Paroles singulières en Méditerranée

Liste des intervenants

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Professeur Jean-Louis Pujol
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Dr Augustin  Ménard
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PAROLES SINGULIÈRES EN MEDITERRANEE

10 10 2015 - JL Doucet, B Guiter, CG Bruère Dawson: De quoi la fraternité est-elle le nom ?

Fichier à télécharger : Fratrenité_52.pdf
JL Doucet - De quoi la fraternité est-elle le nom ?

De quoi la fraternité est-elle le nom ?
Texte de l'intervention de Jean-Louis Doucet lors de la matinée d'ouverture de l'ESRFP du 10 octobre 2015

 

 « Ceux qui se ressemblent s'ensablent »

Salah Stétié

 « Et nous allons ainsi parmi les autres hommes, les uns parlant parfois à l'oreille des autres »

Jules Supervielle  

 

 

La réponse à cette question pourrait  être excessivement rapide et laconique. En effet si l'on s'en réfère au Dictionnaire historique de la langue française, [ii]on retient que la fraternité c'est, dans le premier sens de ce mot le : «  lien entre des personnes se considérant comme appartenant à la famille humaine. ».

On voit dès lors que les choses se compliquent immédiatement en considérant chacun des termes employés dans cette définition.

La fraternité est donc avant tout  un lien, c'est-à-dire quelque chose qui à la fois relie mais aussi attache.

Ce lien, nous dit-on, relie des personnes.

Rappelons que le mot personne vient du latin persona,  mot d'origine étrusque qui désignait un masque de théâtre, on peut  y associer le mot personnage avec la dimension de monstration qu'il comporte. Le Petit Larousse nous dit qu'une personne est  « un individu considéré en lui-même et jugé responsable moralement »

La notion de personne renvoie donc à celle d'individu, étymologiquement, ce qui ne peut être divisé. Je crois  que ce terme a essentiellement une dimension sociologique, l'individu c'est le socius, c'est une partie d'une population. De notre position de psychanalyste, nous nous adressons peu à l'individu, cette notion renverrait pour nous plus à une instance imaginaire comme le moi freudien. Le travail analytique est le chemin qui nous conduit  à l'émergence du sujet de l'inconscient, sujet toujours divisé selon Lacan, et il n'est que de rappeler que Freud déjà, soutenait que la psyché est double, divisée et contradictoire. En tant qu'analyste nous allons donc à la rencontre d'un  dividu.

Ce qui, dans la définition proposée plus haut de la fraternité, nous pousse à retenir cette notion de sujet plus que celle d'individu ou de personne, c'est ce qui   vient ensuite. En effet la fraternité concerne des personnes ''se considérant comme''... La notion de subjectivité est là patente. Il est utile de rappeler que les verbes considérer et désirer ont une étymologie commune qui est la racine latine sidus, sideris, qui désigne les astres. Con-sidérer serait à rapprocher de contempler, mot à mot, d'être avec les astres, alors que dé-sirer renverrait plutôt à cesser de contempler ou bien ''constater l'absence de'''. L'opposition sémantique de ces deux étymologies ne doit pas nous arrêter, elles ont en commun d'établir de façon radicale une position subjective qui renvoie à un jugement d'existence.

Continuons à cheminer dans cette définition de la fraternité.

Ce que, d'un certain abus de langage, j'appellerais le ''sujet'' de la fraternité se considère comme ''appartenant à'', locution que l'on doit entendre dans son premier sens c'est-à-dire ''faisant partie de''     plutôt que dans le second qui est ''être la propriété de''.

La fraternité serait donc ce lien entre des sujets qui se reconnaissent divisés et comme faisant partie de la ''famille humaine''.

Famille humaine.

Bien qu'il faille prendre le mot de famille dans l'acception qu'il a en histoire naturelle (ensemble d'individus ayant des caractères communs), l'association au qualificatif d'humain nous renvoie à la première étymologie du mot famille qui selon les mêmes sources* est la suivante : « emprunt assez tardif au au latin classique familia dérivé de famulus c'est-à-dire serviteur (...) La familia romaine est ainsi l'ensemble des famuli, esclaves attachés à la maison du maître, puis tous ceux qui vivent sous le même toit, maîtres et serviteurs, et sur qui règne l'autorité du pater familias, le chef de famille.(...) en latin médiéval, la familia désigne un ménage de serfs. »

 

Résumons-nous à partir de notre première définition et disons  que la fraternité serait ce lien qui existe entre des sujets divisés qui se sentent exister en tant que faisant partie d'un ensemble humain soumis à l'autorité d'un chef. Traitée de cette façon le mot fraternité a bien sûr une toute autre résonance !

 

Il me paraît dès lors justifié d'interroger cette notion de famille humaine.

 

Dans son texte  de 1938 intitulé ''Les complexes familiaux dans la formation de l'individu'' Jacques Lacan nous oriente dans cette recherche.  Sans rentrer dans le détail de sa réflexion notons qu'il pose que c'est d'abord une double relation biologique entre ses membres qui permet de constituer une famille : une relation de génération en premier lieu, et deuxième élément, une prise en charge des plus jeunes par les  adultes générateurs.

Très rapidement, il note  ce qui différencie radicalement la famille humaine des autres familles du règne animal. Je cite [iii]« L'espèce humaine se caractérise par un développement singulier des relations sociales, que soutiennent des capacités exceptionnelles de communication mentale, et corrélativement par une économie paradoxale des instincts qui s'y montrent essentiellement susceptibles de conversion  et d'inversion et n'ont plus d'effet isolable que de façon sporadique. Des comportements adaptatifs d'une variété infinie sont ainsi permis. Leur  conservation et leur progrès, pour dépendre de leur communication, sont avant tout une œuvre collective et constituent la culture ; celle-ci introduit une nouvelle dimension dans la réalité sociale et dans la vie psychique. Cette dimension spécifie la famille humaine comme, du reste, tous les phénomènes  sociaux chez l’homme. » 

Lacan avance ici, en peu de mots, que ce qui distingue définitivement, radicalement, la famille humaine des autres familles animales,  c'est la culture qui lui est consubstantielle

En suivant cette idée, nous admettons que c'est la culture qui a fait rentrer cet animal compliqué qu'est l'homme, en humanité. La culture est donc, si l'on suit Lacan, le moteur de l'humanisation.

La question qui s'en déduit naturellement concerne l'origine de la dimension culturelle qui spécifie l'humain.

Il y a, comme on sait, une multitude d’hypothèses à ce sujet. En découvrant l'inconscient tel qu'il a pu le théoriser, et en inventant la psychanalyse, Freud émet en 1913, dans son ouvrage majeur ''Totem et tabou'', sa propre hypothèse en construisant le mythe de la horde primitive. Pour lui, s'appuyant pour cela sur une rigoureuse étude anthropologique, dans les temps primitifs, les hommes vivaient en horde sous l'autorité sans nuance d'un père tout puissant. Celui-ci avait le droit de vie et de mort sur tous les membres de la horde et pouvait jouir de toutes les femmes  sans partage.  Freud écrit : ' « Un jour, les frères chassés se sont réunis, ont tué et mangé le père, ce qui a mis fin à l'existence de la horde paternelle. Une fois réunis, ils sont devenus entreprenants et ont pu réaliser ce que chacun d'eux, pris individuellement, aurait été incapable de faire. » (Ibid. p. 212). Plus loin (ibid. p. 219) il rajoute : « La horde paternelle a été remplacée par le clan fraternel fondé sur les liens du sang. La société repose désormais sur une faute commune, sur un crime commis en commun ; la religion, sur le sentiment de culpabilité et le repentir ; la morale, sur les nécessités de cette société, d'une part, sur le besoin d'expiation engendré par le sentiment de culpabilité, d'autre part''.

L'humanisation ''en marche'' aurait donc pour point de départ le meurtre et l'incorporation, par l'assemblée des frères, d'un père tout-puissant. Freud le souligne très clairement, ce père détesté, jalousé, honni, est en même temps l'objet d'une immense admiration et d'un amour indéniable. Il faut le tuer, se l'incorporer  mais en le maintenant vivant éternellement, c'est ce que va permettre le totem.

Solange Faladé (2008, p.97) remarque : « Vous savez qu'après avoir tué le père -(…)- les fils décident de le représenter, décident de prendre une forme identifiée au père, c'est le totem. Et, à partir de ce moment-là, ces fils deviennent sujets. Ils acceptent la loi du père, forment une société avec un lien nouveau, travaillent et produisent des objets de jouissance pour le père, reportez-vous à « Totem et tabou ». Ils apportent ceci donc pour le père, un père qui ne doit pas savoir qu'il est mort. » On  pourrait préciser que le père ne doit pas savoir qu'il est mort '''selon le vœu des fils''. *[iv]

Arrêtons-nous un instant.

Comment expliquer, dans la logique du signifiant, le fait que les fils deviennent sujets après le meurtre du père ? Solange Faladé précise : « Le S1 (c'est-à-dire le signifiant-maître*), le père mort, le père tué par ses fils, permet que les fils deviennent sujets et puissent être représentés pour un autre signifiant » Ceci en référence à Lacan  pour qui, je le rappelle : « Le signifiant est ce qui représente le sujet pour un autre signifiant. » Solange Faladé poursuit : « Cet autre signifiant est forcément, si nous tenons, si nous prenons la rampe que nous donne Lacan, la Vorstellungrepräesentanz et cette Vorstellungrepräesentanz dans ce cas particulier, c'est le totem. »

Que pouvons-nous dire de cette Vorstellungrepräesentanz, de ce représentant de la représentation ?

La représentation dans le cas présent, c'est la représentation du père de la horde qui bien qu'ayant été tué doit rester vivant, ''ne pas savoir qu'il est mort'',  et il va pouvoir   le rester grâce au  représentant de cette représentation qui le maintient vivant sous la forme du totem ! C'est le passage de ce signifiant-maître (S1) à la Vorstellungrepräesentanz (S2), qui permet l'émergence d'un sujet du désir inconscient, sujet du désir de tuer, qui ne peut qu'être l'objet du refoulement ou de la forclusion.

Mais, dès lors, comment concevoir un modèle familial pris dans l'humanisation ? Que devient la notion de père après le meurtre du père de la horde primitive ?

Revenons, pour répondre à cela, à notre définition de la famille humaine. Je rappelle que historiquement : « La familia romaine est ainsi l'ensemble des famuli, esclaves attachés à la maison du maître ». Il est certain que le Pater familias romain, même si son autorité ne peut être comparée à celle d'un père actuel, ne peut être assimilé au père primitif imaginé par Freud. Depuis le meurtre de ce père de la horde primitive, si l'on suit l'hypothèse freudienne, la fonction du père a été modifiée. Ce sont les fils qui sont devenus pères ! Autrement dit, le pater familias est aussi un sujet du désir inconscient tel que nous venons de l'évoquer. C'est-à-dire que le pater familias est un père qui n'a plus de tout-puissance, qui est marqué par  le sceau du manque lié à la castration symbolique. Le père de la familia romaine est père parce qu'il est désigné comme tel par la mère (mater certissima, pater semper incertus) et parce qu'il donne son patronyme à sa descendance. Le meurtre du père tout-puissant introduit le manque dans la figure paternelle. Pour suivre l'étymologie, disons que le père devient  dé-sirable (éroménos) car il à perdu la toute-puissance lumineuse de l'astre à qui personne ne pouvait faire ombrage. La femme peut voir l'absence, devient dé-sirante (érastès). Pour imager cela, à la suite de Pascal Quignard, je soulignerai que c'est lorsque la femme féconde ne ''voit plus'' ses règles arriver que l'enfantement futur est probable.  Nous pouvons  nous autoriser à donner une dimension métaphorique à ce fait biologique en en faisant une authentification de la  métaphore du signifiant du nom-du-père. C'est-à-dire que cette absence de sang menstruel authentifie une rencontre, c'est une absence qui rend certaine la réalité d'une présence passée.

Cette absence est la garante d'un désir passé. L'émergence du sujet du désir, avons-nous dit plus haut se faisait entre S1 (signifiant-maître) et S2 (vorstellungrepräsentanz), Lucien Israël (La jouissance de l'hystérique, p.47) propose de définir le sujet comme le cénotaphe des désirs passés. Il précise que le mot  cénotaphe, du grec Kénotaphion, a un sens très précis, il désigne un tombeau vide, un tombeau qui n'a jamais accueilli le cadavre qui lui était destiné, cela veut dire que l’on n’enterre pas les désirs passés, je cite « Car il n'y a pas de désirs morts que l'on puisse enterrer. Les désirs ressuscitent et laissent vide ce tombeau que d'aucuns se réjouissent de lui préparer. Qui ? Je pense que nous rencontrerons ce ''qui'' en cours de route» Lucien Israël souligne quelques lignes plus loin en effet : « Le discours de l'hystérique est troué, ai-je dit, et dans ce trou quelque chose apparaît qui ne devrait pas effrayer le médecin. Et pourtant, dès que le médecin a perçu cette apparition dans le trou, il s'est empressé de le combler entre autres par le recours à cette psychiatrie scientifique, exacte dont on nous rebat les oreilles. Ce qui apparaît dans ce trou, c'est le corps. »

C'est le corps, mais pas le corps imaginé (ce qui bien sûr ne veut pas dire imaginaire) de la médecine, c'est le corps en tant que lieu de désir et de jouissance.

Je dirai que l'absence, le manque, le trou dans le discours c'est ce qui renvoie toujours au désir du sujet.

Pour reprendre le fil de notre cheminement, disons que la singularité de la famille humaine dans le règne animal se définirait par le rôle qu'y joue la dimension culturelle articulée au symbolique introduit par la fonction paternelle.

 

Ces quelques considérations m'ont paru nécessaire avant d'aborder le vif de  notre questionnement et qui concerne, bien entendu, ce que j'ai très rapidement évoqué au début de ce travail, à savoir ce lien qui relie « des personnes se considérant comme appartenant à la famille humaine » et qui définit la fraternité. C'est bien ce lien, sa nature, sa substance, pourrait-on dire qui doit nous interroger.

On pourra s'étonner que nulle part dans cette définition nous ne trouvions le mot  frère.

Nous aurions pu, peut-être, tout simplement, partir de ce qu'est un frère, de la dimension sémantique de ce terme et définir très rapidement la fraternité comme ce lien qui nous fait considérer l'autre comme un frère !

Si, biologiquement, la définition du frère ne pose aucun problème, comme nous l'avons vu en interrogeant le concept de famille humaine, la dimension culturelle de ce que recouvre cette notion   pose bien d'autres questions.

Pour tenter d'y répondre, nous allons nous référer à nouveau à ce texte éblouissant de Lacan sur « Les complexes familiaux... ».

Lacan, d'entrée, pose la différence radicale qui existe selon  lui entre l'animal soumis aux instincts et l'être humain sujet aux complexes. Il spécifie d'emblée que le complexe est conditionné ''par des facteurs culturels, au dépens des facteurs naturels.'' (p.28). Il précise (p.34) : ''Alors que l'instinct n'a qu'un support organique et n'est rien d'autre que la régulation de celui-ci dans une fonction vitale, le complexe n'a qu'à l'occasion un  rapport organique quand il supplée à une insuffisance vitale par la régulation d'une fonction sociale'' Dans sa « Lecture critique des ''complexes familiaux'' de Jacques Lacan », J. A. Miller remarque :  ''que la recherche concernant le psychisme ne peut jamais objectiver des instincts, mais seulement des formes dominées d'emblée par des facteurs culturels, que Lacan appelle, dans ce texte, complexes.(...) Vous retrouverez cette intuition , bien sûr enrichie, dans des passages maintenant célèbres des Ecrits, où il reprend l'inexistence du besoin pur ou de l'instinct chez l'être parlant, en tant que, si même on pouvait l'isoler, ce besoin, il serait de toute manière remanié par la demande, par le fait que le sujet parle et  s'adresse à l'Autre'' Autrement dit, et il est à mon sens capital de le souligner pour la suite de notre réflexion,  ''l'animal humain'' ne répond jamais sans médiation à ses besoins organiques, il le fait toujours  grâce au  médium de la parole dans le champ du langage. Chez le parlêtre le besoin est toujours lié à la demande, et si Freud défini la pulsion comme ayant une origine organique et un destin psychique, c'est justement parce que, selon Lacan, la pulsion n'entre dans la parole que par le biais de la demande. Cette origine organique dont parle Freud ne peut relever d'autre chose que de la dimension du  besoin.

Cette digression à propos de l'acception de la notion de complexe selon Lacan, est à mon sens obligatoire. 

En effet, Lacan distingue trois complexes familiaux qui sont d'abord le complexe de sevrage, puis le complexe d'intrusion et enfin le complexe d’œdipe. A la différence des stades évolutifs décrits par Freud, le complexe déterminera, par la résolution que le sujet lui propose, toute la structure psychique ultérieure du parlêtre.

Pour Lacan (p.36): « Le complexe de l'intrusion représente l'expérience que réalise le sujet primitif*[1], le plus souvent quand il voit un ou plusieurs de ses semblables participer avec lui à la relation domestique, autrement dit lorsqu'il se connaît des frères. ». De fait c'est la notion de jalousie du semblable qui est là potentiellement en cause.

Lacan s'appuie, comme on le sait, sur cette citation de saint Augustin  qu'il reprendra très souvent dans son enseignement en la modifiant quelquefois, citation que  voici : « J'ai vu de mes yeux, dit saint Augustin, et bien observé un tout-petit en proie à la jalousie : il ne parlait pas encore et il ne pouvait sans pâlir arrêter son regard au spectacle amer de son frère de lait (Confessions, I, VII) ». Pour Lacan : «...la jalousie  dans son fond, représente non pas une rivalité vitale mais une identification mentale. »

Ce pas de côté radical que fait Lacan en substituant l'identification à la rivalité doit être interrogé.

Pour Freud (Essais, 1921, p.167), « L'identification est connue de la psychanalyse comme expression première d'un lien affectif à une personne. Elle joue un rôle dans la préhistoire du complexe d’œdipe. ». Dans le processus imaginaire de l'identification, le sujet se reconnaît dans cette image qui lui revient de l'autre. Dans le tableau qu'évoque saint Augustin, le ''tout-petit'' qu'il a observé, n'est pas dans une privation de son besoin de nourriture par son frère de lait, cas de figure qui soutiendrait la rivalité vitale, ou même dans une privation de la mère, mais il est  sidéré par l'image de ce corps si semblable au sien qui est en train de jouir de ce que lui n'a plus en sa  possession.  Le regard de ce tout-petit se fixe, fasciné, par ce spectacle amer de la jouissance de son frère de lait. Regard qui décolore le visage de l'infans le rendant ''pâle comme un mort''. L'infans (celui qui ne parle pas encore) se contemple dans la personne de son frère de lait, spectacle qui le prend au corps car il s'y voit amputé d'un bout de jouissance. En paraphrasant Verlaine, ou pourrait dire qu'il se perçoit comme ''ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre''. Il ne peut rien  dire de ce qu'il regarde car il n'a pas encore accès à la parole  mais, et ceci est capital, il est déjà pris dans le champ du langage.

Dans son séminaire XX (p.91), Lacan parle à ce propos de jalouissance pour décrire cet affect du tout-petit. L'infans est ici sidéré par cette jalouissance. Dans la scène qui se déroule sous ses yeux, le tout-petit ne sait plus ce qui lui appartient et ce qui appartient à l'autre. L'imago corporel est morcelée pour l'infans avant le stade du miroir, à la vision de son frère de lait appendue à la mamme, le tout-petit blêmit devant la présence d'une jouissance absente, jouit de l'absence qui comble l'autre. Peut-on dire qu'il est jaloux de sa jouissance, de la jouissance  de l'autre, qu'il jouit de sa jalousie ? C'est, à coup sûr, tout cela à la fois. Il est bon à ce propos de rappeler que pour Lacan : «   La jouissance ne s'appréhende, ne se conçoit que de ce qui est corps. De quelque façon qu'il jouisse, bien ou mal, il n'appartient qu'à un corps de jouir ou de ne pas jouir, c'est tout au moins la définition que nous allons donner de la jouissance. » . C'est bien un  événement de corps que nous décrit saint Augustin.

Dans ce moment du regard, il n'y a pas de parole possible car c'est l'infans qui est en cause, mais, déjà pris dans le champ du langage, cet infans est pris dans la lalangue. La lalangue  c'est  cette langue archaïque qui lui est chevillée au corps, qui est son corps-même dans son morcellement originel de jouissance. 

Lalangue c'est la valeur que prend pour chaque sujet une langue particulière. Cette langue particulière on pourrait la qualifier de langue maternelle dans le sens où c'est dans cette langue-là que l'infans est baignée dès sa venue au monde. Plus précisément, je dirai que Lalangue, c'est l'effet de jouissance corporelle produit par la langue de l'Autre : Cette « Lalangue où la jouissance fait dépôt » assure Jacques Lacan.

On peut penser qu'au moment  du complexe d'intrusion, c'est cette lalangue qui est sidérée , l'envahissement par la jalouissance fait taire la lalangue et mortifie le corps.

Il faudra passer de cette lalangue à une langue pour que soit libérée la place de l'autre grâce à la tiercéité de l'Autre.

C'est le passage par un ordre symbolique qui en prenant acte du réel de l'absence, permet d'accéder à l'autre. C'est l'indestructibilité du désir inconscient qui se constitue là en même temps que surgit, que s'initie,  le mouvement de la quête de l'objet définitivement perdu.

Erik Porge, dans son texte ''Un écran à l'envie'' souligne que « En 1978 Lacan reprend à son compte la traduction ''regard endeuillé'', au lieu de regard empoisonné, qui lui est suggéré par une auditrice : ''Je pense que c'est la bonne traduction, et la traduction ''empoisonnée'' ressortissait d'un moment où j'étais plus écrasé par le texte de saint Augustin. Le mot endeuillé se réfère à ce qu'on appelle à proprement parler le deuil, c'est-à-dire à un symptôme en fin de compte. C'est pour ça que je suis optimiste, c'est qu'un symptôme, ça s'envole, ça passe.'' »

Ce regard amer, amare aspectu, est donc un regard endeuillé, regard symptomatique d'une jalouissance structurante car elle installe le sujet naissant dans un ordre symbolique articulé à la perte de l'objet.

Saint Augustin, décrit parfaitement l'affect qui envahit le tout-petit mais s'il est effectivement ''pâle comme un mort'', on pourrait dire également qu'il est ''vert de rage''. Le néologisme de ''frérocité'', même s'il n'est pas de lui, sera repris par Lacan. Il traduit à merveille et dans un raccourci fulgurant, cet affect si particulier. Pour Jean-Richard Freymann : «  la frérocité, c'est l'identification mutuelle entre ceux de la même génération qui sont aspirés par un même objet extérieur, qui peut être la mère, au demeurant. » ; JR freymann distingue bien la différence qui doit être faite entre la haine et la frérocité. Pour faire court la haine est un affect qui intervient dans une relation duelle. Dans son texte : « Pulsions et destin des pulsions » Freud souligne en effet que : ''La haine, en tant que relation à l'objet, est plus ancienne que l'amour ; elle provient du refus primordial que le moi narcissique oppose au monde extérieur, prodiguant les excitations’’ (p.42). Dans ce moment de la constitution du sujet, il n'y a pas encore de tiers qui ait une fonction médiatrice  dans la vie du sujet primitif. Dans la haine, la relation duelle, c'est-à-dire non médiatisée par l'Autre, ne permet qu'une identification imaginaire où, pour faire court, le sujet primitif se contemple et se voit amputé de ce dont  son semblable paraît jouir. Dans la haine le tout-petit observe son conlactaneum suum et lui attribue la possession de l'objet cause du désir, objet a selon Lacan. Je rappelle que pour Lacan : « L'objet a est quelque chose dont le sujet, pour se constituer, s'est séparé comme organe. Ça vaut comme symbole du manque...» (SXI, p.95). Pris dans la relation duelle de la haine, le sujet n'a pas, n'a plus, la possibilité de croire encore que ''malgré tout'' il reste quand même le préféré de l'Autre. La haine est l'affect qui s'instaure et qui fige le sujet lorsqu'il noue une relation avec un objet non troué ; c'est l'affect qui naît au spectacle de la complétude supposée chez l'autre dans une dimension imaginaire pure. C'est une haine de l'être de l'autre.

Dans la frérocité, à la différence, est impliquée une tiercéité. La frérocité, on doit la rapprocher, à mon sens, de l'hainamoration. On sait que Lacan a forgé ce néologisme pour souligner l’extrême proximité de ces deux affects. Autrement dit, il n'y a pas d'amour sans haine. Mais il peut y avoir de la haine sans amour ! Je dirai que dans l'hainamoration ou dans la frérocité, la présence d'un Autre permet que se mette en place cette  identification symbolique évoquée il y a un instant. C'est-à-dire que dans ce spectacle d'un même qui diffère, d'un même qui est porteur d'un  trait singulier qui fait la  différence, un trait qui fait de l'Un, ce trait unaire permet cette identification.

Le trait unaire, Lacan nous dit qu'il se marque comme ''tatouage, premier des signifiants'' (SXXI. p.129) Cela veut dire, à mon sens, que la présence de l'Autre permet au sujet primitif d'accéder à un au-delà de la relation spéculaire, un au-delà du miroir, de quitter le registre de l'imaginaire pur pour accéder à la dimension symbolique articulée au manque dans l'Autre. Je vais le dire autrement, face au spectacle de son frère de lait appendu au sein de la mère, le sujet primitif se voit confronté au réel de la privation, réel du manque, mais l'Autre est là  avec son trésor langagier, sa palette de signifiants qui permet une nomination à laquelle le sujet en devenir va pouvoir s'identifier.

On voit bien que cette intrusion d'un ''frère'' est une étape qui met le sujet primitif sur la voie de l'ordre symbolique, il faudra bien sûr que l’œdipe articulé à la métaphore du signifiant du nom-du-père, vienne retravailler cette étape. Pour JR Freymann « L'important pour cette histoire de la frérocité - qui traverse toute l’œuvre de Lacan -

c'est une tentative d'identification symbolique. La frérocité quasiment comme rite d'initiation, conduit d'une part à la constitution du semblable et d'autre part à la question de  l'idéal du moi. »

 

Revenons, après cette très longue digression, à notre définition de la fraternité et retravaillons-la à la lumière de  ces quelques réflexions. La fraternité ce serait cette hainamoration (non exempte de jalouissance) qui existe entre des sujets divisés qui se sentent exister en tant que faisant partie d'un ensemble humain soumis à l'autorité d'un chef 

On pourra dire que c'est bien une définition de psychanalyste lacanien !!! 

Je crois tout de même qu'à ne pas interroger certains énoncés pris pour des vérités intangibles on court le risque de les dénaturer définitivement.

Effectivement on parle de fraternité dans un contexte amical, religieux, politique, maçonnique. Nous avons vu que la fraternité n'est pas un concept homogène, qu'elle recouvre des sentiments contradictoires mais pour autant elle représente un recours indéniable à la dimension tragique de chaque sujet.

Le poète René Char assure que l'amitié c'est ''cette force qui enjambe l'absence''. Je le paraphraserai en disant que la fraternité devrait être cette force qui nous relie par l'absence. En tant que frères, nous sommes fils, fils de l'un et l'autre sexe comme le rappelle Pierre Legendre, c'est-à-dire que nous sommes fils du discours, fils de la dimension métaphorique du langage, fils du signifiant, frères dans la logique de la métaphore du  signifiant du nom-du-père.

C'est cela qui, à mon sens, fait de la fraternité cette forme singulière d'amour, qui se constitue lorsque se rencontrent des sujets qui ont franchi la barrière de lalangue pour accéder à la  langue, et qui acceptent, qui comprennent au sens de prendre avec, la différence chez  l'autre, c'est-à-dire ce   qui le fait Un, son trait unaire.  Dès lors le sujet peut suivre sa propre voie et comme le dit le poète irakien Saadi Youssef : « Marcher d'un pas solitaire avec les autres » 

 

Il y a 2 ans nous avons traité du thème ''Psychanalyse et liberté'', l'année dernière nous avons travaillé autour du ''Secret et sacré sous le regard du psychanalyste'', cette thématique de la fraternité que nous abordons aujourd'hui, me paraît s'inscrire tout naturellement dans le fil de ces précédentes réflexions. Elles sont, à mon sens, exemplaires des impasses auxquelles se trouve confrontée notre société actuelle. Freud l'assurait la psychanalyse n'est pas une weltanschauung, une vision du monde ; pour autant, de notre position d'analyste, nous ne pouvons fermer les yeux et encore moins boucher nos oreilles  devant ce que j'appellerais les nouveaux supports fantasmatiques de nos analysants. Je veux dire par là que bon nombre d'énoncés qui nous semblent comme on dit ''tomber sous le sens'' ne satisfont plus à cette métaphore  et sont au premier degré de réflexion tomber de leur sens premier. Si JP Lebrun peut nous parler de « perversion ordinaire »,  si Roland Gori traite de « La fabrique des imposteurs », c'est, me semble-t-il, que ces termes  ont perdu leurs valeurs de repère intangible.

J'ai essayé d'approcher ce dont la fraternité pourrait être le nom, mais nous devons désormais très rapidement tenter de situer comment ce terme si courant recouvre in fine, des positions collectives si disparates.

 

Lacan nous assure que la notion de culture est consubstantielle à l'humanisation. Comment expliquer alors qu'une des plus grandes barbaries de l'histoire soit née dans un pays, l'Allemagne, qui possède une des plus grandes tradition et richesse culturelle ? Je ne sais comment se nommer entre eux les nazis mais je crois que cette notion de fraternité devait être omniprésente.

Beaucoup plus tragiquement, près de nous, les leaders extrémistes musulmans, dont certains s'appellent les ''frères  musulmans'', ont tous des diplômes universitaires élevés, quasiment  toujours d'ailleurs dans des disciplines scientifiques au détriment des sciences humaines, ceci expliquant peut-être cela. Cela demanderait, bien entendu, de très importants approfondissements, mais dans ces deux exemples un élément se retrouve. Dans les deux cas, nous nous trouvons en présence de frères qui,  comme fils, s'identifient à des idéaux du moi   non marqués par le sceau du manque.

Je veux dire que leur frérocité s'est détournée de la voie symbolique pour se figer dans la haine. Il n'y avait que les paroles d'Hitler pour les nazis et il n'y a que la parole du prophète prise au pied de la lettre pour les islamistes radicaux. Ces groupes humains fonctionnent sans la tiercéité d'un Autre barré. Chez eux, la dimension symbolique de l'idéal du moi est forclose au bénéfice de la dimension imaginaire du moi idéal.

 

La question qui vient désormais à l'esprit est donc la suivante : Comment et où cette culture articulée à un point d'ignorance (l'objet a, cause du désir), peut-elle s'élaborer ? Sur quel terreau la fraternité peut-elle germer ?

La cure analytique ? Certes oui. A la fin de son séminaire « ...ou pire », Lacan souligne ce qui lie l'analyste avec son analysant : « Est-ce qu'il ne vous semble pas que le mot de frère, c'est justement celui auquel le discours analytique donne sa présence... » Plus loin : « Nous sommes frères de notre patient en tant que comme lui nous sommes les fils du discours. ».  Dont  acte, pour autant la famille humaine n'a pas attendu Freud et Lacan pour  rentrer en humanisation ! Je crois que l'on peut penser que la fraternité peut éclore partout où  les parlêtres se soumettent à la nécessité de parler le même langage.

Le premier de ces lieux, il y en a d'autres,  me paraît être l'école. C'est là où se transmettent les bases du langage oral et écrit, les règles de grammaire, la syntaxe, la concordance des temps, agencements symboliques qui structurent une pensée. Il faut rappeler que la lalangue ne s'écrit pas, la lalangue c'est le réel de la jouissance du corps, le réel c'est selon la formule de Lacan « ce qui ne cesse pas de ne pas s'écrire ».

Cela pour souligner que l'apprentissage de l'écriture, de l’ortho-graphe, c'est l'entrée en humanisation, c'est la condition de possibilité d'une fraternité en devenir.

C'est dans le lieu sacré de l'école que des outils sont mis à disposition afin que chaque Un ait  l'opportunité de construire sa propre pensée. Le Marquis de Condorcet soutenait que l'école devait fournir à l'élève ''tout ce qui suffit à ne pas dépendre'', plus près de nous le philosophe Régis Debray assure que l'école est le lieu où ''un maître apprend à des élèves à se passer de maître''. Enthousiasmantes définitions de l'école dont je ne sais si elles gardent toujours leur actualité. En tout cas on doit   préserver à tout prix  notre école d'être un lieu de modélisation de la pensée. L'école n'est pas le lieu de l'apprentissage de la performance ou de l'efficacité, c'est un des  lieux où les outils de l'énonciation peuvent être proposés au sujet en devenir afin qu'il élève son rapport aux autres à la dignité de la fraternité. 

 

Je conclurai en disant que la fraternité telle que nous l'avons envisagée, peut surgir de ce passage de la lalangue chevillée au corps à une langue qui, en respectant le caractère sacré de l'énonciation, assurera le maintien d'un esprit de corps.

 

 

 

 

 

 

 



[1]Par sujet primitif Lacan, je crois, entend sujet en devenir, cela n'a, bien sûr, rien à voir avec la horde primitive citée plus haut.



[i]

 

Intervenants

Interventions

 ACF-VD
Jean-Claude Affre
Dr Marie  Allione
Claude Allione
Bernard Baas
Dr Arielle Bourrely
Professeur Claude-Guy Bruère-Dawson
Lionel Buonomo
Pr Jean-Daniel Causse
Philosophe Jean-Louis Cianni
Jomy Cuadrado
Dr Marie-José Del Volgo
Guilhem  Dezeuze
Dr Jean-louis Doucet
Laurent Dumoulin
Dr Jean-Richard Freymann
Eva-Marie  Golder
Professeur Roland Gori
Jean-Paul Guillemoles
Bernard Guiter
Rhadija  Lamrani Tissot
Dr Patrick  Landman
Dr Michel Leca
Gérard Mallassagne
Dr Augustin  Ménard
Professeur Michel  Miaille
Dr François  Morel
Daniel Nigoul
René  Odde
Aloïse Philippe
Professeur Gérard  Pommier
Professeur Jean-Louis Pujol
Dr Jean Reboul
Dr Marie-Laure Roman
Franck Saintrapt
Professeur Bernard Salignon
Rajaa Stitou
Dr Bernard Vandermersch
Dr Marcel Ventura