et violence. Si l’homme sort du règne animal par le langage, l’ignominie
sans précédent que fut Auschwitz enseigne que culture et violence ne s’opposent pas. Que l’anéantissement physique
– « traitement » dans le jargon SS – est précédé de la mise à mort par la parole.
Civilisation et violence sont d’une même origine. C’est ce que Freud entérine dans Totem et tabou. Les renoncements
imposés par la civilisation favorisent le retour de cette violence originaire, faisant le fond du Malaise dans la culture.
J’aime beaucoup l’énoncé de Flaubert dans Mme Bovary :
« La parole humaine est comme un chaudron fêlé où nous battons des mélodies à faire danser les ours, quand on voudrait
attendrir les étoiles. »
Je voudrais maintenant vous proposer deux petites vignettes cliniques :
1- Mr V. âgé de 58 ans journaliste avec un nom de consonnance étrangère qui signe une ancienne immigration.
Il est appelé à couvrir l’attentat de Nice ; il se retrouve complètement sidéré, effondré, mais il doit faire son travail
et interroger les témoins. Un homme lui propose des vidéos de la tragédie avec des enfants écrasés et lui demande
ce qu’il serait prêt à payer pour ces images…. Une haine l’envahi avec l’envie de détruire cet homme. Il s’en va
profondément retourné.
Je le vois quelques semaines plus tard ; il est dans l’incapacité d’assumer ses missions. De mon côté, j’ai la possibilité
de le mettre en arrêt de travail, arrêt que la sécurité sociale me demande de justifier avec généralement sur mon logiciel
les termes de « troubles mentaux », et la rubrique « épisode dépressif » termes auxquels je peux rajouter des termes
dans lesquels nous baignons de nos jours, « Burn out » et même « PTST » ou « syndrome post traumatique ».
Ces anglicismes, je devrais dire américanismes ont envahi notre langage et sont souvent plus précis qu’une nomenclature
que la psychiatrie française peine à faire évoluer tant elle est prise par les items du DSM….
Mais ceci est une autre histoire… Je reviens à mon patient.
Je lui propose donc de mettre à profit cet arrêt de travail pour venir déposer quelques éléments de ce trouble qui
l’a envahi l’amenant à se résoudre à cette incapacité, cette impuissance.
La confrontation avec cette violence, 1, de l’attentat, 2, de la marchandisation de ce drame, 3, de sa propre violence
révélée par la proposition de cet homme l’amène à évoquer la violence de son père et le rapport à l’argent de celui-ci
pour lequel « un sou est un sou », héritage de la pauvreté qui a nécessité la migration vers la France.
On trouve dans cette petite vignette une idée de Maurice Blanchot dans l’entretien infini (1942) :
« La parole fuit plus vite, plus essentiellement que la fuite. Elle détient, dans le mouvement de dérober, l'essence de la fuite ;
c'est pourquoi elle la parle, elle la prononce. Quand, dans la fuite, quelqu'un se met à parler, c'est comme si le mouvement
de dérober, tout à coup, prenait la parole » (p.31)
Plutôt que d’affronter sa propre violence en miroir de l’autre, cet homme à préféré fuir, fuir par le symptôme, s’enfuir
de l’actualité pour venir trouver dans mon cabinet un temps de pause qui progressivement lui permet de se poser comme
sujet là où se trouvait un homme d’action.
Passons maintenant à la deuxième vignette :
2- Mr E. C’est un homme aussi de 58 ans, issu d’une immigration plus récente avec une agressivité beaucoup plus marquée,
et une violence assez difficilement contenue avec maintenant des problèmes cardiaques qui l’ont amené à revenir me voir.
Je l’avais reçu il y a plus de 20 ans et déjà les éléments paranoïaques étaient très marqués. Entre temps il s’est séparé
de sa femme, et est parti vivre 10 ans au Brésil avec une femme dont il est maintenant séparé. Le retour en France
s’est fait pour se rapprocher de ses 2 filles, mais les relations sont très difficiles, et il dit « je leur ai enlevé la parole ! »
ce qui se traduit par je ne veux plus leur parler.
Cet homme révolté se retrouve très souvent exploité, exploité par sa position sociale (on dit technicien de surface)
exploité dans son désir de progresser, exploité dans sa disponibilité. Mais cette exploitation s’est toujours transformée
en procès aux prud’hommes. 5 Procès qu’il a toujours gagné ; il est en attente du sixième après une activité de 5 ans
comme éducateur. On peut dire que même les paranoïaques sont persécutés.
Mais c’est une petite anecdote que je voulais vous rapporter : Il est employé comme technicien de surface
dans un EHPAD à Marseille ; on disait avant « homme à tout faire ». Et c’est justement de tout faire qu’on lui propose
s’il veut une augmentation : toute entreprise extérieure qui n’est pas appelé fait faire des économies à la clinique
ce qui permettra de l’augmenter. Il se démène pendant 6 mois pour répondre à toutes les sollicitations ; il est même
appelé par le psychiatre de la clinique pour déboucher les W.C. à son domicile ; il s’exécute, avec « la haine » dit-il.
Après les 6 mois il va voir le directeur pour son augmentation. Le directeur le fait assoir pour lui expliquer
que sa demande était justifiée, et qu’elle a permis que le technicien de surface fasse le boulot pour lequel il était
déjà payé. Donc pas d’augmentation ! Mr E. se lève comme un diable avec un sourire grimaçant en disant :
« Pas de problème ! », traduisant sa pensée intime « Pas de problème pour moi, c’est toi qui va avoir un problème ! »
Il a touché 15 000 Euros des Prud’hommes.
Pourquoi ces deux vignettes ?
Essentiellement pour confirmer l’énoncé que j’ai fait dès le début et qui peut paraître choquante : La violence est nécessaire !
Nécessaire dans le sens qu’elle « ne cesse pas de s’écrire ». Elle ne cesse pas de s’écrire comme le symptôme.
Cf. le passage de Mr V. de la violence au symptôme ! Symptôme qui va l’obliger à une pause.
Lacan propose dans le séminaire 20 de reprendre les catégories de la logique modale à partir d’Aristote. Vous trouverez cela
dans le chapitre 8 en date du 20 mars 1973 page 86-87.
Nécessaire, Impossible, contingent, et possible comme les 4 possibilités entre ce qui cesse ou pas et ce qui s’inscrit ou pas.
Je vous en propose un tableau que je vous amené.
La violence comme nécessaire, comme ce qui ne cesse pas de s’écrire.
La violence à tous les étages, comme la jouissance, et vous voyez avec ces deux vignettes comment la jouissance des uns
peut déclencher la violence de l’autre.
La violence à tous les étages !
Je me suis amusé à décliner les niveaux où le concept (ce n’est pas un concept de la psychanalyse) de violence pouvait être
signifiant :
1- La violence de l’univers du big bang à l’extinction des dinosaures par un météores. Quelque chose qui nous laisserait
dans une profonde angoisse dans un effet de sidération (mon patient) ce que Pascal évoque de façon si brillante :
« Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie. »
2- La violence des éléments de la nature. Cette fascination pour les volcans de Maurice et Katia Krafft :
Le lundi 3 juin 1991 à 15 h 18, Maurice et Katia Krafft étaient trop proches d'une coulée pyroclastique émise
par le mont Unzen situé sur l'île de Kyushu au Japon. Les deux volcanologues n'en réchapperont pas. Je me souviens
avoir entendu Maurice Krafft dire son fantasme de pouvoir surfer une coulée de lave…..
3- La violence de la nature vivante, « struggle for life » pardon pour cet anglicisme. Une petite anecdote à ce propos :
il existe en Inde une secte les Jaïns.
C’est une secte qui ne compte pas plus de 1,5 millions d’individus mais qui remonte à près de 10 siècles avant JC ;
Selon Matthieu Ricard, le jaïnisme est la seule grande religion à avoir « toujours prescrit le strict
et la non-violence absolue envers tous les animaux ». Les prêtres vivent nus et balayent devant leurs pas
quand ils se déplacent pour s’assurer de ne rien écraser.
Ajoutons cette phrase de Kant qui rejoindrai l’idée darwinienne du bénéfice de cette lutte pour la vie :
« Ainsi dans la forêt, les arbres, du fait même que chacun essaie de ravir à l’autre l’air et le soleil,
s’efforcent à l’envie de se dépasser les uns les autres, et par la suite, ils poussent beaux et droits. »
4- La violence des états ou la violence politique dont on trouve les plus beaux textes chez Benjamin ou chez Anna Arendt
5- Enfin la violence du sujet qui peut être dénoncée mais que Freud va plutôt considérer sur le registre de l’agressivité
puisque pour lui la pulsion se construit dans la relation à l’autre. L’agressivité désigne le comportement d’un individu
qui porte atteinte à la personnalité physique ou morale d’autrui. Freud est l’un des premiers à lui avoir donné un statut
spécifique, en l’articulant à la pulsion de mort. Pour autant, la psychanalyse freudienne ne considère pas l’agressivité
humaine comme un fait évident, mais plutôt comme une pulsion complexe attestée par l’inconscient, et notamment
par l’observation clinique de deux phénomènes : le sadisme et le masochisme. Cette observation conduit Freud à
analyser le plaisir spécifique d’où procède l’agressivité qui révèle l’ambivalence fondamentale des sentiments
du sujet à l’égard d’autrui.
Il est peut-être temps de s’essayer à faire une distinction entre VIOLENCE et AGRESSIVITÉ
VIOLENCE. Du latin violencia soit l’abus de force. C’est une force brutale qui impose contrainte, intimidation
jusqu’à la terreur….
L’OMS en a produit une définition que je vous donne : « La violence est l’utilisation intentionnelle de la force physique,
des menaces à l’encontre des autres ou de soi-même, contre un groupe ou une communauté qui entraîne ou risque fortement
d’entraîner un traumatisme, des dommages psychologiques, des problèmes de développement ou un décès.
On voit bien dans cette définition le caractère destructeur de cette force imposée sur l’extérieur qui vise à détruire ou
annihiler. Elle s’inscrit hors du cadre social, qu’elle attaque et vise à détruire dans la clinique du passage à l’acte,
mettant en jeu l’instinct de survie.
Elle pose un échec du symbolique dans une défense absolue du Moi, ou tout plaisir est absent ; elle est physique,
psychique, sexuelle représentant une intrusion qui ne vise pas l’autre mais lui porte atteinte et l’oblige à se protéger.
Essayons tout de même dans ce tableau de ne pas négliger l’effet indispensable de certaines violences qui permettent
une remise en question et parfois même une rupture épistémique novatrice. Je pense à la couverture de notre publication
de l’année, ou la violence du Guernica de Picasso répondait à la violence de Franco révolutionnant totalement la place
et le rôle de l’artiste dans nos cultures. La violence fait signe. Les gens ralentissent sur l’autoroute pour essayer
d’apercevoir un peu de sang ; ça donne à réfléchir.
Un exemple dans notre champ : Hermine Hug-Hellmuth, née le 31 août 1871 à Vienne et morte le 9 septembre 1924
dans la même ville, est une psychanalyste d'enfants autrichienne assassinée par son neveu dont elle avait présenté
l’analyse à Freud.
L’Agressivité. Qui traduit l’affirmation du soi, sa puissance ; le mot est aussi issu du latin ad-gressere, aller vers.
Contrairement à la violence c’est un concept psychanalytique que l’on retrouve dans le développement de l’enfant.
Elle est fondamentalement relationnelle.
Elle a sa face valorisante chez un sportif ou dans les affaires amenant certains à devenir président des Etats Unis,
associant la défense du moi à la combativité parfois jusqu’à l’extrême du passage à l’acte. En 1994 la patineuse
Tonya Harding est responsable de l’agression à la barre de fer sur sa concurrente Nancy Kerrigan !
L’autre face de l’agressivité, donc déconsidérée quand elle s’attaque à l’autre, déconsidérée dans l’acte
d’agression sur l’autre qui peut se manifester par des soins malveillants.
Adler en fait contre Freud une pulsion d’agression qui traduit l’angoisse et la frustration.
Freud évoque la force du Moi dans l’affirmation et la conservation qui vont devenir Pulsion de vie et Pulsion de mort,
allant de l’intention au crime.
Ailleurs, on peut considérer que toute relation comporte sa part d’agressivité plus ou moins bien refoulée.
Elle interpelle, convoque ou provoque pour restaurer le lien ; elle permet aussi par le conflit de surmonter les impasses
de la parole ; une façon de le dire autrement.
TCC ; ils parlent de comportement acquis, d’une adaptation qui vise à arriver à ses fins.
L’agressivité a plusieurs visages : colère hostilité agressivité physique ou verbale mais toujours adressée.
Autant la violence est sans parole nécessitant pour en sortir de trouver un lieu de parole, autant l’agressivité est
une nécessité de parole une urgence, une demande de parole.
Laissons le mot de la fin à Marcel Conche qui disait en 2006 :
« L'expérience initiale à partir de laquelle s'est formée ma philosophie fut liée à la prise de conscience
de la souffrance de l'enfant à Auschwitz ou à Hiroshima comme mal absolu, c'est-à-dire comme ne pouvant être justifié
en aucun point de vue » (Philosophie Magazine n°1)
Et dans son « orientation philosophique » en date de 1974 :
"Les hommes, parce qu'ils font partie de sphères différentes d'existence, ont à parler, et, quoique très différents,
se parlent. Ils peuvent du reste se mettre d'accord, mais seulement sur tel élément, tel aspect des choses :
il n'y a pas – et ne saurait y avoir – entre eux d'accord universel."
Je regardais un soir une émission qu’il m’arrive d’adorer : La grande Librairie
Michel Serres y présentait son 76ième ouvrage : « Morales espiègles », se proposant d’évoquer la question de la morale
F. Bunnel l’interroge sur ses rides :
"Je suis né en 1930 dans le Sud-Ouest. La première chose que j'ai connue, ce sont les réfugiés de la guerre d'Espagne (...)
qui nous racontaient les horreurs qui se passaient. Ensuite, ça a été la grande débâcle de 1939 (...) J'ai connu là aussi
les gens qui étaient dans le désespoir et le dénuement absolus. Puis ensuite, il y a le développement de la guerre
avec toutes les horreurs que vous imaginez. Puis ensuite, les guerres coloniales. Entre ma naissance et mes trente ans,
ça a été la guerre, la guerre, la guerre", a raconté Michel Serres.
Il poursuit "Par conséquent, j'ai une admiration éperdue pour la paix que nous a procurée l'Europe. Au fond de mes rides,
il y a ce malheur-là. Il ne me quittera jamais. Et dire qu'il y a des gens qui sont pour le départ de l'Europe...
Mais ils sont fous ou quoi ?! Chaque fois que je me regarde dans la glace le matin et que je me rase,
je me dis : 'Michel, nous sommes en paix !'"
Et de conclure :
« La seule morale c’est d’éviter la violence, la morale, c’est la non violence. »