Paroles singulières en Méditerranée

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PAROLES SINGULIÈRES EN MEDITERRANEE

25 avril 2024 - Bernard BAAS - "L'échelle de la Loi"

 

                      Bernard Baas:

 

L’échelle de la Loi

 

 

 

 

Pour être complet, le titre de mon intervention devrait être : « L’échelle renversée de la Loi du désir ». Il s’agit d’une citation de Lacan sur laquelle, bien sûr, je reviendrai, ne serait-ce que pour éclairer le motif de « l’échelle » et plus précisément de « l’échelle renversée ». Quant au motif de la loi, je voudrais d’abord rappeler l’origine biblique qui en détermine bien souvent l’acception, notamment en psychanalyse, même si, pour sa part, Freud, contrairement à Lacan, n’en fait pas un concept fondamental.

 

En revanche, comme le sait quiconque a un tant soit peu fréquenté les textes de Freud, les références bibliques n’y manquent pas. Principalement trois figures en émergent : celles de Moïse, de Joseph et de Jacob.

• La figure de Moïse, d’abord. Elle apparaît spécialement dans l’essai de psychanalyse appliquée relatif au Moïse de Michel-Ange et dans l’ouvrage ultime sur L’Homme Moïse et la religion monothéiste ; elle est relative au motif essentiel de la loi, la loi mosaïque dont nous aurons bien sûr à reparler.

• Ensuite, la figure de Joseph qui est convoquée par Freud dans une note de la Traumdeutung, dans laquelle il identifie explicitement le théoricien de la science des rêves à « l’oniromancien de la Bible »[1], c’est-à-dite à Joseph interprétant ses propres rêves et les rêves de Pharaon.

• Enfin, la figure de Jacob. Comme le montre Théo Pfrimmer dans son livre Freud lecteur de la Bible (livre particulièrement instructif), Freud s’est identifié à trois reprises au patriarche Jacob :tout d’abord en faisant un parallèle entre son propre amour pour Martha et celui de Jacob pour Rachel ; puis en se déclarant semblable à Jacob dans sa lutte avec l’ange [je vais y revenir] ; et enfin en se comparant, au moment de devoir quitter Vienne, au vieux patriarche contraint à l’exode (cela vise l’épisode biblique de la fin du séjour de Jacob en Égypte où il avait rejoint, avec toutes les tribus d’Israël, son fils Joseph)[2].

 

Il n’est pas sans intérêt de constater que Thomas Mann a fondé son grand roman biblique sur ces trois figures : Les Histoires de Jacob, suivies des trois volumes sur Joseph et ses frères : Le Jeune Joseph, Joseph en Égypte et Joseph le Nourricier ; et enfin l’opuscule conclusif intitulé La Loi, en référence à l’épisode biblique des Tables mosaïques. Freud connaissait bien ces textes de Thomas Mann, à qui il n’a pas manqué de signifier son admiration[3].

 

Sans doute peut-on longuement gloser sur l’influence complexe que le père de Freud (qui se prénommait Jakob) a pu exercer sur son fils, auquel il avait d’ailleurs offert la version de la Bible (la fameuse Bible dite « de Philippson ») dont celui-ci faisait continuellement usage. Cette relation difficile de Freud à son père est l’objet notamment du livre de Marie Balmary, L’Homme aux statues, livre remarquable (ne serait-ce que par sa facture quasi-“policière”), mais aussi discutable puisque son but est de rendre compte des raisons secrètes parce qu’inconscientes pour lesquelles Freud avait abandonné sa théorie de « la faute cachée du père » au bénéfice du fameux mais, selon elle, illusoire complexe d’Œdipe : « perversion de la loi », écrit-elle dans sa conclusion[4].

 

Il n’est pourtant pas sûr que Freud se soit lui-même pensé comme un législateur du psychisme. Du moins est-ce là ce qu’il laisse entendre dans une lettre à Fliess (l’une des dernières) où il déplore que « aucune province inexplorée de la vie psychique où j’ai pénétré […] ne portera mon nom ou n'obéira à mes lois ». Et il ajoute, songeant sans doute à son combat professionnel pour obtenir la reconnaissance de ses pairs (i.e. ses collègues neurologues et professeurs de la faculté de médecine) :

 

« Quand, au cours de la lutte, je me suis vu menacé de perdre le souffle, j’ai prié l’ange de relâcher […]. Mais je n’ai pas été le plus fort, quoique, depuis, je boite sensiblement. Maintenant j’ai quarante-quatre ans et je ne suis qu’un vieux juif un peu miteux »[5].

 

Bien sûr, l’image du vieux boiteux nous fait penser au vieillard d’Œdipe à Colone ; mais, en l’occurrence, c’est bien le personnage de Jacob qui est ici visé, Jacob dans sa lutte avec l’ange (j’y reviens dans un moment).

 

Pour l’instant, je voudrais redire que le terme de loi n’est guère fréquent chez Freud ; la loi n’est pas un concept freudien, pas même une variable du discours freudien. On n’en dirait pas autant pour Lacan, qui en a décliné le concept à plusieurs reprises : ainsi la loi symbolique, la loi du père, la loi de la castration... et, bien sûr, la loi du désir, dont il est notamment question dans cette formule que j’extraie de l’essai Subversion du sujet et dialectique du désir et que j’ai prise pour titre de mon exposé : « l'échelle renversée de la Loi du désir »[6].

 

Comment comprendre cela ?

 

Avant d’entrer dans la veine énigmatique de cette formule, intéressons-nous un instant au motif de l’échelle. Échelle qui évoque immédiatement la célèbre échelle de Jacob. Je rappelle le passage de la Genèse où Jacob endormi vit en songe une échelle qui s’élevait jusqu’au ciel et sur laquelle allaient et venaient des anges[7]. Cela n’a évidemment rien à voir – du moins au premier abord – avec un quelconque motif lacanien, ni même freudien (curieusement notre Freud oniromancien ne s’est pas intéressé à cet épisode du songe de Jacob).

 

Sans entrer dans un débat exégétique, je voudrais souligner que, dans cette page de la Genèse, il n’est pas dit que les anges, qui vont et viennent sur l’échelle, accèdent au ciel. Je sais bien que nombre des représentations de ce songe font voir dans le ciel une ouverture où apparaît Dieu ; comme dans cette gravure anonyme extraite de la Bible de Liesvelt[8] ou dans ce tableau de Bartolomé Murillo[9] :

 

 

                    

 

 

Si donc l’échelle monte vers ce ciel (le texte dit seulement qu’elle touche au ciel), les anges qui en redescendent n’ont fait qu’approcher la porte du ciel, sans la franchir. A l’opposé des représentations habituelles un peu grandiloquentes, les deux dessins de Rembrandt consacrés à cet épisode biblique sont d’une simplicité éloquente : le premier montre deux anges qui semblent suggérer à Jacob son rêve, sans même y faire apparaître l’échelle[10] ; le second se contente de suggérer la présence des deux anges sur le premier degré de l’échelle[11] :

 

             

 

 

De même, en toute rigueur, il n’est pas dit que Yahvé se tient au sommet de l’échelle (comme le laissent entendre certaines traduction), mais seulement qu’il se tient auprès de Jacob. Ce que montre, sans ambiguïté, cette gravure de Juan de Jáuregui (peintre sévillan du XVIIème siècle)[12] :

 

 

Cela dit, rien n’interdit de voir dans cette échelle que les anges parcourent en tous sens une image de la chaîne symbolique, la chaîne métonymique des signifiants que ne cesse de parcourir le sujet de l’inconscient en quête de l’objet qui satisferait son désir. C’est ce que voudrait maladroitement illustrer ce petit schéma [dont j’ai déjà fait usage ailleurs[13] ; ceux qui le connaissent me pardonneront cette répétition ; mais elle se justifie de ceci que ce schéma est assez pratique pour comprendre ce dont il s’agit ; et il trouvera un nouvel intérêt à la fin de mon exposé] :

 

 

L’échelle conduit ou est supposée conduire le sujet ($) à hauteur de jouissance, jouissance que lui procurerait l’accès à l’objet absolu de son désir, soit ce que Lacan nomme, à l’époque du Séminaire sur L’Éthique de la psychanalyse, « la Chose ». Or l’accès à cette jouissance de la Chose (ou cette Chose jouissive) est interdit : c’est ce que désigne, sur le schéma, la « barrière » (signifiant que nous allons retrouver dans le texte de Lacan). Inutile, donc, de faire la courte échelle (si j’ose filer la métaphore) au sujet pour l’aider à accéder à la jouissance ; la barrière est infranchissable, de sorte que la dynamique du désir s’infléchit (c’est ce que représente la ligne courbe sur le schéma suivant) pour se retourner sur la chaîne des signifiants sur laquelle le sujet est condamné à aller et venir (comme vont les anges sur l’échelle de Jacob) — autrement dit : le sujet (sujet barré du désir, $) est voué à s’en remettre indéfiniment à l’Autre, c’est-à-dire à l’ordre symbolique à travers lequel il vise, en vertu de quelque association inconsciente, tel ou tel objet empirique de désir (mais non de jouissance). Cet Autre est lui-même marqué par le manque [je reviens dans un instant sur ce motif de la « marque » du manque] : Ⱥ (grand A barré).

 

On peut ainsi compléter le schéma précédent :

J’ajoute – pour vous amuser un peu – une image de cette image : c’est celle du petit jouet officiellement et justement appelé « échelle de Jacob » :

 

https://youtu.be/86ZLO6S9DIg?si=3cDX_uu_oifI7G6p

 

Le jouet donne l’apparence d’un défilé infini — en quoi nous sommes nous-mêmes trompés sensiblement par ce jouet, nous sommes joués par ce jouet, tout comme le sujet est joué psychiquement dans et par la chaîne des signifiants. On ne saurait échapper au piège qui illusionne le sujet sur son élévation à hauteur du septième ciel de son désir (à hauteur de la Chose), à moins de recourir à la blague bien connue dite “ du fou qui repeint le plafond ” : « tiens-toi au pinceau, j’enlève l’échelle ». Au fou – celui de la blague ou, aussi bien, au sujet qui croit pouvoir accéder au septième ciel de son désir – il ne reste plus qu’à s’étaler.

 

J’arrête là pour l’instant cette référence à l’échelle de Jacob (mais nous n’en avons pas fini avec le motif de l’échelle, notamment le motif de l’échelle de la Loi). Du reste, Lacan (qui est l’auteur de la formule citée sur « l’échelle de la Loi ») ne semble guère s’être intéressé à la figure de Jacob. Je n’ai trouvé, dans l’ensemble de l’œuvre lacanienne, que trois références à Jacob, références au demeurant sans intérêt. Bien sûr, il en retient le nom dans les fréquentes citations qu’il donne de la formule biblique et pascalienne : « le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob », mais sans rien de spécifique au personnage de Jacob.

 

Il y a pourtant une occurrence qui mérite qu’on s’y arrête ; cela se trouve dans le Séminaire sur La Logique du fantasme :

 

« Quand vous avez affaire au “Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob”, alors là, la marque, vous n'en êtes pas privés ! »[14].

 

Curieusement, Lacan ne donne aucune précision, aucun exemple de ce qu’il vise par là. Il aurait pourtant pu faire référence à cet autre épisode de la Genèse, l’épisode dit du « passage du gué du Yabboq »[15] (un affluent du Jourdain), lorsque Jacob doit lutter, durant toute une nuit, avec un personnage mystérieux, l’ange de Dieu, qui finit par le frapper à la hanche au point de la démettre (de cette blessure vient, dans le code alimentaire juif, la cacherout, l’interdit de manger le ligament de la hanche). La Gemäldegalerie de Berlin en propose cette étonnante représentation par Rembrandt :

 

 

 

 

 

Le texte de la Genèse précise qu’au terme de la lutte, l’adversaire se révèle à Jacob comme son Dieu et lui déclare : « Désormais, on ne t’appellera plus Jacob, mais Israël ». De cet épisode vient la boiterie de Jacob, à laquelle Freud fait allusion, comme on l’a vu, dans sa correspondance avec Fliess.

 

Ce n’est pas forcer l’interprétation – me semble-t-il – que de voir dans cette marque indélébile une illustration exemplaire du trait unaire. Je rappelle que, pour Lacan, le trait unaire n’est pas une écriture au sens alphabétique, mais une inscription, une inscription charnelle, laquelle ancre le sujet au langage et l’introduit ainsi dans l’ordre symbolique d’où se détache le nom propre, le nom du père, à partir duquel se comptent les différents signifiants. La boiterie de Jacob est ce trait unaire, doublé du nom d’Israël, véritable Nom-du-père, duquel viendront, par filiation, les douze tribus hébraïques dites « tribus d’Israël ».

 

Cela dit – pour être rigoureux – il me faut revenir sur la citation de La Logique du fantasme :  « Quand vous avez affaire au “Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob”, alors là, la marque, vous n'en êtes pas privés ! ». Ce que vise alors Lacan par cette notion de « marque », ce n’est pas tant la marque comme inscription charnelle, que bien plutôt la marque que constitue la barre sur le grand Autre (A barré). C’est cette barre, cette marque, qui définit essentiellement le Dieu biblique, le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, contrairement au dieu de la métaphysique ou, comme disait Pascal, au dieu des philosophes ; et elle le définit essentiellement parce que le Dieu biblique est ce Dieu que Lacan, dans la même page du Séminaire XVI, D’un Autre à l’autre, nomme explicitement « le Dieu des Juifs », « le Dieu du buisson ardent », « le Dieu du Sinaï », c’est-à-dire « le Dieu qui parle »[16].

 

Ce grand Autre qu’est le Dieu qui parle – Dieu en tant que parlant – renvoie à celui à qui il parle, c’est-à-dire à l'homme en tant que parlant, ce qui est au principe de la loi du désir, à savoir : le manque qui le constitue comme sujet barré du désir ($). C'est de l'Autre comme Autre barré que revient à l'homme le signifiant du manque qui le constitue, lui, l'homme, comme être parlant et désirant. Et c'est pourquoi Lacan peut dire que ce qui est ébranlé, par cette compréhension du Dieu biblique comme parlant, est « proprement ce que Pascal appelait le Dieu des philosophes », c’est-à-dire l'idée métaphysique ou onto-théologique de Dieu comme grand Autre qu'aucune « marque » ne viendrait affecter, — donc comme grand Autre non barré, contrairement au Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, qui porte la marque qui le barre comme grand A barré.

 

Tout cela n’est évidemment pas sans rapport avec la question de la loi, en quelque sens qu’on l’entende. Je reviens donc à la formule qui fait le titre de mon exposé – « l'échelle renversée de la Loi du désir » – pour en considérer maintenant non plus le motif de l’échelle (mais il nous faudra bien sûr y revenir et nous interroger sur ce que signifie son « renversement »), mais celui de la loi ici spécifiée : « la Loi du désir » (avec une majuscule dans le texte des Écrits, majuscule dont vous allez bientôt comprendre l’importance).

 

 

*

 

 

C’est principalement dans l’essai intitulé Kant avec Sade[17] que le concept de loi prend une place essentielle. Mais, à dire vrai, ce motif de la loi est déjà implicitement engagé dans les réflexions du Séminaire sur L’Éthique de la psychanalyse (séminaire tenu deux ans auparavant) concernant le fameux commandement d’amour. Dans ce séminaire, Lacan déclare qu’aimer son prochain, ce serait « forcer les portes de l'enfer intérieur »[18] — ce qu'atteste justement l'œuvre de Sade dont il commence alors le commentaire. Mais, ajoute-il, c'est précisément devant ces « portes de l'enfer » que le sujet recule, renonçant ainsi à sa jouissance. Il ne peut qu’approcher la jouissance, approcher ce que ce Séminaire désigne du nom de « Chose », si bien que la loi qui commande l'amour du prochain s'évanouit pour laisser place à la haine de soi dans l'autre. Lacan peut alors énoncer sa conclusion en forme de théorème :

 

« Pour tout homme [...], la résistance devant le commandement Tu aimeras ton prochain comme toi-même et la résistance qui s'exerce pour entraver son accès à la jouissance sont une seule et même chose »[19].

 

Il est donc bien ici question d’une barrière devant la jouissance, de quelque chose qui fait barrière à la jouissance. Et, à la page suivante, Lacan insiste :

 

« Le recul devant le commandement d'amour est la même chose que la barrière devant la jouissance, et non pas son contraire. Je recule à aimer mon prochain comme moi-même, pour autant qu'à cet horizon il y a quelque chose qui participe de je ne sais quelle intolérable cruauté. Dans cette direction, aimer mon prochain peut être la voie la plus cruelle »[20].

 

La suite du Séminaire portera – comme je l’ai dit – sur les thèses développées dans Kant avec Sade et sur la démonstration de la cruauté dont procède secrètement l'injonction morale qu'est l'impératif catégorique, c’est-à-dire la version rationnelle – pratique du commandement d’amour.

 

J’en viens donc à cet essai, Kant avec Sade, plus exactement à ce qui y est dit de la loi. Il faut d’emblée souligner ce qu’en général les commentateurs même les plus patentés ne remarquent même pas : dans cet essai, le terme de loi est typographié tantôt avec une minuscule, tantôt avec une majuscule. Je résume au plus court.

 

La loi avec une minuscule – disons, par convention, la “petite” loi – est la loi qui commande la course interminable du désir dans les frayages de la chaîne signifiante, c’est-à-dire la course infinie à la jouissance, jouissance de ce que Lacan appelle (depuis le Séminaire sur L’Éthique de la psychanalyse et au moins une fois dans l’essai qui nous intéresse[21]) « la Chose », en tant que la Chose, n’est pas un quelconque objet empirique de désir. Cette petite loi est donc la loi œdipienne, loi œdipienne qui procède du mythe freudien de la mère en tant qu’objet de l’expérience de satisfaction originaire, c’est-à-dire de la mère comme figure de la Chose.

 

Or, justement, l’autre Loi, la “grande” Loi (avec une majuscule) est la Loi qui interdit la Chose, la Loi qui interdit la jouissance (c’est-à-dire, aussi bien, la loi qui interdit la mère). Sade lui-même, si puissant que soit son consentement sans limite à la loi qui commande de poursuivre la jouissance, n’échappe pas à la Loi qui interdit la jouissance. Lacan y insiste en conclusion de son essai. Pour que l’on comprenne précisément le sens de cette conclusion je rappelle brièvement que Lacan fait référence au texte de Sade, la Philosophie dans le boudoir, boudoir où se retrouvent Mme de St-Ange, l’instigatrice de la rencontre, Dolmancé, le grand libertin chargé par elle d’accomplir ce qu’elle ordonne, et la jeune Eugénie qui, objet consentant des tourments que lui inflige Dolmancé, reçoit ainsi son éducation libertine[22] ; à la fin de l’histoire, intervient la mère d’Eugénie soucieuse de sauver la moralité de sa fille, laquelle, loin de se soumettre aux prières de sa mère, la soumet avec délectation à la torture : elle lui inculque le virus de la vérole et lui coud le vagin. Voici donc la phrase conclusive de Lacan :

 

« Vérolée [et non “violée”[23]] et cousue, la mère reste interdite. Notre verdict est confirmé sur la soumission de Sade à la Loi [avec majuscule] »[24].

 

Cela dit, la double typographie de la loi ne doit pas nous abuser. Car, en toute rigueur, on ne saurait parler de deux lois ; tout au plus d’une double loi (sur le modèle du double bind que j’ai évoqué l’année dernière, dans un autre contexte). Plus exactement, il n’y a qu’une loi, qui est la loi du désir, et que Lacan, dans Subversion du sujet et dialectique du désir, écrit quasi systématiquement avec une majuscule, notamment donc dans la formule « l'échelle renversée de la Loi du désir ».

 

Je vais bien sûr revenir précisément sur cette formule. Mais je fais observer qu’il y a quelque chose d’énigmatique dans l’ordre de publication de ces deux essais tels qu’ils apparaissent dans les Écrits. Subversion du sujet et dialectique du désir est une conférence prononcée en 1960 ; Kant avec Sade a été rédigé, deux ans plus tard, en 1962 ; mais, dans les Écrits, l’ordre des deux textes est inversé, comme si Subversion du sujet et dialectique du désir venait faire correction à Kant avec Sade, au moins sur cette question de la loi. De fait, dans Subversion du sujet et dialectique du désir, la thèse sur la Loi du désir est formulée sur la base d’un concept essentiel totalement absent de Kant avec Sade : c’est le concept de castration. Cela appelle une explication, à laquelle je viendrai plus loin.

 

Auparavant, je voudrais m’arrêter un instant sur la référence kantienne dans Kant avec Sade. Dans cet essai, Lacan entend montrer qu’il se pourrait que le Dieu de Kant – ce Dieu associé à l’idée rationnelle du Bien (et non du bien-être) et à la loi morale en tant que loi rationnelle – puisse n’être que l’autre face du dieu sadien, celui que Sade appelle « l’être-suprême-en-méchanceté »[25], dont la loi est la loi du mal.

 

J’en ai déjà suffisamment parlé ailleurs[26] pour n’avoir pas à revenir sur tout le commentaire qu’appelle cette lecture lacanienne de Kant. Je m’en tiendrai donc à l’essentiel, en rappelant d’abord que la référence à Kant est nécessaire à l’exposition de la conception généralement _ voire universellement _  admise de ce qu’est la loi morale, en tant qu’elle est supposée fonder et garantir l’humanité de l’homme, soit ce que Kant appelle la dignité humaine. Cette loi requiert de la part du sujet 1°) qu’il s’abstienne de viser par son action un quelconque plaisir ; 2°) que la volonté de ce sujet soit une volonté absolument apathique (c’est-à-dire sans pathos, sans détermination sensible ou sentimentale), donc une volonté exempte de tout sentiment de bienveillance ou de tendresse ; 3°) elle requiert enfin que le sujet renonce à tirer de son obéissance à la loi quelque satisfaction d’amour propre. En ce sens, la loi morale exige l’humiliation du sujet.

 

Je résume : les 3 conditions ainsi requises par la loi morale sont 1. l’effacement du plaisir, 2. l’apathie de la volonté et 3. l’humiliation du sujet.

 

Or ces trois conditions sont aussi au principe de l’action du tortionnaire sadien, en tant que son action s’impose à sa victime. En effet, le scénario sadien implique 1°) l’humiliation de la victime ; 2°) la totale apathie du tortionnaire (le terme d’« apathie » apparaît plusieurs fois dans le texte de La philosophie dans la boudoir), tortionnaire qui ne doit surtout pas se laisser affecter par quelque sentiment de pitié ; il implique enfin 3°) que l’action dudit tortionnaire ne soit pas mue par la recherche d’un quelconque plaisir, mais par la seule volonté de jouissance. Car, au-delà du plaisir que semble viser son désir, il y a la jouissance qui n’est possible que par le dépassement de ce désir, donc par l’évanouissement du plaisir.

 

On voit donc que ces trois conditions se retrouvent, parallèlement, chez Kant et chez Sade. C’est là ce qui autorise Lacan à dire que La philosophie dans le boudoir « donne la vérité » de la Critique de la raison pratique[27]. Il faut en effet souligner (même si Lacan ne l’explicite pas lui-même) que le trinôme que constituent, dans la thèse kantienne, les 3 instances que sont le sujet auteur de la loi, le sujet s’imposant la loi et le sujet soumis à la loi forme un seul et même sujet. Eh bien, ce trinôme se retrouve exactement, et de manière nettement plus explicite, dans la distribution des rôles des participants à la rencontre dans le boudoir sadien : Mme de Saint-Ange prescrit la loi, Dolmancé en est l’exécuteur et Eugénie la destinataire. L’acronyme de ces trois noms forme le nom de Sade : SA.D.E. .

 

Dès lors, on comprend mieux que Lacan dise que « Sade est plus vrai que Kant », puisque ce que démontre la fiction sadienne est la division du sujet kantien en trois instances. Cela signifie que la logique de la loi morale procède elle aussi de la volonté de jouissance. Je veux dire par là que ce qui se joue dans le boudoir sadien se joue aussi dans l’âme du sujet kantien : c’est ce qu’on peut appeler l’enfermement dans « la maison de la souffrance ».

 

Je vais revenir dans un moment sur cette formule (qui ne se trouve évidemment pas dans le texte de Kant, ni même dans celui de Sade). Mais auparavant je voudrais faire observer qu’on pourrait, à bon droit, objecter qu’il y a une différence essentielle entre la loi qu’exécute le tortionnaire sadien, dont l’action a pour fin de dégrader et même de nier l’humanité de la victime, et la loi morale qui, par ses interdits explicites ou implicites, est supposée avoir pour fin de préserver l’humanité de l’homme. C’est là ce qu’illustre, emblématiquement, la loi mosaïque telle qu’elle se décline dans le Décalogue : « Tu ne tueras pas », « Tu ne voleras pas », « Tu ne porteras pas de faux témoignage »… .

 

Toutefois, s’agissant de ce dernier commandement (qu’on nomme souvent le « neuvième commandement » en référence à la version du Décalogue dans l’Exode[28]), il est à remarquer que Lacan, dans le Séminaire sur L’Éthique de la psychanalyse, le traduit sous la forme bien connue : « Tu ne mentiras point ». Or – il faut ici le rappeler contre Lacan – cette formule ne compte pas au nombre des dix Commandements tels qu'ils sont donnés à lire dans l'Exode ou dans le Deutéronome[29]. Et si elle n’y compte pas, c’est parce qu’elle ne saurait y compter, pour cette simple et bonne raison qu'un commandement ou un interdit ne peut être signifié qu'à quelqu'un qui puisse le comprendre et qui soit donc déjà parlant. Autrement dit : l'énoncé du commandement implique toujours déjà ceci : “ à toi qui parles, je dis que tu ne tueras pas, que tu ne voleras pas, que tu ne convoiteras pas, etc...”.

 

Or, dans la parole, en tant qu'elle lie entre eux les parlants et donc en tant qu'elle requiert, dans son principe, que ce lien soit un lien de confiance (car même lorsque je mens, je présuppose que mon interlocuteur fait confiance à ma parole), — dans la parole, donc, est toujours déjà supposé l'impératif de véracité (je dis bien de véracité et non de vérité). Si donc, l'impératif de véracité est toujours déjà inclus dans la parole, alors il est impossible d'énoncer à un sujet, au titre de commandement originaire, la formule “Tu ne mentiras pas”. Cet interdit ne pourrait être qu'une répétition de l'impératif de véracité qu'est supposée toujours déjà impliquer la parole ; il ferait donc double emploi.

 

Voilà, sans doute, ce qui explique que la formule “Tu ne mentiras pas” ne figure pas au Décalogue ; parce que, pour être reçus, les Commandements du Décalogue (du Déca-logue) supposent déjà la parole, donc l'impératif de véracité et l'interdit du mensonge. Le commandement absolument originaire, antérieur à tout autre commandement, plus précisément la loi originaire, ne peut être que strictement contemporaine de l'avènement de la parole. Autrement dit : il est impossible que la formule “Tu ne mentiras pas” soit signifiée à l'être parlant au titre de commandement originaire ; il ne peut en être que la répétition. La loi originaire serait plutôt cet impératif : “Parle !”. Ce qui implique déjà et tout à la fois : “Tu mentiras et tu ne mentiras pas”. Cette loi originaire, cet archi-commandement, pourrait donc aussi bien être explicitée sous la forme suivante : “Sois soumis à la loi qui te fait menteur et t'interdit de mentir !” (“et démerde-toi avec ça” !...).

 

 

*

 

 

Vous allez voir que ce petit détour par le Décalogue n’était pas inutile. Il me ramène à la formule que j’ai précédemment utilisée de « maison de la souffrance » — plus précisément à cette « maison de la souffrance », dont il est explicitement question dans l’ouvrage de H.-G. Wells (le même Wells que celui qui a écrit La Guerre des mondes ou La Machine à remonter le temps) ; je veux parler de L’Île du docteur Moreau[30]. Cette île est « la maison de la souffrance »[31] dans laquelle le docteur Moreau ne se propose rien d’autre que de détruire l’animalité dans l’animal pour l’élever à l’humanité, ici clairement présentée comme loi de l’humanité, la loi qui contraint à l’humanité. Ce projet requiert de soumettre les animaux qu’il récupère à diverses expériences chirurgicales sans anesthésie. C’est donc la douleur, voulue comme telle à titre de procédure d’humanisation, qui doit permettre à chacun des animaux ainsi traités et donc littéralement transformés en monstres, de faire sienne la loi supposée l’humaniser.

 

Et, ainsi que le rapporte le narrateur qui découvre ces étranges animaux dénaturés (à ne pas confondre avec les Animaux dénaturés de Vercors qui, eux, ne sont pas des produits artificiels monstrueux, mais des êtres naturels ou supposés tels dans cette fiction romanesque), cette loi d’humanisation se présente sous la forme d’un dictamen en quelque sorte calqué sur le Décalogue. Ce sont ces animaux eux-mêmes (ces animaux prétendument humanisés par les opérations chirurgicales du Dr Moreau) qui en récitent la litanie :

 

 

 

« – Ne pas marcher à quatre pattes. C’est la Loi. Ne sommes-nous pas des Hommes ?

– Ne pas laper pour boire. C’est la Loi. Ne sommes-nous pas des Hommes ?

– Ne pas manger de chair ni de poisson. C’est la Loi. Ne sommes-nous pas des Hommes ?

– Ne pas chasser les autres Hommes. C’est la Loi. Ne sommes-nous pas des Hommes ? … »[32].

 

En toute rigueur logique, la loi n’est pas ici ce qui préserve l’humanité de celui à qui elle est adressée (ou qui se l’adresse à lui-même), mais elle est ce qui produit ou est censé produire l’humanité dans les animaux ainsi manipulés au point de devenir des monstres. En quoi il y a une différence entre le Dr Moreau et le tortionnaire sadien : c’est que le premier vise à produire quelque chose d’humain dans ses cobayes, alors que le second cherche au contraire à ruiner l’humanité de sa victime. Mais dans l’un et l’autre cas, l’enjeu est le même : c’est la jouissance de celui qui inflige la souffrance.

 

Précisons – bien que cela aille de soi – qu’on ne saurait confondre la souffrance que tel ou tel médecin peut être amené à imposer à son malade (et qui – on peut l’espérer – ne lui procure aucune jouissance, ni même aucun plaisir) et la souffrance infligée par le tortionnaire à sa victime. Car c’est justement cette souffrance de la victime qui fait la jouissance du tortionnaire ou qui est, tout du moins, supposée faire sa jouissance. Et il faut ici préciser que cette souffrance du tortionnaire – cette souffrance supposément jouissive – exclut (là aussi, comme chez Kant) toute dimension de plaisir. En effet, ni les supplices qu’inflige à sa victime le tourmenteur sadien, ni les tortures que le Dr Moreau fait subir à ses cobayes n’impliquent un quelconque plaisir. Si quelque plaisir devait intervenir dans l’application de la loi, celle-ci ne perdrait peut-être pas son efficacité sur la victime ; mais assurément elle ferait perdre son sens à l’action du tortionnaire, action qui ne serait alors qu’une manière – certes singulièrement brutale – de se faire plaisir. Autrement dit : le plaisir serait ce qui fait obstacle à la jouissance visée.

 

Disant cela, je ne fais qu’anticiper sur ce que nous allons trouver dans les pages de Subversion du sujet et dialectique du désir à propos de ce qui fait barrière à la jouissance, donc à propos de ce qui fait loi à l’encontre de la jouissance. Mais, s’agissant de la fiction de Wells, il faut encore souligner que, si ces animaux victimes du Dr Moreau se réclament explicitement de l’humanité, s’ils revendiquent dans la litanie des commandements leur statut d’hommes, c’est d’abord parce qu’ils parlent. Ils sont parlants. Pour eux, comme pour tout homme, la loi originaire implicite est : “Parle ! ”. Et c’est là l’essentiel.

 

 

*

 

 

Il faut alors reconsidérer, à partir de cette loi de la parole, la loi qui interdit la jouissance. Cela va nous faire passer de la Loi (avec majuscule) d’interdiction de la jouissance telle que la démontre Kant avec Sade à cette autre formulation de la Loi d’interdiction dans Subversion du sujet et dialectique du désir (dans les deux cas, « Loi » avec majuscule ; je ne cite pour l’instant cette formule que de manière partielle :

 

« Ce à quoi il faut se tenir, c'est que la jouissance est interdite à qui parle comme tel […] »[33].

 

À partir de là, je peux enfin faire retour sur la citation qui a ouvert mon exposé : « l'échelle renversée de la Loi du désir » (Loi, toujours avec une majuscule). J’ai déjà annoncé que dans Subversion du sujet et dialectique du désir, cette thèse sur la Loi du désir est formulée sur la base d’un concept essentiel totalement absent de Kant avec Sade : c’est le concept de castration. Je donne maintenant la citation intégrale qui clôt Subversion du sujet et dialectique du désir :

 

 « La castration veut dire qu'il faut que la jouissance soit refusée pour qu'elle puisse être atteinte sur l'échelle renversée de la Loi du désir »[34].

 

En toute logique (tout au moins apparente), la loi du désir devrait être écrite avec une minuscule : car c’est la petite loi, la loi qui commande la course interminable du désir dans les frayages de la chaîne signifiante, c’est-à-dire la course à la jouissance ou – pour revenir à mon point de départ – la loi qui condamne le sujet à monter et descendre l’échelle où il poursuit vainement l’objet absolu de son désir. Dans Kant avec Sade, la Loi avec majuscule est la loi qui interdit la jouissance.

 

Or maintenant, dans Subversion du sujet et dialectique du désir, Lacan retourne cette logique de l’interdiction pour poser, paradoxalement, que l’interdiction de la jouissance est la condition d’accès à la jouissance, pour autant que cela se joue sur l’échelle renversée de la Loi du désir. Je redonne la phrase où se fait bien entendre le paradoxe : « La castration veut dire qu'il faut que la jouissance soit refusée pour qu'elle puisse être atteinte sur l'échelle renversée de la Loi du désir ».

 

Avant même d’éclaircir cette expression d’« échelle renversée », il faut – me semble-t-il – préciser la logique du paradoxe ici visé. La question est d’abord de savoir ce qui fonde cette interdiction. Apparemment, la réponse à cette question semble évidente : l'interdiction aurait pour fondement la castration, c’est-à-dire l'aliénation au symbolique. Et comme cette aliénation est ce qui fait Loi pour le parlêtre, on serait porté à dire que c'est parce qu'il est soumis à la Loi du symbolique que le sujet du désir ne peut jouir de la Chose, ainsi que l’affirmait Lacan dans le Séminaire de la même année. Autrement dit : la Loi serait ainsi au fondement de l'interdiction de la jouissance.

 

Or, dans le passage que je citais précédemment, où il est dit que « la jouissance est interdite à qui parle comme tel », Lacan ajoute ceci [je cite toujours partiellement ce passage de Subversion du sujet et dialectique du désir] :

« la Loi se fonde de cette interdiction même ».

 

Et quelques lignes plus loin, il précise :

 

« Ce n'est pas la Loi elle-même qui barre l'accès du sujet à la jouissance ».

 

 Donc [je résume] : d’un côté : « la jouissance est interdite à qui parle comme tel » ; de l’autre : « ce n'est pas la Loi elle-même qui barre l'accès du sujet à la jouissance ». Et, entre ces deux affirmations, celle-ci : « la Loi se fonde de cette interdiction même ».

 

On conviendra que tout cela n’apparait pas très cohérent. Comme vous l’entendez, nous sommes là exposés à une impasse, à une aporie : d'un côté, la jouissance est dite interdite au sujet en tant que parlant, donc en tant que soumis à la Loi ; d'un autre côté, cette Loi est dite avoir pour fondement l'interdiction elle-même. Autrement dit : d'un côté, c'est la Loi qui semble déterminer l'interdiction ; de l'autre, c'est l'interdiction qui fonde la Loi. Telle est l’aporie.

 

Pour en sortir, il faut – me semble-t-il – être plus attentif aux formulations exactes de Lacan qui – comme il le fait souvent – joue sur le double sens du terme d'interdiction. D'un côté, l'interdiction doit être entendue comme la « barrière » (le mot est dans le texte) ou, comme dit Lacan, « ce qui barre l’accès à la jouissance » (c’est le double trait qui barre l’échelle ascendante dans mon schéma). De l'autre côté, l'interdiction doit être entendue littéralement comme inter–diction, donc comme ce qui se dit dans l'intervalle entre les signifiants de la chaîne symbolique (ce sont les intervalles entre les traits horizontaux sur mon schéma). Or, dans ces intervalles, passe une part de l’objet chosique, une part de jouissance : cette part est la part du réel, l'objet a, l'objet chosique, de sorte que le sujet aliéné au signifiant est exposé, à son insu, à cet objet chosique. C'est ce que dit le mathème du fantasme ($ ◊ a), sur lequel je vais revenir dans un instant. Mais d’abord, pour être plus clair, je reprends mon schéma, en y faisant apparaître les deux lignes, la ligne intervallaire qui conduit de la Chose à l’objet a et la ligne qui coupe tel signifiant dont se soutient le désir occurrent du sujet $, leur croisement produisant la formule du fantasme. J’ajoute latéralement (mais sans y insister davantage) les abréviations qui réfèrent aux trois niveaux : Le Réel, le Symbolique, l’Imaginaire.

 

 

 

 

 

 

Je vais revenir sur ce rapport entre $ et a, et donc sur la logique du fantasme. Mais d'abord je veux donner une lecture intégrale de tout ce passage que je n'ai jusque-là cité que partiellement [il s’agit des §§ à 5 de la p. 821 des Écrits ; je souligne][35] :

 

« Ce à quoi il faut se tenir, c'est que la jouissance est interdite à qui parle comme tel, ou encore qu'elle ne puisse être dite qu'entre les lignes pour quiconque est sujet de la Loi, puisque la Loi se fonde de cette interdiction même ».

 

Se laisse ici clairement entendre le double sens de l'interdit : d'une part la jouissance est interdite, au sens où quelque chose fait barrière à cette jouissance (quoi ? on le verra dans un instant) ; d'autre part, la jouissance est inter–dite, elle se dit entre les lignes, donc dans l'intervalle entre les signifiants. Et c'est cela la Loi du symbolique : c'est que – si je puis dire – “derrière” la chaîne signifiante, quelque chose de la Chose pousse encore entre les signifiants, quelque chose du Réel se faufile, en quelque sorte, dans le Symbolique (comme le fait apparaître mon schéma) ; et ce quelque chose qui pousse est la pulsion, c'est la part du Réel (l'objet a) dans le fantasme dont se soutient le désir. Ce que confirme la suite immédiate du texte :

 

« La loi en effet commanderait–elle : Jouis, que le sujet ne pourrait y répondre que par un : J'ouïs, où la jouissance ne serait plus que sous–entendue ».

 

Je fais incidemment observer que cette référence à l'ouïr et au sous-entendu implique un certain privilège de la voix (privilège que j’ai déjà souligné en d’autres occasions, dans mes ouvrages sur la voix[36]). Mais je laisse de côté ce motif de la voix, pour ajouter ceci : parler de jouissance « sous-entendue », c'est aussi bien parler de jouissance « mi-dite » ; et cette jouissance est mi-dite parce qu'elle est, du fait de la loi du symbolique, inter–dite, bien que cette loi du symbolique ne soit pas ce qui fait barrière à la jouissance. Et, justement, le texte se poursuit ainsi :

 

« Mais ce n'est pas la Loi elle–même qui barre l'accès du sujet à la jouissance, seulement fait–elle d'une barrière presque naturelle un sujet barré. Car c'est le plaisir qui apporte à la jouissance ses limites ».

 

Je n'ai pas le temps de m'appesantir sur la référence que Lacan fait alors au principe de plaisir découvert par Freud. Mais on comprend ce qu'il vise par là : c'est que la jouissance n'est pas simplement le plaisir (ou plutôt : n'est pas le simple plaisir), mais ce qui, dans le plaisir, est en excès du plaisir. Dans la jouissance, comme on sait, il y a encore cette dimension d'horreur, cette dimension littéralement infernale devant quoi le sujet recule (pour reprendre les formulations du Séminaire sur L‘Éthique de la psychanalyse), dimension qui se signale notamment par le surgissement de l'angoisse. C'est donc le plaisir, le simple plaisir (les philosophes classiques auraient parlé d'agrément, au sens de ce qui est agréable) — c'est donc le simple plaisir qui fait barrière à la jouissance, barrière quasi-naturelle parce que, dans son désir, le sujet reste spontanément attaché à ce qui lui est agréable, sans franchir le seuil qui l'exposerait à cette part insoutenable que recèle pourtant son désir. Qui prétendrait parvenir à la jouissance devrait outrepasser sciemment le plaisir, comme cela est exemplifié dans le scénario sadien et dans les pratiques du Dr Moreau.

 

Et vous aurez entendu que Lacan dit de cette barrière presque naturelle qu'elle fait « un sujet barré ». Ce qui signifie que la barre sur S ($) n'est pas seulement la barre du signifiant, mais aussi la barrière du plaisir. C’est dire que le sujet barré ($) est aussi bien – selon la formule consacrée – sujet barré du signifiant que sujet barré du plaisir.

 

 

*

 

 

 

Tout cela doit maintenant nous permettre de comprendre la formule finale du texte (formule dont j’ai fait mon point de départ) :

 

« La castration veut dire qu'il faut que la jouissance soit refusée pour qu'elle puisse être atteinte sur l'échelle renversée de la Loi du désir ».

 

Tout d'abord : que signifie ici « l'échelle renversée » ? Bien sûr, on peut y entendre une simple tournure rhétorique pour signifier l’inversion de la jouissance refusée en jouissance atteinte. Mais Lacan dit « échelle renversée » et non « échelle inversée » (comme le prétendent à tort certains commentateurs, entre autres Zizek, qui citent le texte en substituant « inversée » à « renversée »).

 

De ce fait – même si je ne saurais assurer que Lacan ait songé à cela – je crois qu’on peut aussi prendre la métaphore à la lettre (et la rapporter à mon schéma) : l’échelle non renversée (plus exactement : non encore renversée), donc verticale (ascendante), serait l’échelle (illusoire) que le sujet prétendrait gravir, degré par degré, pour atteindre la jouissance ultime et absolue de la Chose ; et l’échelle maintenant renversée, donc horizontale, est l’échelle sur les barreaux de laquelle court le sujet du désir (c’est la chaîne des signifiants), et c’est entre les barreaux de cette échelle renversée (donc dans l’intervalle entre les signifiants) que passe quelque chose de la jouissance. Le schéma suivant fait apparaître le sujet courant sur l’échelle renversée, au risque de se prendre le pieds entre les barreaux !

 

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Objet empirique du désir

 

 

Je résume. Sur l'échelle non renversée que gravirait le sujet brut du plaisir, la jouissance est refusée, parce qu'y fait obstacle l'attachement du sujet au simple plaisir. En revanche, sur l'échelle renversée de la Loi du désir s'atteint non pas la jouissance de la Chose, mais cette jouissance mi-dite qui se joue dans le rapport du sujet (doublement barré) à l'objet chosique, c’est-à-dire à l'objet a.

 

Cela nous ramène donc au fantasme et à son mathème $ ◊ a. Car c'est dans le fantasme que se nouent le désir et la pulsion, le symbolique et le réel, $ et a.

 

L'important est ici le signe poinçon. La fonction du ◊ est polyvalente. Comme vous le savez, cette fonction est d'abord de marquer tout à la fois l'inclusion et la disjonction entre les deux termes $ et a. Mais elle est aussi une fonction d'écran, au double sens de ce mot : d'une part, il s'agit d'un « écran » au sens d'un « lieu de la médiation », ainsi que l'évoque Lacan dans sa réflexion sur l'essence du tableau, dans le Séminaire sur Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse[37] ; l'écran est, en effet, le lieu inter–médiaire où se « projettent », l'un à l'autre ou l'un pour l'autre, le sujet aliéné au signifiant ($) et l'objet chosique dont procède son désir (l'objet a). D'autre part – et cela est ici essentiel – il s'agit aussi de l'écran au sens que prend cette notion dans l'expression « faire écran », c’est-à-dire au sens d'une sorte de rempart qui à la fois protège et signale ce dont il y a à se protéger. Car entre $ et a, il ne saurait y avoir présence immédiate de l'un à l'autre. Le sujet du désir ne s'expose pas à l'objet chosique ; s'il s'y exposait, il s'exposerait au rien de la Chose, c’est-à-dire à la part d'horreur qu'implique la jouissance. Voilà pourquoi le désir, qui se constitue de cette étrange relation du sujet et de l'objet chosique ($ ◊ a), a aussi pour fonction de protéger le sujet de son anéantissement dans la jouissance.

 

Telle est la fonction du poinçon dans le fantasme dont se soutient le désir. C’est bien là ce que confirme cette déclaration de Lacan au terme cet essai :

 

 « Le désir est une défense, défense d’outre-passer une limite dans la jouissance »[38].

 

Slavoj Zizek a formulé cela de manière très pertinente, en disant que « le désir est un dispositif de défense contre la pulsion »[39]. Cela signifie que l'enjeu du désir, en tant qu'il est soumis à la Loi, est de tenir à distance le réel qui pourtant ne cesse de hanter secrètement ce désir. Telle est la fonction de l’échelle renversée de la Loi du désir ».

 

 

*

 

 

Pour clore mon exposé, je voudrais revenir sur le motif biblique de l’échelle. A ma connaissance, ce motif n’apparaît que deux fois dans tout le texte biblique, ancien et nouveau Testaments compris. Je remarque, en effet, qu’il apparaît à ce qu’on pourrait qualifier d’alpha et d’oméga de toute la Bible ; soit d’une part (comme on l’a vu) dans la Genèse ; d’autre part dans le dernier des quatre Évangiles : l’Évangile de Jean.

 

Je rappelle que, dans la Genèse, l’échelle dite de Jacob monte vers le ciel, mais il n'est pas dit que les anges y atteignent ; et surtout, à suivre la leçon de certains exégètes de tradition hébraïque, il n’est pas dit que Yahvé se tenait devant Jacob, mais à côté de lui. Apparemment l’Évangile de Jean semble répéter le texte de la Genèse. Il introduit pourtant une différence. Je cite le texte ; c’est Jésus qui parle :

 

« En vérité, en vérité, je vous le dis, vous verrez [désormais] le ciel ouvert et les anges de Dieu monter et descendre au-dessus du Fils de l'homme »[40].

 

 

 

Selon l’exégèse moderne, l’expression « le Fils de l’homme » désigne le Christ lui-même dans son humanité, dans sa nature humaine — bref, le Christ en tant qu’homme. Si les anges parcourant l’échelle se tiennent « au-dessus » de lui, c’est donc lui, le Christ en tant qu’homme, le Christ fils de Dieu le Père, qui se tient maintenant au pied de l’échelle.

 

 

 

C’est à croire que Saint Jean avait lu Lacan : le fils à la place du père, l’homme à la place de Dieu. A charge pour lui, homme, en tant que parlêtre, d’assumer sa nécessaire soumission à la Loi du désir et donc de veiller à ne pas trop trébucher sur l’échelle maintenant renversée. Le seul risque est de boîter. Comme boitait Œdipe, comme boitait Jacob. Mais Freud nous rassure par ces vers de Rückert qu’il aimait citer :

 

 

 

« Ce qu’on ne peut atteindre en volant, il faut l’atteindre en boitant ; les Écritures nous disent qu’il n’y a pas de honte à boiter »[41].

 

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[1] S. Freud, L’Interprétation de rêves, traduction I. Meyerson, Paris, PUF, 1967, p. 413, note 1.

[2] Cf. Th. Pfrimmer, Freud lecteur de la Bible, Paris, PUF, 1982, p. 208 sqq. et p. 286.

[3] Admiration réciproque, comme l’atteste la conférence de Th. Mann, Freud et l’avenir, à l’occasion du quatre-vingtième anniversaire du psychanalyste.

[4] M. Balmary, L’Homme aux statues – Freud et la faute cachée du père, Paris, Grasset, 1979, p. 277.

[5] S. Freud, Lettre à Wilhelm Fliess, lettre du 7 mai 1900, dans Freud, La Naissance de la psychanalyse, traduction A. Berman, Paris, PUF, 1979, p. 283 (citée par Th. Pfrimmer, op. cit., p. 96).

[6] J. Lacan, « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien », dans Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 827.

[7] Cf. Genèse, 28, 11-19.

[8] La Bible de Liesvelt, première Bible imprimée en néerlandais, date environ de 1526 (Bibliothèque d’Anvers).

[9] Louvre-Abou Dhabi (photo Thiery Ollivier 2009).

[10] Intitulée, justement, « le songe de Jacob », cette gravure appartient au Département des Arts graphiques du Musée du Louvre (photo S. Nagy).

[11] Widener Collection, National Gallery of Art.

[12] Musée Goya, Castres. Merci à Mme Rose-Marie Volle de m’avoir indiqué l’auteur et la source de cette gravure.

[13] Cf. B. Baas, « L’élaboration phénoménologique de l’objet a », dans De la Chose à l’objet (J. Lacan et la traversée de la phénoménologie), Louvain-Paris, Peeters-Vrin, 1998, p. 41 à 87 (spécialement p. 47-53).

[14] J. Lacan, Le Séminaire, Livre XIV, La Logique du fantasme, Paris, Le Seuil & Le Champ freudien, 2023, p. 153. Cf. aussi, Ibid., p.329 : « Le corps est fait pour inscrire quelque chose qu’on appelle la marque. Le corps est fait pour être marqué ».

[15] Cf. Genèse, 32, 25-32.

[16] J. Lacan, Le Séminaire, Livre XVI, D’un Autre à l’autre, Paris, Le Seuil, 2006, p. 343-344.

[17] J. Lacan, « Kant avec Sade », dans Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 765 à 790.

[18] J. Lacan, Le Séminaire, Livre VII, L’Éthique de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1986, p. 221.

[19] Ibid., p. 228.

[20] Ibid., p. 229.

[21] J. Lacan, « Kant avec Sade », in Écrits, p. 786.

[22] La Philosophie dans le boudoir est sous-titrée : Les instituteurs immoraux.

[23] Le texte écrit : « V… et cousue ».

[24] « Kant avec Sade », in Écrits, p. 790.

[25] Cf. ibid., p. 773.

[26] Cf. « Le désir pur – À propos de “Kant avec Sade ” de Lacan, dans B. Baas, Le Désir pur – Parcours philosophiques dans les parages de J. Lacan, Louvain, Peeters, 1992, p. 22 à 82.

[27] « Kant avec Sade », in Écrits, p. 765-766.

[28] Exode, XX, 16.

[29] Cf. Exode, XX, 1-17 et Deutéronome, V, 7-21.

[30] H.G. Wells, L’Île du docteur Moreau, Paris, Mercure de France – Folio, 1901.

[31] L’Île du docteur Moreau, p. 90.

[32] L’Île du docteur Moreau, p. 89-90.

[33] Écrits, p. 821.

[34] Ibid., p. 827.

[35] Pour les explications qui suivent, je me permets de reprendre ce que j’ai déjà exposé dans mon essai sur « “Le maître absolu” », dans B. Baas, L’Écho de l’immémorial, Paris, Hermann, 2016 p. 67 à 93 (plus spécialement p. 85-92).

[36] Cf. notamment « Lacan, la voix, le temps », dans B. Baas, De la Chose à l’objet, p. 149 à 253.

[37] J. Lacan, Le Séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1973, p. 99.

[38] Écrits, p. 825.

[39] Cf. S. Zizek, Le sujet qui fâche, trad. S. Kouvélakis, Flammarion, Paris, 2007, p. 401 (note) : « même si la pulsion est […] le produit dérivé du désir, […] celui-ci est une défense contre la pulsion : le paradoxe est qu'il [le désir] fonctionne comme une défense contre son propre produit […], c’est-à-dire contre l'étouffante jouissance que procure le mouvement circulaire et clos sur lui-même de la pulsion ».

[40] Jean, I,51.

[41] Cf. S. Freud, Lettres à Wilhelm Fliess, lettre du 20 octobre 1995, op. cit., p. 115. 

Intervenants

Interventions

 ACF-VD
Jean-Claude Affre
Dr Marie  Allione
Claude Allione
Bernard Baas
Dr Arielle Bourrely
Professeur Claude-Guy Bruère-Dawson
Lionel Buonomo
Pr Jean-Daniel Causse
Philosophe Jean-Louis Cianni
Jomy Cuadrado
Dr Marie-José Del Volgo
Guilhem  Dezeuze
Dr Jean-louis Doucet
Laurent Dumoulin
Dr Jean-Richard Freymann
Eva-Marie  Golder
Professeur Roland Gori
Jean-Paul Guillemoles
Bernard Guiter
Rhadija  Lamrani Tissot
Dr Patrick  Landman
Dr Michel Leca
Gérard Mallassagne
Dr Augustin  Ménard
Professeur Michel  Miaille
Dr François  Morel
Daniel Nigoul
René  Odde
Aloïse Philippe
Professeur Gérard  Pommier
Professeur Jean-Louis Pujol
Dr Jean Reboul
Dr Marie-Laure Roman
Franck Saintrapt
Professeur Bernard Salignon
Rajaa Stitou
Dr Bernard Vandermersch
Dr Marcel Ventura