Paroles singulières en Méditerranée

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PAROLES SINGULIÈRES EN MEDITERRANEE

25 avril 2024 - Bernard BAAS - "L'échelle de la Loi"

 

                      Bernard Baas:

 

L’échelle de la Loi

 

 

 

 

Pour être complet, le titre de mon intervention devrait être : « L’échelle renversée de la Loi du désir ». Il s’agit d’une citation de Lacan sur laquelle, bien sûr, je reviendrai, ne serait-ce que pour éclairer le motif de « l’échelle » et plus précisément de « l’échelle renversée ». Quant au motif de la loi, je voudrais d’abord rappeler l’origine biblique qui en détermine bien souvent l’acception, notamment en psychanalyse, même si, pour sa part, Freud, contrairement à Lacan, n’en fait pas un concept fondamental.

 

En revanche, comme le sait quiconque a un tant soit peu fréquenté les textes de Freud, les références bibliques n’y manquent pas. Principalement trois figures en émergent : celles de Moïse, de Joseph et de Jacob.

• La figure de Moïse, d’abord. Elle apparaît spécialement dans l’essai de psychanalyse appliquée relatif au Moïse de Michel-Ange et dans l’ouvrage ultime sur L’Homme Moïse et la religion monothéiste ; elle est relative au motif essentiel de la loi, la loi mosaïque dont nous aurons bien sûr à reparler.

• Ensuite, la figure de Joseph qui est convoquée par Freud dans une note de la Traumdeutung, dans laquelle il identifie explicitement le théoricien de la science des rêves à « l’oniromancien de la Bible »[1], c’est-à-dite à Joseph interprétant ses propres rêves et les rêves de Pharaon.

• Enfin, la figure de Jacob. Comme le montre Théo Pfrimmer dans son livre Freud lecteur de la Bible (livre particulièrement instructif), Freud s’est identifié à trois reprises au patriarche Jacob :tout d’abord en faisant un parallèle entre son propre amour pour Martha et celui de Jacob pour Rachel ; puis en se déclarant semblable à Jacob dans sa lutte avec l’ange [je vais y revenir] ; et enfin en se comparant, au moment de devoir quitter Vienne, au vieux patriarche contraint à l’exode (cela vise l’épisode biblique de la fin du séjour de Jacob en Égypte où il avait rejoint, avec toutes les tribus d’Israël, son fils Joseph)[2].

 

Il n’est pas sans intérêt de constater que Thomas Mann a fondé son grand roman biblique sur ces trois figures : Les Histoires de Jacob, suivies des trois volumes sur Joseph et ses frères : Le Jeune Joseph, Joseph en Égypte et Joseph le Nourricier ; et enfin l’opuscule conclusif intitulé La Loi, en référence à l’épisode biblique des Tables mosaïques. Freud connaissait bien ces textes de Thomas Mann, à qui il n’a pas manqué de signifier son admiration[3].

 

Sans doute peut-on longuement gloser sur l’influence complexe que le père de Freud (qui se prénommait Jakob) a pu exercer sur son fils, auquel il avait d’ailleurs offert la version de la Bible (la fameuse Bible dite « de Philippson ») dont celui-ci faisait continuellement usage. Cette relation difficile de Freud à son père est l’objet notamment du livre de Marie Balmary, L’Homme aux statues, livre remarquable (ne serait-ce que par sa facture quasi-“policière”), mais aussi discutable puisque son but est de rendre compte des raisons secrètes parce qu’inconscientes pour lesquelles Freud avait abandonné sa théorie de « la faute cachée du père » au bénéfice du fameux mais, selon elle, illusoire complexe d’Œdipe : « perversion de la loi », écrit-elle dans sa conclusion[4].

 

Il n’est pourtant pas sûr que Freud se soit lui-même pensé comme un législateur du psychisme. Du moins est-ce là ce qu’il laisse entendre dans une lettre à Fliess (l’une des dernières) où il déplore que « aucune province inexplorée de la vie psychique où j’ai pénétré […] ne portera mon nom ou n'obéira à mes lois ». Et il ajoute, songeant sans doute à son combat professionnel pour obtenir la reconnaissance de ses pairs (i.e. ses collègues neurologues et professeurs de la faculté de médecine) :

 

« Quand, au cours de la lutte, je me suis vu menacé de perdre le souffle, j’ai prié l’ange de relâcher […]. Mais je n’ai pas été le plus fort, quoique, depuis, je boite sensiblement. Maintenant j’ai quarante-quatre ans et je ne suis qu’un vieux juif un peu miteux »[5].

 

Bien sûr, l’image du vieux boiteux nous fait penser au vieillard d’Œdipe à Colone ; mais, en l’occurrence, c’est bien le personnage de Jacob qui est ici visé, Jacob dans sa lutte avec l’ange (j’y reviens dans un moment).

 

Pour l’instant, je voudrais redire que le terme de loi n’est guère fréquent chez Freud ; la loi n’est pas un concept freudien, pas même une variable du discours freudien. On n’en dirait pas autant pour Lacan, qui en a décliné le concept à plusieurs reprises : ainsi la loi symbolique, la loi du père, la loi de la castration... et, bien sûr, la loi du désir, dont il est notamment question dans cette formule que j’extraie de l’essai Subversion du sujet et dialectique du désir et que j’ai prise pour titre de mon exposé : « l'échelle renversée de la Loi du désir »[6].

 

Comment comprendre cela ?

 

Avant d’entrer dans la veine énigmatique de cette formule, intéressons-nous un instant au motif de l’échelle. Échelle qui évoque immédiatement la célèbre échelle de Jacob. Je rappelle le passage de la Genèse où Jacob endormi vit en songe une échelle qui s’élevait jusqu’au ciel et sur laquelle allaient et venaient des anges[7]. Cela n’a évidemment rien à voir – du moins au premier abord – avec un quelconque motif lacanien, ni même freudien (curieusement notre Freud oniromancien ne s’est pas intéressé à cet épisode du songe de Jacob).

 

Sans entrer dans un débat exégétique, je voudrais souligner que, dans cette page de la Genèse, il n’est pas dit que les anges, qui vont et viennent sur l’échelle, accèdent au ciel. Je sais bien que nombre des représentations de ce songe font voir dans le ciel une ouverture où apparaît Dieu ; comme dans cette gravure anonyme extraite de la Bible de Liesvelt[8] ou dans ce tableau de Bartolomé Murillo[9] :

 

 

                    

 

 

Si donc l’échelle monte vers ce ciel (le texte dit seulement qu’elle touche au ciel), les anges qui en redescendent n’ont fait qu’approcher la porte du ciel, sans la franchir. A l’opposé des représentations habituelles un peu grandiloquentes, les deux dessins de Rembrandt consacrés à cet épisode biblique sont d’une simplicité éloquente : le premier montre deux anges qui semblent suggérer à Jacob son rêve, sans même y faire apparaître l’échelle[10] ; le second se contente de suggérer la présence des deux anges sur le premier degré de l’échelle[11] :