Paroles singulières en Méditerranée

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PAROLES SINGULIÈRES EN MEDITERRANEE

13 mai 2023 Bernard BAAS L'épuisement de la tragédie

Samedi 13 mai 2023 ESRFP
 
 
Bernard Baas
 
 
 
Épuisement de la tragédie ?
 
 
 
Vous m’avez proposé d’intervenir dans le cadre de votre séminaire sur « La perte du sens de la tragédie dans nos sociétés contemporaines ». Comme l’indique l’argument de ce séminaire (argument qui me servira en quelque sorte de jalons pour mes propres réflexions), ce thème est supposé faire écho à cette remarque de Lacan dans les Écrits, plus précisément dans Subversion du sujet et dialectique du désir : « L’Œdipe pourtant ne saurait tenir indéfiniment l'affiche dans des formes de société où se perd de plus en plus le sens de la tragédie »1. De là le titre de mon exposé en forme de question : « Épuisement de la tragédie ? »
 
Vous conviendrez avec moi que – au moins dans son contexte – cette déclaration de Lacan n’est guère explicitée, encore moins argumentée. Or nous ne pouvons négliger qu’elle fait opposition à la thèse freudienne, comme si elle signifiait un épuisement inévitable de la théorie dite du “complexe d’Œdipe“ ou, du moins, de sa pertinence clinique. On connaît en effet les propos de Freud qui font d’Œdipe la figure de l’homme porté par son inconscient, inconscient dont le destin est en quelque sorte la métaphore ; ainsi le texte de la Traumdeutung précise-t-il que la tragédie de Sophocle est « ce qu’on appelle une tragédie du destin […] par laquelle le poète, en dévoilant la faute d’Œdipe, nous oblige à regarder en nous-mêmes et à y reconnaître ces impulsions qui, bien que réprimées, existent toujours »2. Et l’essai Totem et tabou entendait bien rendre compte de l’universalité du complexe d’Œdipe3.
 
Le tragique œdipien pourrait même être compris comme la clé des avancées métapsychologiques de Freud. Dans un article intitulé « Le jeu, la tragédie et le tragique »4, la philosophe et psychanalyste Marie Lenormand montre précisément comment le motif spéculatif de la pulsion de mort introduit, dans la théorie psychanalytique, « l’idée que les conduites humaines ne se laissent pas toutes déchiffrer selon une logique économique orientée par la recherche du plaisir […]. Avec l’introduction de la pulsion de mort qui peut se manifester indépendamment, voire à l’encontre de toute quête de plaisir, il en va désormais tout autrement »5. Ce qui amène cette conclusion : « À partir de 1920, il est permis de considérer que la conception [freudienne] de l’homme n’est plus économique, mais tragique »6.
 
S’il en est ainsi, comment comprendre qu’on puisse parler, comme le fait Lacan, d’une « perte du sens de la tragédie » ? Comment entendre cette perte ? S’agit-il du sens de la tragédie ou du sens du tragique ? Comment entendre que la tragédie ou le tragique aurait perdu son sens ?
 
A dire vrai, répondre à cette question – à ces questions – peut se faire de divers points de vue. Même si cela pourra vous paraître dans un premier temps un peu décalé par rapport à ce qui nous intéresse, je vais m’y arrêter un moment, parce que cette diversité permet de prendre la mesure de l’importance de la référence tragique et d’en circonscrire les enjeux.
 
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Impossible d’ignorer ici le célèbre essai de George Steiner sur La mort de la tragédie7, titre qui concerne essentiellement les ouvrages réputés procéder du genre littéraire de la tragédie. Steiner analyse cela avec toute son érudition, depuis les tragédies d’Eschyle jusqu’aux pièces de Claudel ou d’Anouilh en passant par les tragédies classiques, aussi bien celles de Corneille et Racine que celles de Shakespeare ou Marlowe. Mais si son attention porte principalement sur les différents modes de la tragédie comme genre littéraire, il n’ignore pas pour autant le tragique comme tel – l’esprit tragique –, dont il affirme qu’il constitue « une partie intégrante de notre sens de la conduite humaine »8 – affirmation apparemment paradoxale au regard du titre même de l’ouvrage qui est aussi la thèse de l’ouvrage : la « mort de la tragédie ».
 
A résumer les choses au plus court, cette « mort » s’atteste, pour Steiner, dans la dérive romantique dont la vision de la vie est, dit-il, « radicalement non tragique »9, parce qu’elle passe outre ce qui a jusqu’alors fondamentalement distingué, d’un côté, l’esprit hellénique de l’existence tragique dont le principe est une faute irréparable et, de l’autre, l’esprit chrétien qui inscrit toute vie, y compris la plus pécheresse, dans l’horizon de la rédemption. C’est pourquoi Steiner, se fondant sur le théâtre de Goethe et de Schiller, peut affirmer que la vision romantique de la vie est non tragique, de sorte qu’elle ne peut inspirer que des mélodrames dont le Faust est, dit-il, l’exemple « sublime »10. La mort de la tragédie tiendrait ainsi à cette mutation du drame tragique en mélodrame romantique. Autrement dit : le romantisme signerait l’épuisement de la tragédie.
 
Bien sûr, on pourrait opposer à Steiner les tragédies de Claudel qui semble réussir à produire, au moins dans la cas de L’Otage, ce qui est réputé à juste titre impossible parce que contradictoire : une tragédie chrétienne. Ce n’est pas un hasard si Lacan, pétri de formation catholique, s’y est si longuement intéressé — ce qui laisse paradoxalement suggérer que seul un auteur chrétien – Claudel en l’occasion – pouvait faire résistance à « la perte du sens de la tragédie dans nos sociétés contemporaines ». Il n’en reste pas moins que Claudel n’est pas le seul auteur à avoir ainsi produit ce qu’on pourrait appeler une tragédie de notre temps ; mais assurément il est le seul auteur chrétien à y être parvenu. Car on pourrait, hors de la sphère chrétienne, retenir d’autres tragédies de notre temps, et non des moindres : je pense notamment au théâtre de Wajdi Mouawad, plus précisément à la pièce maintenant célèbre qu’est Incendies.
 
Reste que, pour Steiner, c’en est bien fini de la tragédie telle que les Grecs en ont produit le schème originel. Pour autant, cette thèse de Steiner n’est pas de celle de Hölderlin qui s’inscrivait, au moins dans un premier temps, dans la vieille querelle des Anciens et des Modernes, en posant la question de la nécessité mais aussi de la possibilité, pour les Modernes, de produire une imitation qui soit digne des Anciens. Je n’ai malheureusement pas le temps de développer cette référence importante mais difficile. Je n’en dirai que ceci : prenant acte de l’inachèvement de son Empédocle (je vise par là les trois versions successives et inachevées du drame intitulé La mort d’Empédocle), Hölderlin concluait à l’impossibilité d’écrire une tragédie moderne11. Épuisement donc de la tragédie.
 
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Mais, à dire vrai, parler de mort de la tragédie ou de perte du sens de la tragédie n’est pas un verdict qui concernerait en propre le devenir moderne de la tragédie. Car c’est peut-être déjà à la grande époque grecque de la tragédie que celle-ci aurait été trahie au point de perdre son sens authentique.
 
Telle est du moins la thèse de Nietzsche. Je la résume au plus court. La Grèce classique est la Grèce de la belle forme, de la belle apparence ; c’est la Grèce apollinienne. Avec l’arrivée de Dionysos, est révélée l’autre dimension de l’existence (j’allais dire – vous comprendrez tout de suite pourquoi – la dimension Autre) : c’est la part d’ivresse, plus exactement : la part d’enthousiasme (c’est-à-dire, étymologiquement, la transe divine ; littéralement, être dans le dieu, en theos) qui s’empare de l’existant jusqu’à le conduire à son propre anéantissement. Voilà ce qu’expose, selon Nietzsche, la tragédie ; c’est le destin du héros admirable qui veut finalement sa propre disparition — motif qui fait bien sûr référence au fameux mè phunai du quatrième stasimon d’Œdipe à Colonne12 : « mieux vaudrait n’être pas né ! »). Ainsi, pour le spectateur, l’enthousiasme dionysiaque emporte le plaisir de la belle forme jusqu’à la jouissance de l’ivresse anéantissante (voilà pourquoi je parlais de dimension Autre). La dualité Apollon/Dionysos, dualité qui se donne dans le texte de la tragédie comme dualité du héros et du chœur, c’est-à-dire aussi la dualité qui se donne sur scène comme dualité du discours et de la musique, du logos et du mélos) — cette dualité, donc, constitue, selon Nietzsche, l’essence même de la tragédie.
 
Or c’est justement cela qui, selon Ntz, a été trahi par Euripide. Car le drame euripidien, avec ses prologues narratifs, ses explications psychologisantes et moralisatrices, son deus ex-machina…, a perdu, oublié, nié la dimension dionysiaque. Vidée de cet élément, la tragédie en fut, littéralement, épuisée.
 
Il n’est pas indifférent qu’Euripide, au soir de sa vie, se soit cru obligé de produire une sorte de palinodie : en effet, sa dernière tragédie, Les Bacchantes, constitue en quelque sorte une rétractation puisqu’elle est tout entière centrée sur l’élément dionysiaque. Mais, précise Nietzsche, c’était trop tard ; l’esprit proprement tragique avait déjà disparu. Et cette disparition consacrait la victoire définitive du discours sur la musique, la victoire du logos sur le mélos. Autrement dit encore : la victoire de la philosophie sur la poésie tragique. C’est bien là ce qu’entendait Nietzsche, lorsqu’il disait qu’ « Euripide ne fut qu’un masque ; la divinité qui parlait par sa bouche […] était un démon tout nouveau nommé Socrate ». Et il ajoutait : « Tel est le nouvel antagonisme : Socrate contre Dionysos, et la tragédie grecque en périt »13.
 
Il me faut ici faire une remarque latérale : l’opposition Socrate contre Dionysos (donc philosophie contre tragédie) se présente comme un rapport d’exclusion (la philosophie se présentant ici sous la double figure de Socrate et d’Euripide, c’est-à-dire aussi de Platon qui excluait la tragédie de sa cité idéale). Mais il ne faudrait pas en déduire que, pour Nietzsche, l’opposition de l’apollinien et du dionysiaque serait un rapport d’exclusion. Et surtout, il ne faudrait pas pousser l’interprétation jusqu’à penser que cette opposition préfigurerait l’opposition freudienne des pulsions de vie et de la pulsion de mort. Il faut au contraire comprendre que, de même que pour Nietzsche l’apollinien se soutient du dionysiaque qui pourtant ne cesse de le menacer [il en est à la fois la ressource et la menace], de même, pour Freud, les pulsions de vie se soutiennent secrètement de la pulsion de mort [la pulsion de mort étant à la fois ressource et menace pour les pulsions de vie], au point qu’on peut dire, avec Lacan, que « toute pulsion est virtuellement une pulsion de mort »14 (déclaration qui suffit à ruiner tout usage moralisant de la notion de pulsion de mort ). Pour le dire plus uniment : le rapport de l’apollinien au dionysiaque signifie que la vie se soutient de la mort.
 
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Sans doute cela n’est-il pas sans rapport avec la fameuse phrase de Hegel, dans la Phénoménologie de l’esprit, sur « la vie qui porte la mort »15, vie qui n’est autre que « la vie de l’esprit ». Cette vie est l’histoire de l’esprit, donc l’histoire de l’humanité. Tout porte à penser que cette histoire est une gigantesque tragédie, une tragédie aux mille péripéties, conforme au sens de la destinée tragique, par laquelle l'homme croit agir en vertu de son propre pouvoir, sans s'apercevoir qu'il accomplit ainsi la volonté des puissances divines. Ce qui faisait dire à Hegel qu’à considérer ce spectacle de l’histoire nous ne pouvons qu’être saisis de terreur et de pitié16, c’est-à-dire précisément de ces deux passions dont Aristote disait qu’elles sont constitutives de l’émotion tragique que le spectacle serait censé purifier ou purger — je fais bien sûr allusion à la fameuse catharsis.
 
Pour autant, s’il reconnaît ainsi que le théâtre de l’histoire ne peut que susciter les passions propres à la tragédie, Hegel récuse radicalement l’idée selon laquelle l’histoire humaine serait elle-même une tragédie. Certes, on peut bien parler d’un inconscient dans l’histoire, mais c’est au sens – non freudien – d’une autorévélation progressive de l’esprit, progrès qui, contrairement au scénario tragique, ne procède pas d’une fatalité aveugle mais d’une nécessité rationnelle. C’est que l’histoire, pour Hegel est l’histoire de l’esprit vers son autorévélation : « Le but de l'Esprit est de parvenir à la conscience de lui-même ou, ce qui revient au même, de rendre le monde adéquat à lui-même »17; ce qui signifie que le but de l’esprit est sa propre réalisation comme liberté accomplie sous la forme de et dans l’État moderne. Et, comme le précise Hegel, cette réalisation assure à l’esprit « sa propre félicité »18, (Genuss, qu’il serait plus juste de traduire par “jouissance“).
 
Ainsi, considérée en sa totalité, l'histoire est le dépassement du tragique, la traversée de la tragédie ou son épuisement. La conception philosophique de la finalité de l'histoire conduit ainsi à dépasser toute interprétation tragique de l'histoire. C’est déjà ce que disait Kant, non sans ironie, à l’encontre de la prétendue tragédie de l’histoire : « Contempler un temps cette tragédie est peut-être émouvant et instructif, mais il faut bien qu'enfin le rideau tombe. Car à la longue, cela devient une farce, et, bien que les acteurs ne s'en lassent pas parce que ce sont des fous, le spectateur, lui, s'en lassera : il en a assez d'un acte ou de l'autre, dès qu'il a des raisons d'admettre que cette pièce qui n'en finit jamais est la même indéfiniment »19.
 
Rien donc d’authentiquement tragique dans l’histoire ; à charge pour le philosophe de prendre acte de l’épuisement de la tragédie dans la philosophie de l’histoire. Et, s’agissant de Hegel, la conclusion est encore plus claire : l’État moderne, la dernière et ultime forme du politique (c’est-à-dire de ce que Hegel appelle « l’esprit objectif ») consacre l’obsolescence du modèle tragique. Est-ce à dire que cette même conclusion serait visée par la remarque de Lacan sur les « formes de société où se perd de plus en plus le sens de la tragédie » ? Cette conclusion hégélienne suffirait-elle à rendre compte de « la perte du sens de la tragédie dans nos sociétés contemporaines » ? Certainement pas.
 
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Il nous faut donc reprendre à nouveau frais cette question du sens perdu de la tragédie. Cela implique d’abord de préciser ce que nous nommons – comme si cela allait de soi – le “sens de la tragédie“.
 
Sans doute, le motif de la “douleur ou souffrance d’exister“ est-il ici essentiel ; pour autant il ne me semble pas suffisant à spécifier le sens de la tragédie. Certes, la fameuse exclamation du chœur, à la fin d’Œdipe à Colonne, « mè phunaï » (« mieux vaudrait n’être pas né ! »20) porte cette souffrance d’exister à un point de tension qui apparaît comme une limite infranchissable, quelque chose qui relève de la fameuse atè, à laquelle Lacan s’est longuement intéressé dans son commentaire d’Antigoneatè qui, comme il l’explique, n’est pas simplement le malheur, mais « la limite que la vie humaine ne saurait trop longtemps franchir »21.
 
On peut, du reste, constater que la même exclamation (mè phunaï ) apparaît, formulée dans leur langue propre, dans d’autres tragédies, classiques ou modernes, comme Hamlet ou Faust (ou d’autres encore)22, au point qu’on a pu en faire la formule emblématique de la tragédie en général. J’ajoute, par parenthèse, qu’on peut aussi en rire, comme Freud en a administré la preuve éclatante, dans Le mot d’esprit : « "Ne jamais être nés, voilà l'idéal pour les mortels fils de l'homme !" — "Mais", ajoutent les sages des Fliegende Blätter, "c'est à peine si cela arrive à un sur cent mille" ! »23.
 
Je reprends : le motif de la “douleur d’exister“ – disais-je – est sans doute essentiel, mais il ne suffit pas à spécifier le sens de la tragédie. Pour lui donner plus de pertinence, il faudrait expliquer ce qui soutient cette souffrance ; car elle ne procède pas d’un quelconque malheur épisodique, si douloureux soit-il. Ou, pour satisfaire au jargon de notre époque, elle n’est pas conjoncturelle, mais systémique. Et le systémique est ici la faute tragique dont le héros doit porter la charge.
 
Évidemment, il ne s’agit pas de n’importe quelle faute. Et ce n’est pas ici une question de gravité – il n’y a pas une échelle de gravité du genre de celle instituée par les Pères de l’Église qui détaillait la gradation du péché véniel au péché mortel – ; à elle seule l’action de commettre un meurtre n’est pas plus tragique que celle de griller un feu-rouge. Mais l’essence de la faute tragique est de procéder d’un excès hors norme, d’une transgression d’un certain ordre établi hors duquel l’existence n’est pas même pensable, que cet ordre soit la loi établie par les dieux, par l’homme, par la nature, par une tradition intransgressible… En ce sens, la faute tragique relève de la démesure – ce que les Grecs appelaient hybris – une chose qui a toujours à voir avec l’élément sacré, donc – comme l’avait bien compris Freud – intouchable.
 
Mais il faut encore préciser, avec Lacan, que l’élément proprement tragique tient à ce que la faute est inscrite dans une chaîne, plus exactement dans un enchaînement dont chaque maillon est une manière de composer avec une faute plus ancienne, parfois originaire, soit en essayant vainement de la conjurer, soit en en répétant la violence. Ainsi, – je le rappelle, même si cela est connu – la destinée des Labdacides dont le drame d’Antigone marque un point d’aboutissement : car en amont de la faute dont Antigone se rend coupable aux yeux de Créon, il y a le meurtre de Polynice, précédé de la double faute d’Œdipe, elle-même précédée de son abandon coupable par Laïos et Jocaste, abandon fautif motivée par une prédiction terrifiante sans doute méritée pour le viol que Laïos avait commis sur la personne du jeune Chrysippe, etc… Même chose pour la famille des Atrides, dont la descendance (depuis les crimes de Tantale et le fameux festin des Atrides jusqu’à Électre et Oreste) est ponctuée de meurtres, de parricides, d’infanticides et d’inceste. Et rappelons-nous que les crimes commis par Hamlet le sont au nom d’un père homonyme dont il est dit qu’il était loin d’être un ange.
 
Ainsi, la faute tragique s’inscrit-elle toujours dans une série ; ce qui justifie de la qualifier de systémique. C’est aussi bien dire que, si la souffrance d’exister est au cœur du tragique, cette souffrance n’est pas occasionnelle. Elle procède plutôt de quelque chose de structurel (à quoi fait peut-être allusion, dans l’argumentaire de votre séminaire, la référence aux deux forçats dont parle Maupassant dans son poème Au bord de l’eau). La structure que je vise est celle qu’a en quelque sorte consignée le psychologue américain Gregory Bateson sous l’appellation de « double bind », structure dont s’est prévalu René Girard24 non tant dans sa relecture des tragédies grecques et élisabéthaines, que dans ses fameuses thèses sur le désir mimétique dont la logique conduit au sacrifice de la victime émissaire (Œdipe en serait, selon Girard, l’exemple emblématique). Sans doute y aurait-il beaucoup à dire sur tout cela ; mais, outre le temps qu’il faudrait pour déplier les attendus et les raisonnements parfois captieux de Girard, cet examen nous écarterait de ce que met en jeu la logique du double bind.
 
Bien sûr, s’agissant de la tragédie, on pourrait traduire double bind par “dilemme“ — le fameux dilemme tragique dont se sont gargarisés les commentateurs institutionnels qui peuplent nos écoles (du moins à l’époque on l’on prenait encore le temps de lire Le Cid ou Bérénice). Encore faut-il préciser que le dilemme tragique n’est pas le drame bourgeois du fils de bonne famille qui se désespère de ne pas parvenir à choisir entre le cul de sa maîtresse et le fric que lui promet la dot de sa fiancée. C’est que, pour le bourgeois, l’idéal serait de gagner les deux : le fric et le cul. Oserais-je dire : le fric “et en même temps“ le cul… Bref, la logique du drame bourgeois est la logique de ce que nos politiques contemporains appellent avec conviction et délectation la logique du gagnant-gagnant. Il s’agit de gagner sur les deux tableaux, comme on dit.
 
Or la logique du dilemme authentiquement tragique, du double bind tragique, est au contraire la logique qu’on pourrait dire, par analogie, la logique du perdant-perdant. Autrement dit : quoi qu’il fasse, quel que soit son choix, le héros tragique est perdant. Songez à la Phèdre de Racine : elle a le choix entre garder son secret et souffrir ou l’avouer et mourir ; ou rappelez-vous la fameuse exclamation du Cid : « Réduit au triste choix ou de trahir ma flamme ou de vivre en infâme ; des deux côtés mon mal est infini »25. Quoi qu’ait pu en dire Lacan, c’est aussi en ce sens que Hegel interprétait la position intenable d’Antigone, piégée dans et par le conflit entre loi de la cité et loi de la famille, et donc destinée fatalement à être coupable.
 
Sans doute ne sommes-nous plus aujourd’hui comparables à ces héros tragiques qui ont fait la fortune de la littérature hellénique et moderne ; en ce sens, il semblerait qu’on puisse dire, avec Lacan, que l’Œdipe ne tient plus guère l’affiche. Il n’en reste pas moins qu’à suivre la leçon lacanienne, quelque chose du dilemme tragique semble bien se retrouver dans la double injonction du Surmoi, en tant qu’il commande à la fois la jouissance et l’interdiction de la jouissance. En effet, si Freud avait déjà établi que l’interdiction est à rapporter au Surmoi, c’est à Lacan qu’il revient d’avoir reconnu la double fonction de cette instance constitutive de l’inconscient : « Le Surmoi, c'est l'impératif de la jouissance »26. J’essaierai de montrer plus loin que cette sorte de double bind tragique – Jouis / ne jouis pas ! – ne remet pas en cause la pertinence du propos de Lacan sur « les formes de société où se perd de plus en plus le sens de la tragédie ».
 
*
 
Cela dit, quelles que soient les formes de société, une chose est sûre : l’esprit de conciliation avec l’ordre établi, n’est pas tragique ; le réformisme, cette sorte d’optimisme illusoire radicalement opposé à l’esprit de révolte, est ce qui fait l'impuissance propre à l'éthos anti-tragique. Par éthos anti-tragique, j’entends un certain caractère velléitaire et craintif (comme celui d’Ismène qui voudrait retenir la volonté d’Antigone) ; c’est le caractère de celui qui s'accommode de l'ordre établi en caressant le vague espoir qu'avec un peu de bonne volonté, les choses finiront bien par s'arranger. Mais la bonne volonté n’a rien à voir avec la volonté inflexible du héros tragique, cette volonté que vise Lacan lorsqu’il qualifie Antigone de « victime terriblement volontaire »27. C’est aussi dire que la position réformiste, chère à nos politiciens actuels et à leurs thuriféraires, est assurément étrangère au tragique. La tragédie ne connaît pas l’eau tiède.
 
Mais ce n’est assurément pas d’eau tiède que se sustente l’individu de notre société actuelle, individu qui ne cesse de revendiquer justement son individualité, c’est-à-dire non seulement son originalité mais bien sa capacité à se diriger soi-même sans avoir à rendre quelque compte que ce soit à son environnement social (que ce soit l’entourage, la famille, l’école, l’État…). De ce point de vue, l’adolescent d’aujourd’hui n’a vraiment rien de commun avec l’Antigone hégélienne, puisque lui se fout des lois de la famille comme des lois de la cité. Et pour le coup, il pourrait sembler que, dans son cas, en effet, “l’Œdipe ne saurait tenir l’affiche“ (mais ça reste à discuter, comme reste à discuter le statut tragique de cette posture revendicatrice – je vais y venir).
 
Quoi qu’il en soit, vous aurez compris qu’en parlant de l’individu se réclamant de son individualité, je pense à la revendication d’autonomie, en vertu de laquelle l’individu entend être par lui-même et pour lui-même sa propre instance de décision. C’est à croire qu’il n’y a pas que le psychanalyste à prétendre ne s’autoriser que de lui-même… Plus sérieusement, je pense à tout ce qui se donne aujourd’hui comme droit et même comme devoir à s’instituer soi-même seule instance de jugement et de décision, tout en se référant à une norme plus ou moins fantasmée. C’est ainsi que des parents, au nom d’un prétendu principe de libre autorité parentale, estiment être leur droit de pouvoir choisir eux-mêmes et donc décider eux-mêmes du sexe de leur futur enfant et, autant que possible, de la couleur de ses yeux ; tout comme ils revendiqueront le “haut-potentiel“de leur cher petit génie. De même, en invoquant la théorie du genre de Judith Butler, alors même qu’on n’en a pas lu une ligne, on estime que n’importe quel individu, même très jeune, est capable de décider par lui-même de changer de sexe (avec les conséquences désastreuses qu’on commence à reconnaître dans certains pays comme la Suède ou la Grande Bretagne). De même encore une certaine tournure du féminisme transforme en une sorte de nouvel impératif catégorique l’exigence de “déconstruction“ (laquelle n’a plus grand chose à voir avec l’origine de ce concept chez Derrida), exigence à laquelle est supposée devoir satisfaire toute femme soucieuse d’en finir avec le patriarcat. De même encore, par un détournement de la notion de désobéissance civile, on s’estime en droit de se soustraire à telle ou telle contrainte légale (non par une critique raisonnée et argumentée, comme l’avait fait en son temps David Thoreau, mais simplement parce que cette contrainte déplaît), tels le paiement de l’impôt, l’obligation vaccinale, l’inscription des enfants à l’école, quand ce n’est pas le respect du code la route.
 
J’arrête là cette déclinaison des attitudes exemplaires de cette prétention à se poser soi-même comme son propre juge et maître ; mais il y en aurait d’autres. Tous ces exemples attestent que l’individu entend maintenant se définir par son autonomie, c’est-à-dire, selon l’étymologie même, être par lui-même et pour lui-même sa propre loi. Or, comme Lacan l’a bien repéré, c’est justement par ce terme d’ατόνομος que la pièce de Sophocle caractérise Antigone. Lacan cite le vers 821 (c’est le Chœur qui s’adresse à Antigone) : « Tu t’en vas vers la mort, ne connaissant que ta propre loi »28 Je précise que c’est bien “ne connaissant que ta propre loi“ et non “ne connaissant pas ta propre loi“ comme le transcrit Miller, faisant ainsi un gros contresens (peut-être la bourde a-t-elle été entre temps corrigée dans les impressions ultérieures de L’Éthique). La traduction de Robert Pignarre, chez Garnier, dit : « prenant ta loi en toi-même »29. C’est bien ce que signifie littéralement le terme d’autonomie.
 
Mais n’allons pas confondre notre individu contemporain transi dans son individualité avec Antigone. Certes, cette autonomie revendiquée tous azimuts, parce qu’elle semble se permettre d’outrepasser la loi, pourrait apparaître procéder elle aussi de la démesure, de l’hybris qui spécifie la faute tragique. Mais ce n’est pas le cas, parce que, justement, l’individu moderne ne conçoit pas comme une faute les actes qu’est censée justifier sa prétention à l’autonomie.
 
Bien sûr, on pourrait comprendre cette revendication d’autonomie dans le sens de la célèbre formule stoïcienne « sapere aude » ; littéralement : “ose savoir“ ; Kant l’a retraduite ainsi : « Aie le courage de te servir de ton propre entendement »30. Mais, justement, la prétention individualiste à l’autonomie ne procède pas de l’entendement. Elle procède au mieux d’une fausse liberté d’opinion (fausse parce que, bien que d’apparence discursive, elle ignore toute argumentation rationnelle ou même un tant soit peu raisonnée, tout en s’affirmant indiscutable) ; au pire – et c’est le cas le plus fréquent – du seul et simple ressenti, institué critère de vérité. Ce qui se prétend autonomie du jugement n’est alors en fait qu’une allégation du sentiment.
 
Cela dit, ne nous laissons pas abuser par la mention des seules sociétés modernes. Il n’y a pas que nos adolescents d’aujourd’hui à revendiquer leur indépendance ; même si ceux d’aujourd’hui sont peut-être un peu plus survoltés que leurs prédécesseurs. Et, malgré les formes souvent agaçantes que prennent leurs revendications, je ne crois pas, contrairement aux craintes du regretté Melman, que nos jeunes soient désespérants.
 
*
 
En revanche, je les crois légitimement désespérés. Disant cela, je vise quelque chose qui pourrait bien relever du tragique, et d’un tragique propre à l’ère de la techno-science.
 
Disons d’abord que ce qui cause le malaise de la jeunesse actuelle, malaise qui va de l’inquiétude anxieuse au désespoir résigné et qui pourrait bien être tenu pour une nouvelle forme de “malaise dans la civilisation“, mais un malaise non lié à la fonction répressive du Surmoi que Freud décrivait à la fin de son fameux livre, donc malaise tel qu’en effet l’Œdipe n’y semble plus guère tenir l’affiche — ce qui donc cause ce malaise ce sont essentiellement la menace atomique et le désastre écologique.
 
Il va de soi que l’une et l’autre sont liés à l’activité humaine – à l’ère de ce qu’on appelle l’anthropocène – et au principe d’accumulation des savoirs et des techniques, lequel n’est évidemment pas sans rapport avec l’impératif de croissance, donc avec le principe de l'accumulation du capital, qui, sans aucun doute, le commande. Les techniques atomiques (qu’elles soient militaires ou civiles) tout comme les effets du dérèglement climatique constituent en effet une double menace : menace, d’une part, de l’accumulation incontrôlée et incontrôlable des déchets (notamment les déchets non dégradables, comme ceux de l’industrie du plastique, ni même recyclables, comme ceux de de l’industrie nucléaire)31 ; et d’autre part la menace qui pèse sur la survie de l’espèce humaine, que ce soit par la conflagration nucléaire ou par la détérioration progressive mais accélérée de son environnement rendu inhabitable.
 
Il n’est pas excessif de parler à ce propos d’ “apocalypse“, et cela tout d’abord au sens courant et évident de catastrophe, c’est-à-dire aussi bien au sens étymologique de bouleversement effroyable. C’est ainsi que le philosophe Günther Anders – l’auteur, entre autres, de L’Obsolescence de l’homme et de Hiroshima est partout – parle d’« apocalypse » à propos de la conflagration nucléaire ; mais, à la différence du texte de saint Jean dont la vision promettait l’avènement ultime du royaume de Dieu, Anders précise que l’apocalypse à laquelle nous destine l’univers atomique est une « apocalypse sans royaume »32 ; on pourrait en dire autant de la dévastation du monde par les conséquences du dérèglement climatique lié au déchaînement de la technique.
 
L’apocalypse, donc, comme catastrophe. Mais il faut rappeler qu’en son sens premier, le mot grec apocalypsis signifie la “révélation“, c’est-à-dire l’action de rendre manifeste ce qui était caché, donc jusque-là ignoré. Que la notion de catastrophe soit ainsi liée à celle de révélation ne peut que nous inciter à penser que la condition de l’humanité contemporaine est très exactement une condition tragique, tant il est vrai que les tragédies – au moins les tragédies antiques – impliquent le plus souvent ces deux éléments : l’élément de bouleversement, de renversement de situation (comme, par exemple, le revirement de Penthée dans les Bacchantes) et l’élément de révélation (ainsi Œdipe se découvrant lui-même parricide et incestueux). Certes, le vocabulaire d’Aristote, dans sa Poétique, ne contient ni katastrophè, ni apocalypsis; il leur préfère les termes de métabasis ou de péripéteia (qui l’un et l’autre signifient littéralement “le passage soudain d’une situation à une autre“ ou même “le coup de théâtre“) et le terme de lysis (le verbe luein signifiant “délier“, “délivrer“) — il vous reste évidemment quelque chose de cette lysis, dans “analyse“ et donc dans “psychanalyse“, ce qui pourrait être une manière de relancer la question du rapport de la catharsis analytique à la conception aristotélicienne de la tragédie.
 
Quoi qu’il en soit, il n’en reste pas moins que, d’un point de vue non seulement lexical mais aussi conceptuel, cette double coordonnée de catastrophe et de révélation, appliquée à la condition de l’humanité à l’ère du déchaînement technique, est à registrer en propre au domaine de la tragédie. Cela est du reste déjà patent dans certaines tragédies : ainsi le bouleversement que représente l’invention technique dans le Prométhée d’Eschyle ; ou bien, dans le dernier acte du Faust de Goethe, le raz-de-marée consécutif à la rupture des digues construites par le génie technique des hommes, digues qui représentent en effet un véritable défi à la puissance de la nature (même si la catastrophe est ici suivie d’une fin rédemptrice, comme n’aurait pas manqué de le souligner Steiner).
 
Tout cela nous autorise donc à penser, en effet, que notre condition contemporaine est bien une condition tragique. Certes, contrairement à Hegel qui disait que le spectacle de l’histoire de l’humanité ne peut qu’inspirer les deux passions tragiques de la crainte et de la pitié, la façon dont les hommes – y compris les plus anciens parmi nous – se sont naguère et aujourd’hui encore extasiés devant leurs progrès techniques n’impliquait ni crainte, ni pitié. Au contraire. En revanche, pour cette part de la jeunesse qui manifeste aujourd’hui son inquiétude et sa désolation devant la double menace climatique et nucléaire, il en va bien d’une disposition tragique. Car de même qu’Œdipe découvre, par son enquête, ses propres fautes et celles de ses ascendants, de même qu’Hamlet apprend le meurtre de son père, mais aussi la vie criminelle dont celui-ci serait coupable, de même la jeunesse d’aujourd’hui découvre avec effarement et avec colère que l’histoire dont elle hérite est bien, comme dans les tragédies, la longue chaîne des crimes que les hommes n’ont cessé de commettre au nom du bonheur que leur promettait leur inventivité technique toujours renouvelée.
 
Il faut donc bien poser cette question : maintenant que la "catastrophe" (en grec, katastrophè signifie également "le dénouement de l'intrigue") nous a révélé de quoi nous étions capables et donc coupables, ne sommes-nous pas, semblables à Œdipe, condamnés à l'errance tragique de l'homme qui a enfin compris que toute son histoire passée n'avait d'autre fin que de lui révéler son inhumanité ?
 
Et, tout comme le héros tragique découvre l’impasse dans laquelle il s’est laissé piéger, l’humanité prend maintenant conscience que rien ne saurait conjurer le péril du monde soumis au déchaînement technique, puisque les seules réponses qu’on imagine lui apporter sont encore des réponses techniques. Ainsi que le souligne G. Steiner : « Au lieu de changer ou d’améliorer leur condition tragique, un accroissement des ressources scientifiques et de la puissance matérielle laisse les hommes encore plus vulnérables »33. C’est dire que, contrairement au propos ironique de Kant sur la prétendue tragédie de l’histoire, on ne saurait tenir le devenir technique de l’humanité pour une « farce » ; il s’agit bien d’une tragédie.
 
Dans le Séminaire sur L’Éthique de la psychanalyse (plus précisément à la toute fin de ce Séminaire), Lacan vise explicitement la tragédie au moment de parler de la passion du savoir dans l’histoire moderne : « Je crois qu’au cours de cette période historique, le désir de l’homme […] s’est réfugié, refoulé, dans la passion la plus subtile, et aussi la plus aveugle, comme nous le montre l’histoire d’Œdipe, la passion du savoir. C’est celle-là qui est en train de mener un train qui n’a pas dit son dernier mot »34. Il faut donc croire que, pour rendre compte de cette période historique décisive et inachevée, l’Œdipe tient encore l’affiche. L’Œdipe, c’est-à-dire aussi bien la tragédie en général, en tant qu’elle nous montre le caractère volontaire du héros – « terriblement volontaire »35, comme le dit Lacan à propos d’Antigone ; mais il aurait pu aussi bien le dire à propos d’Œdipe, comme en témoigne son dialogue avec Tirésias –, cette volonté inébranlable du héros en tant qu’il s’affirme autonomos. On comprend que Lacan ait pu dire qu’avec l’Antigone de Sophocle, il en va de « l’essence de la tragédie »36.
 
Quitte à paraître un peu lourd, je me risque à poser cette question : que l’histoire scientifico-technique puisse être ainsi pensée comme tragédie nous autorise-t-il à faire de Greta Thunberg une nouvelle Antigone ? Même si le rapprochement semble un peu forcé, il faut bien reconnaître que tout ce qui justifie qu’on parle de tragédie de l’humanité à l’ère techno-scientifique autoriserait une telle analogie. Il y a pourtant une différence majeure : c’est que le discours écologique – je ne mets aucun mépris dans cette formule –, le discours que tient la jeunesse légitimement scandalisée par le monde dont elle hérite, ce discours s’accompagne nécessairement d’un jugement moral. Or, comme le précise Lacan dans la conclusion de ce même Séminaire, contrairement à « ce que certains ont perçu comme la face moralisatrice de la tragédie », il faut reconnaître que « la leçon de la tragédie, dans son essence, n’est pas du tout morale »37.
 
*
 
Cette remarque et ce qu’elle implique quant au rapport de la tragédie à la moralité m’amène à investir dans ma réflexion une autre référence qui me permettra de m’approcher de ma conclusion. Il s’agit du commentaire par Kierkegaard38 de cet autre récit fondateur, qui n’est pas une tragédie – et pas simplement pour cette raison affirmée par G. Steiner que « la tragédie est étrangère à la vision judaïque du monde »39 – ; je veux parler du célèbre passage de la Genèse40 consacré au sacrifice d’Isaac par Abraham. Bien sûr, Lacan n’a pas méconnu cet épisode biblique, ni le commentaire de Kierkegaard (il en parle dans le Séminaire sur les Noms du père41) ; mais il n’en a pas retenu ce qui m’intéresse ici42.
 
Ce qui m’intéresse – et qui intéresse Kierkegaard –, c’est le silence d’Abraham qui accepte de déférer au commandement divin, c’est-à-dire à l’incompréhensible commandement de sacrifier son propre fils, en quoi sa situation est pire qu’une situation tragique (comme, par exemple, celle d’Agamemnon dans l'Iphigénie à Aulis d'Euripide). Certes, le propre du héros tragique est aussi d'être déchiré entre le sacrifice de son désir (c'est-à-dire, là aussi, dans le cas d’Agamemnon, de l'objet le plus cher à son cœur : sa propre fille) et son devoir, tel qu'il est commandé par le dieu. Mais le héros tragique peut encore justifier son devoir devant la communauté, ou tout au moins en obtenir quelque compréhension, car ce devoir concerne un intérêt général reconnu ou tout au moins reconnaissable par tous (Agamemnon doit sacrifier Iphigénie, sinon la flotte ne pourra poursuivre sa route ; de même Œdipe doit poursuivre son enquête, sinon Thèbes sera décimée par la peste ; de même encore Antigone doit expliciter son devoir de sœur pour donner sens à sa décision...).
 
Tous ces exemples montrent que le tragique tient, comme dit Kierkegaard, à la contradiction du particulier (le désir dont est affecté le cœur du héros) et du général (le devoir auquel ce héros doit se soumettre) ; et le propre du général est de pouvoir être justifié par un discours, c'est-à-dire par des mots dont la valeur générale de signification est partagée par tous.
Le héros tragique peut donc parler ; et, de fait, il parle — c'est même de cette parole que se nourrit le théâtre tragique.
 
Or, justement – comme ne cesse de le répéter Kierkegaard –, Abraham, lui, « ne peut pas parler »43. Il ne peut dire ni à Sara, ni à Isaac, ni aux serviteurs qui l’accompagnent ce qu'il s'apprête à faire, parce qu'il ne peut absolument pas le justifier par un point de vue général qui serait compréhensible par eux. Abraham, dit Kierkegaard, est « un émigrant de la sphère du général »44. De fait, s'il parlait, il ne serait même pas un héros tragique ; il apparaîtrait comme un meurtrier, puisqu'aucun intérêt général ne justifie moralement l'ordre auquel il consent. Telle est la « détresse » d'Abraham ; or « le héros tragique, dit Kierkegaard, ignore cette détresse »45.
 
Il faut ici souligner ce qu’a de foncièrement paradoxal la situation d’Abraham. En effet, il pourrait toujours en appeler à la morale et avouer son erreur, son égarement, afin de regagner le lien de confiance avec les siens. Mais ce serait là renoncer à recevoir le commandement divin et à lui obéir. C’est pourquoi Kierkegaard dit que « le moral constitue la tentation»46. Et tel est le « paradoxe suprême »47 comme précise Kierkegaard.
 
Il est donc essentiel au récit biblique qu'Abraham garde le silence devant les siens. La détresse dans laquelle le jette l'appel de Dieu est telle que la parole ne peut plus être partagée avec les autres, elle est telle qu'aucune langue ne peut plus maintenir le rapport symbolique – le lien symbolique – d'Abraham avec les autres : « Il ne peut parler. Il ne parle aucune langue humaine. Même s'il savait toutes les langues de la terre, même si les êtres chers le comprenaient, il ne pourrait parler »48. Abraham est ainsi arraché à l’ordre symbolique. L’Alliance avec Dieu et la fidélité inconditionnelle à cette Alliance lui imposent d’interrompre l’alliance avec les hommes, de rompre le pacte symbolique de la langue et de la parole.
 
Peu importe ici la fin de l’histoire ; elle est suffisamment connue. L’important est cette mise en tension de la tragédie jusqu’au point de son épuisement. La détresse silencieuse d’Abraham est en elle-même le dépassement et même l’outrepassement de la condition tragique. Tel est bien l’enjeu de la thèse de Kierkegaard.
 
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Mais – me semble-t-il – nous pouvons aller plus loin que cette conclusion et considérer que cet outrepassement de la condition tragique procède encore de la tragédie. Car, à bien examiner les choses, la situation d’Abraham est la situation de celui pour qui parler serait manquer ce qu’il veut dire. Ou, pour formuler mon idée sur un mode plus radical : c’est la situation dans laquelle le sens est pris à son propre piège. Du coup, permettez-moi de risquer cette autre formulation : le sens de la tragédie, c’est ici la tragédie du sens. Je reconnais que ça fait un peu pirouette. Mais je vise par là quelque chose d’essentiel.
 
Je m’explique. Dans Subversion du sujet et dialectique du désir (essai qui, du reste, est strictement contemporain du Séminaire sur L’Éthique de la psychanalyse), la phrase de Lacan dont nous sommes partis est immédiatement suivie d’une remarque sur le lieu de l’Autre : « Tout énoncé d’autorité n’y a d’autre garantie que son énonciation même, car il est vain qu’il le cherche dans un autre signifiant, lequel d’aucune façon ne saurait apparaître hors de ce lieu »49. Et, dans le Séminaire précédent, sur Le désir et son interprétation, rappelant qu’ « il n’y a pas d’Autre de l’Autre », Lacan précisait que manquera toujours le signifiant qui apporterait la garantie ; c’est pourquoi il parlait alors – le contexte était celui du commentaire de la tragédie d’Hamlet – du « signifiant qui fait défaut au niveau de l’Autre »50.
 
Ce défaut du signifiant qui viendrait totaliser le sens, c’est, aussi bien, ce que Lacan a pu nommer l’ « ab-sens »51, c’est-à-dire ce qui, dans la dimension du sens, fait trou et, du coup, interdit toute complétude du sens. Et, comme Lacan associe l’ab-sens à l’ab-sexe52, on peut aussi bien dire qu’il en va de l’interdiction de la jouissance. Cette référence au motif de l’ab-sens me permet de préciser ce que j’entends ici par tragédie du sens. “Tragédie du sens“, cela veut dire que parler, entrer dans la dimension du sens, se porter vers le sens, implique d’assumer la tension entre la visée du sens et l’impossibilité de l’atteindre en sa complétude. Le tragique relève donc bien ici de la logique du double bind : de même que le Surmoi impose sa double injonction “jouis/ne jouis pas“, de même il impose à quiconque parle – et même à l’insu de ce quiconque – tout à la fois de se porter vers le sens plein et de renoncer à l’atteindre.
 
Voilà qui me permet de revenir, pour la préciser, sur la différence radicale entre l’autonomie d’Antigone et l’autonomie dont se prévaut l’individu de nos sociétés modernes. La prétention de ce dernier à se suffire à soi-même, à être pour et par soi-même la seule instance de jugement et de décision, est aussi la prétention à s’instituer régisseur de la langue, comme s’il en était l’auteur et le législateur (qu’on songe seulement à tous les faiseurs de “novlangue“ dont le jargon est aussi creux que prétentieux). C’est exactement ce que dit Lacan, à la même page des Écrits : « C’est en imposteur que se présente […] le Législateur (celui qui prétend ériger la Loi) »53. Ce qu’on peut aussi bien traduire ainsi : l’autonomie, comme prétention à être seule instance de jugement et de décision, est une imposture. L’imposteur est celui qui, ignorant « la coupure qu’instaure dans la vie de l’homme la présence même du langage »54 [je reprends là une formule du Séminaire sur L’Éthique de la psychanalyse, plus précisément de la section consacrée à Antigone], [l’imposteur est celui qui, ignorant la coupure] croit illusoirement échapper à l‘impossible du sens plein, qui est aussi bien l’impossible de la jouissance.
 
En revanche, Antigone, elle, ne se berce pas de cette illusion ; aucune imposture dans son statut d’autonomos. Lacan tient à le souligner dans ce même séminaire : « Antigone se présente comme autonomos, pur et simple rapport de l’être humain avec ce dont il se trouve être miraculeusement porteur, à savoir la coupure signifiante »55.
 
Voilà pourquoi je risquais cette formule : le sens de la tragédie est la tragédie du sens. Et si Antigone est, comme le dit Lacan, « l’essence de la tragédie », autrement dit la vérité de la tragédie, c’est bien parce qu’elle assume la tragédie du sens.
 
Assumer la tragédie du sens, c’est assumer la coupure signifiante, assumer qu’aucun sens plein, aucun sens pur, ne sera jamais accessible, parce que le sens ne cesse de se disséminer dans la parole, de sorte que le sens pur est toujours différé ; c'est donc assumer ce que Derrida appelait la dissémination et la différance.
 
La « perte du sens de la tragédie » ne peut donc désigner que la posture de ceux qui ne veulent rien savoir de la tragédie du sens. Mais, même si l’on est incapable de l’assumer, on n’échappe pas à la tragédie du sens ; on ne peut que se pavaner illusoirement dans l’imposture.
 
Peut-on alors parler d’un “épuisement de la tragédie“, conformément à la question qui fait le titre de mon exposé ? Certainement pas, si l’on entend par là qu’il n’y aurait plus rien à attendre de la référence tragique. Car nous ne cessons, comme tant d’autres avant nous, de puiser dans les tragédies une part du sens qui s’y laisse signifier, sans jamais pouvoir prétendre l’épuiser. La tragédie est ce puit sans fond, où se puise le sens sans jamais s’épuiser.
 
 
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1 J. Lacan, « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien », in Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p.813.
2 S. Freud, L’interprétation des rêves, trad. I. Meyerson, Paris, PUF, 1967, pp. 228-229.
3 Cf. notamment S. Freud, Totem et tabou, trad. S. Jankélévitch, Paris, PBP, 1968, pp. 178-179.
4 M. Lenormand, « Le jeu, la tragédie et le tragique », in Libres cahiers pour la psychanalyse, 2012/2 (n° 26), pp. 95 à 107.
5Ibid., p. 106.
6Ibid., p. 107.
7 G. Steiner, La Mort de la tragédie, Paris, Gallimard-Folio, 1993.
8Ibid., p. 11.
9Ibid., p. 125.
10Ibid., p. 133.
11 Cf. F. Dastur, Hölderlin – Tragédie et modernité, Fougères-La Versanne, Encre marine, 1992.
12 Sophocle, Œdipe à Colonne, vers 1203.
13 F. Nietzsche, La Naissance de la tragédie, trad. M. Haar, Ph. Lacoue-Labarthe et J.-L. Nancy, Gallimard-Folio, Paris,1977, pp. 78-79
14 J. Lacan, « Position de l’inconscient », in Écrits, op. cit., p. 250. Dans leur Vocabulaire…, Laplanche et Pontalis soulignent que Freud lui-même a été finalement amené « à voir dans la pulsion de mort la pulsion par excellence » (Cf. J. Laplanche et J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, PUF, 1976, p. 373.
15 G.W.F. Hegel, Phénoménologie de l'esprit, tome 1, trad. J. Hyppolite, Paris, Aubier, 1941, p. 29. La citation complète : « Ce n'est pas cette vie qui recule d'horreur devant la mort et se préserve pure de la destruction, mais la vie qui porte la mort, et se maintient dans la mort même, qui est la vie de l'esprit ».
16 Cf. G.W.F. Hegel, La Raison dans l’histoire, trad. K. Papaioannou, Paris, 10/18, 1979, pp. 102-103.
17Ibid., p. 96.
18Ibid.
19 Kant, Théorie et pratique, trad. L. Guillermit, Paris, Vrin, 1988, p. 53.
20 Sophocle, Œdipe à Colonne, vers 1203.
21 J. Lacan, Le Séminaire, Livre VII, L’Éthique de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1986, p. 305.
22 Shakespeare, Hamlet, III,1, Goethe, Faust, I, 1338-1341 ; cf. aussi Schiller, Les Brigands, III,2 et IV,1.
23 S. Freud, Le Mot d'esprit et ses rapports avec l’inconscient, trad. M. Bonaparte et M. Nathan, Paris, Gallimard-Idées, 1976, p. 91.
24 Cf. R. Girard, Des Choses cachées depuis la fondation du monde, Paris, Grasset–Le livre de poche, 1983, pp. 412 sqq.
25 Corneille, Le Cid, v.307-309.
26Le Séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Le Seuil, 1975, p. 10.
27 J. Lacan, Le Séminaire, Livre VII, op. cit., p. 290.
28Ibid., p. 325.
29 Sophocle, Antigone, in Sophocle-Théâtre complet, trad. R. Pignarre, Paris, GF, 1964, p. 89.
30 E. Kant, Réponse à la question “Qu’est-ce que les Lumières ?“, in Kant-La philosophie de l’histoire, trad. S. Piobetta, Paris, Aubier,1947, p. 83.
31 Bien qu’incapable d’en retrouver la source, je crois que c’est Lacan qui avait avancé cette judicieuse définition : « L’homme est le seul animal qui ne sait pas quoi faire de ses déchets ».
32 Günther Anders, La Menace nucléaire (1981), trad. Ch. David, Paris, Le Serpent à plumes, 2006, p. 294.
33 G. Steiner, La Mort de la tragédie, op. cit., pp.13-14.
34 J. Lacan, Le Séminaire, Livre VII, op. cit., p. 374.
35 J. Lacan, Le Séminaire, Livre VII, op. cit., p. 290.
36 J. Lacan, Le Séminaire, Livre VII, op. cit., p. 289.
37 J. Lacan, Le Séminaire, Livre VII, op. cit., p. 373 (je souligne).
38 S. Kierkegaard, Crainte et tremblement, Paris, Aubier, 1935.
39 G. Steiner, La Mort de la tragédie, op. cit., p. 11.
40Genèse, XXII, 1-18.
41 J. Lacan, Le Séminaire sur Les Noms du père, unique leçon du 20-11-1963.
42 Je me permet de renvoyer à mon étude : B. Baas, « La voix de la dette », in La Voix déliée, Paris, Hermann, 2010, pp. 123 à 195.
43Crainte et tremblement,op. cit., p. 197 ; ce silence d'Abraham est l'enjeu propre de toute la dernière section de l'ouvrage (pp. 132 à 201), intitulée : « Peut-on moralement justifier le silence d'Abraham... ? ».
44Ibid., p. 191.
45Ibid., p. 189.
46Ibid., p. 191.
47Ibid., p. 188.
48Ibid., pp. 190-191.
49 J. Lacan, « Subversion du sujet et dialectique du désir », in Écrits, op. cit., p.813.
50 J. Lacan, Le Séminaire, Livre VI, Le Désir et son interprétation, Paris, La Martinière & Le Champ Freudien, 2013, p. 353.
51 Cf. J. Lacan, « L’Étourdit », in Autres Écrits, Paris, Le Seuil, 2001, pp. 449 à 495, passim.
52 Cf. Ibid., p. 452.
53 « Subversion du sujet et dialectique du désir », in Écrits, op. cit., p.813.
54 J. Lacan, Le Séminaire, Livre VII, L’Éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 325.

55 J. Lacan, Le Séminaire, Livre VII, L’Éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 328. 

Intervenants

Interventions

 ACF-VD
Jean-Claude Affre
Dr Marie  Allione
Claude Allione
Bernard Baas
Dr Arielle Bourrely
Professeur Claude-Guy Bruère-Dawson
Lionel Buonomo
Pr Jean-Daniel Causse
Philosophe Jean-Louis Cianni
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Dr Marie-José Del Volgo
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Dr Marie-Laure Roman
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Professeur Bernard Salignon
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Dr Bernard Vandermersch
Dr Marcel Ventura