Paroles singulières en Méditerranée

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PAROLES SINGULIÈRES EN MEDITERRANEE

10 12 2022 Gérard MALLASSAGNE " Du père au pire"

Espace Sétois de Recherche et de Samedi 10 décembre 2022 Formation en Psychanalyse (E.S.R.F.P.) 

Centre Hospitalier du Bassin de Thau 

La perte du sens de la tragédie dans nos sociétés contemporaines 

Du père au pire  

« La psychanalyse est une discipline sociale », rappelée par mon ami Philippe De Georges lors  de sa conférence au Collège clinique à Montpellier. 

« L’Œdipe pourtant ne saurait tenir indéfiniment l'affiche dans des formes de société où se perd  de plus en plus le sens de la tragédie.1» J. Lacan 

Le sens de la tragédie naît, à mon sens, de la rencontre de deux vérités inconciliables, mais qui  sont, comme aurait pu l'écrire Guy de Maupassant, « ainsi que deux forçats, rivés aux mêmes  fers.» 

Freud et la mythologie  

La fonction du père a une place importante dans l’histoire de la psychanalyse, elle est au cœur  de l’Œdipe. Le complexe d’Œdipe apparaît dès « La science des rêves » avec le rêve : « Père,  ne vois-tu pas que je brûle ? ». 

La question du père a été abordée à deux grands moments de sa vie, première période qui va de  la Traumdeutung (sept.1899) jusqu’à l’année 1911-1912, « Totem et Tabou » (1913) et de 1914  à 1927, Freud va se livrer à un formidable remaniement théorique qui va l’occuper entièrement.  

Dans les dix dernières années de sa vie, trois textes fondamentaux ; L’avenir d’une illusion (1927), Malaise dans la civilisation (1930), Pourquoi la guerre ? (Correspondance entre Albert  Einstein et Sigmund Freud - Juillet-septembre 1933) Moïse et le monothéisme (1939). Freud va revenir et reprendre les questions fondamentales sur ce qu’il en est de la question de  la paternité. L’Œdipe est la clé de voute de l’œuvre de Freud, c’est l’instance du père, la fonction  paternelle au sens où le père a un rôle de foncteur dans la métaphore paternelle. Le Nom-du Père est un signifiant, qui sépare le sujet de l'Autre de la jouissance. C’est un opérateur  structural, qui résorbe l’anecdote œdipienne dans la structure où le sujet est pris. C’est la raison  pour laquelle Freud parle de censure, d’identification, de répression, de répression de la  jouissance, termes éminemment œdipiens. 

« Qu’est-ce qu’un père ? » sera maintenu par Freud jusqu’au terme de sa vie comme une  énigme tout autant impénétrable que l’autre question freudienne : « Que veut la femme ? ». La  question de l’Œdipe va être entièrement, d’un bout à l’autre de la tragédie de Sophocle, une  enquête sur le savoir portant sur le meurtre du Roi, une enquête portant sur le savoir relatif au  père mort.  

1 Lacan J., « Subversion du sujet et dialectique du désir », « Écrits », Éd. Du Seuil, Paris, 1966, p.813.

« Le complexe d’Œdipe c’est le rêve de Freud. Comme tout rêve, il a besoin d’être interprété.  Il nous faut voir où se produit cet effet de déplacement qui est à concevoir comme celui qui peut  se produire du décalage dans une écriture.2» Freud se sert du mythe, comme métaphore, qui  dit quelque chose de ce qui fait énigme pour tout sujet parlant. « Le mythe donne une forme  épique à la structure, mais en lui donnant une forme épique, en même temps il la voile 3». 

La tragédie  

Œuvre lyrique et dramatique mettant en scène des acteurs masqués dialoguant et un chœur  chantant, dont le sujet, propre à exciter la terreur ou la pitié, était emprunté à la mythologie ou  à l'histoire. Du latin tragœdia , du grec ancien τραγῳδία , « tragédie », de τράγος , « bouc ».  D'où le sens chant du bouc, désignant le chant rituel, qui accompagnait le sacrifice du bouc aux  fêtes de Dionysos. 

Le moment de civilisation que nous traversons tend à faire de l’Œdipe et de la loi symbolique  articulée au langage qu'il introduit, une mythologie obsolète. Il y a une délégitimation du père, un affadissement de la fonction paternelle. Déjà Balzac, puis Lacan avec Les complexes  familiaux publié dans l’Encyclopédie Française en mars 1938, avaient annoncé le déclin  progressif du père. Le prêt-à-porter du Nom-du-Père, qui supportait l’interdit, fait au sujet de  ne pas répondre au désir maternel, ne permet plus de faire barrage à l’envahissement de  jouissance.  

Je viens de relire Malaise dans la civilisation de Freud (1930). Ce texte est toujours, 90 ans  après, d’une étonnante actualité. 

« Malaise dans la civilisation » ou « Malaise dans la culture » selon les traductions françaises  du titre original : Das Unbehagen in der Kultur. 

Cultiver le malaise ou civiliser la nature ? 

Freud polémiste : civilisation ou culture ?  

Dès la fin du XVII siècle, les intellectuels allemands, pour la plupart issus de la bourgeoisie,  qui militent à travers leurs œuvres pour la formation d’une nation allemande unie politiquement,  mettent en avant la culture, c’est-à-dire le savoir, les connaissances individuelles, la Bildung  contre la civilisation, c’est-à-dire l’acceptation de normes policées, de bonnes manières et  d’usages. Der Bild, der Sinnbild, c’est l’image, le symbole. Der Gebildete, est l’homme cultivé.  Zivilisation ; civilisation, civil…humaniser.  

(Conférence XVII (1916-17), « Der Sinn der Symptome » traduit en français par « Le  sens des symptômes », Conférence XXIII « Die Bedeutung der Symptome », traduit en  français « Les voies de formation de symptômes ». Entre ces deux conférences, Freud  introduit le pulsionnel, la libido, le sexuel.) 

2 Lacan J., « Séminaire XVII », 1969-1970, « L’envers de la psychanalyse », Leçon du 15 avril 1970, Seuil,  1991, p.159.  

3 Lacan J., « Écrits », « Subversion du sujet et dialectique du désir », Paris, Seuil, 1966, p.820.

Dès le début de « L’avenir d’une illusion », Freud énonce : « je me refuse à séparer culture et  civilisation 4». « Le terme de civilisation « Kultur » désigne la totalité des œuvres et  organisations dont l'institution nous éloigne de l'état animal de nos ancêtres et qui servent à  deux fins : la protection de l'homme contre la nature et la réglementation des relations des  hommes entre eux. […] Nous nous laisserons guider sans réserve au cours de cet examen par  le langage usuel ou, comme on dit aussi, par le « sentiment linguistique », certain en cela de  faire droit à ces intuitions profondes qui se refusent aujourd'hui encore à toute traduction en  mots abstraits 5». Quid du sentiment linguistique ?  

Si le sentiment linguistique est un sentiment de la langue et si la langue est un système  - sur le mode des linguistes saussuriens – alors le sentiment linguistique est le sentiment  du système qu’est la langue. Vous voyez l’articulation avec l’énoncé de Lacan ;  « …l’inconscient structuré comme un langage ». 

Si on se reporte aux texte allemand ; Sprachgefühl ; c’est l’émotion, le sentiment de la  parole. Freud parle aussi de Sprachapparat : l’appareil de la parole, la faculté de  parler…on peut entendre l’apparole de Lacan.  

Freud tenait à une reconnaissance internationale, qui ne serait pas du semblant, mais qui  consacrerait la place de la psychanalyse dans la civilisation. Il serait comblé bien au-delà de ses  vœux aujourd’hui : « Que serait un monde, sans Freud ? », demandait Stefan Zweig en discours  d’hommage le 29 septembre 1939. L’histoire de la reconnaissance de la psychanalyse et de son  intégration à la vie culturelle n’est pas un parcours linéaire. Son mode de diffusion s’est  accompli davantage par propagation plutôt qu’à partir d’institutions destinées à la transmettre.  Du point de vue de cette propagation Freud n’aurait pas eu à se plaindre. Il existe cependant  des forces opposées. Les médias, l’actualité en témoigne, n’assurent pas à la psychanalyse une  inscription définitive dans notre culture, ni un développement durable dans le monde  contemporain. La diffusion du freudisme se heurte aussi à des manifestations hostiles ; il y a eu  les Freud wars aux États-Unis. La psychanalyse se trouve donc au centre d’enjeux politiques  obscurs.  

Les Freud Wars désignent une série de polémiques autour de la figure de Sigmund Freud et de  la psychanalyse, qui ont eu lieu dans la presse américaine autour de 1993 à 1995, puis ont été  réactualisées en France entre 2005 et 2010, avec le « Livre noir de la psychanalyse » -septembre  2005 - et le « Crépuscule d'une idole » de Michel Onfray en 2010. 

« Je ne dis pas « la politique, c’est l’inconscient », mais tout simplement « l’inconscient, c’est  la politique 6» énonce J. Lacan. 

En 2012, on pouvait lire dans Lacan Quotidien, lors de la sortie du livre de Serge Cottet  « L’inconscient de papa et le nôtre », « Aux dires de Jacques-Alain Miller l’éducation  freudienne du peuple français reste à faire et passe par l’interprétation, voire la subversion des  concepts galvaudés de la psychanalyse ; cette actualisation n’est pas à la remorque des  

4 Freud S., « L’avenir d’une illusion », 1927, Essais, Points, 2011, p.38. 

5 Freud S., « Malaise dans la civilisation », Paris, puf, Bibliothèque de psychanalyse, 1971, p.37. 6 Lacan J., « Le Séminaire XIV » « La logique du fantasme » Leçon du 10 mai 1967 (1966-1967), inédit

sciences humaines ni de la biologie – disciplines étrangères aux effets du langage sur le mode  jouissance. Notre contribution s’attache à montrer, dans une identité d’intention, que le post freudisme ne revient pas à la nostalgie de l’inconscient de papa. La clinique psychanalytique  est en prise sur le malaise de notre temps et en fournit la clé ».  

1) Est-il possible de lire Malaise dans la civilisation sans dresser le contexte  historique ?  

Cet ouvrage important dans l’œuvre freudienne est lié à l’histoire : le traumatisme laissé par la  Grande Guerre et la crise européenne des années 30, avec la montée du nazisme. Il est aussi un  déploiement, sur le plan de la culture humaine, des thèses métapsychologiques de Freud : « le  destin de l’individu ne peut pas être étudié en dehors de la communauté dans laquelle il  s’insère, l’un et l’autre étant pris solidairement dans une même structure 7». C’est un working  through avec, on pourrait dire, un thème, qui revient sous la forme d’une basse continue.  

En musique baroque, il y a souvent une « basse continue » ou « continuo », sorte  d’improvisation, qui fait aussi accompagnement, jouée principalement par des  instruments polyphoniques (luth, clavecin, orgue) que je vous propose d’écrire :  

Basse chiffrée Énoncé 

basse continu (continuo) énonciation (accompagnement…improvisation, invention) 

L’énoncé de Freud peut donner l’impression d’être facilement entendable, l’énonciation en est  difficile, elle se dérobe facilement.  

Les historiens considèrent cependant que Freud entre dans une phase de reconnaissance  incontournable dans le courant des années vingt. En 1921, Freud est fait membre honoraire de  la société hollandaise des psychiatres et des neurologues. En 1929, il est consacré par Thomas  Mann comme une sorte de héros culturel dans son article : « Freud et la pensée moderne. » En  témoigne le discours prononcé à l’occasion du prix Goethe en 1930 par Alfons Paquet : « En  une méthode strictement conforme aux sciences de la nature, en même temps en une  interprétation audacieuse des comparaisons imprégnées par les poètes, votre recherche a frayé  un accès aux forces pulsionnelles de l’âme et créé par là même la possibilité de comprendre la  naissance et l’édification des forces culturelles en leur racine et de guérir des maladies dont  l’art médical ne possédait pas jusque-là alors la clé8 ». Nulle trace de résistance à la  psychanalyse dans ce raccourci impressionnant. 

Freud pourtant, n’est pas progressiste. L’illusion politique pousse et fleurit tout autant que  l’illusion religieuse. Entre 1918 et 1933 Freud observera la montée du bolchevisme sans  préjugé, mais sans enthousiasme. Les masses ne peuvent s’émanciper par elles-mêmes, même  si la révolte est justifiée. Elles cherchent toujours l’autorité et la protection d’un maître.  L’identification à l’idéal suscite les nationalismes et la guerre de tous contre tous. Il y a une  limite au relativisme sociologique : la nature humaine est indomptable, le progrès de la  

7 Rey-Flaud Henri, « Les fondements métapsychologiques de Malaise dans la culture », in « Autour du Malaise  dans la culture de Freud », puf., p.3. 

8 Freud S., “Gesammelte Werke”, n°14, p.545-546

civilisation limité : « le processus de civilisation serait au service d’Éros mais la pulsion  agressive s’oppose à ce programme de civilisation 9». 

Freud n’en reporte pas moins ses espoirs sur l’esprit scientifique et la raison, appelant à la  dictature de celle-ci sur la vie psychique de l’homme. Le pessimisme foncier de Freud et son  peu de goût pour la publicité lui firent sous-estimer l’écho de son invention hors d’Autriche,  comme la diffusion de ses concepts aussi abâtardis et galvaudés qu’ils puissent être. Freud  souffrait plutôt de l’indifférence et de l’hostilité de la ville de Vienne à son égard. 

« Certaines impulsions instinctives que la société a trop violemment réprimées doivent obtenir  une plus grande satisfaction ; pour d’autres, la répression par “refoulement”, doit être  remplacée par un procédé meilleur et plus précis. Pour avoir formulé ces critiques la  psychanalyse, “ennemie de la civilisation”, a été bannie comme danger public 10» écrit Freud  en 1925.  

Malaise <> crise ?  

En 1930, Freud écrit « Malaise dans la civilisation », ouvrage qui traite du refoulement et de  ses effets dans l’histoire de l’humanité. Trois ans après son brûlot athéiste sur « L’avenir d’une  illusion », il en remet une couche sur les effets du renoncement pulsionnel. Il ne s’agit pas  d’appliquer au collectif ce qu’on apprend de la structure des névroses, mais de saisir dans les  idéaux et les signifiants maîtres d’une époque, les traces d’un refoulement « historique », d’un  renoncement pulsionnel sur lequel les institutions reposent. Qu’ils soient individuels ou  collectifs, les idéaux entrent en conflit avec l’insatisfaction et le renoncement. Les grandes  institutions : armée, église, famille, dysfonctionnent parce qu’elles exigent trop de  renoncement. Or, les symptômes névrotiques sont un mixte de renoncement et de compromis  avec la Chose mauvaise (das Ding ?) ; c’est pourquoi la névrose obsessionnelle a la même  structure que l’illusion religieuse ; et réciproquement, la religion est la névrose obsessionnelle  de l’humanité. 

Si aujourd’hui on parle de crise, de quoi s’agit-il ? En 1996, dans son cours « L’Autre qui  n’existe pas et ses Comités d’éthique », J-A. Miller évoquait une crise du réel, il se demandait  si le mot de Freud malaise n’était pas déjà dépassé. « L’immersion du sujet contemporain dans  les semblants fait désormais pour tous du réel une question […] C’est le discours de la science  qui a depuis l’âge classique fixé le sens du réel pour notre civilisation et c’est […] à partir de  l’assurance prise de cette fixion (avec un x) scientifique du réel, que Freud a pu découvrir  l’inconscient et inventer le dispositif dont nous faisons encore usage. 11» Il importe dans la  psychanalyse de maintenir le cap sur le réel, cela importe aussi bien au malaise dans la  civilisation, nous laissons au singulier - bien qu’il y ait les civilisations et qu’on annonce déjà  pour le siècle prochain que l’histoire sera faite du choc de la rivalité, de la guerre des  civilisations.  

9 Rey-Flaud Henri, « Les fondements métapsychologiques de Malaise dans la culture », in « Autour du Malaise  dans la culture de Freud », puf., p.3. 

10 Freud S., « Résistances à la psychanalyse », Résultats, idées, problèmes, Paris, PUF, 1985, Tome II, p.125-134. 6 Laurent É., Miller J-A., « L'Autre qui n'existe pas et ses Comités d'éthique », Séminaire 1, Séance du 20/11/96.

Quelle est l’étymologie du mot crise ? 

Le mot crise vient du grec, en passant par le latin. Le mot grec krisis avait de nombreux sens.  Les quatre principaux étaient : « action de distinguer », « action de choisir », « action de séparer » et « action de décider ». Du quatrième sens découle un sens médical : « phase décisive d’une  maladie ». Aux premiers siècles de notre ère, le latin emprunte ce mot au grec uniquement avec  son sens médical : crisis, en latin, c’est une phase grave d’une maladie. C’est seulement au  XIVe siècle que le mot arrive en français, d’abord sous la forme crisim, toujours dans son sens  médical. À partir du XVIIe siècle, le sens du mot crise s’étend en dehors de la médecine pour  parler de la phase critique de n’importe quelle chose. 

Cela n’est pas sans nous évoquer le temps logique : l’instant de voir, le temps pour comprendre,  le moment de conclure. 

L’origine grecque du mot nous pousse à considérer qu’une crise advient pour permettre une  décision, un changement. Krisis vient en effet du verbe grec krinein qui veut dire « juger »,  avec l’idée de faire le tri. Une période de crise peut donc être interprétée comme un moment  fécond, décisif où un tri est fait, qui a pour conséquence d’opérer un changement profond. 

La source réelle de la religiosité résiderait dans un sentiment particulier dont on était en droit  de supposer l'existence chez des millions d'êtres humains. Ce sentiment, il – l’ami de Freud,  c’est Romain Rolland - l'appellerait volontiers la sensation de l'éternité, il y verrait le sentiment  de quelque chose d'illimité, d'infini, en un mot : un sentiment océanique, faire partie du grand  Tout. Océanique, c’est le terme employé par Romain Rolland, et qu’il va associer à  sentiment, sentiment océanique, dans une lettre envoyée à Freud en 1927. Le sentiment  océanique provient du grand Tout…qui n’est pas sans évoquer un grand Autre non barré ?  

Freud lui répond le 14 Juillet 1929 : 

« Votre lettre du 5 décembre 1927 et ses remarques sur le sentiment que vous nommez  océanique ne m’ont laissé aucun repos. » Freud lui dédiera son ouvrage Malaise dans la  civilisation : « À mon grand ami océanique, un animal terrestre, Professeur Freud ». Il lui a  envoyé Psychologie des masses et Analyse du moi, pour lui faire appréhender comment il  passait de l’analyse de l’individu à la compréhension de la société. Freud se penche sur les  contraintes que la civilisation entraine pour le petit d’homme, toujours dans son débat avec  Romain Rolland, dans « L’avenir d’une illusion ».  

L’angoisse et la culpabilité sont le prix à payer à ce renoncement pulsionnel, qui fait la base de  la civilisation. On observe que le cycle de la frustration à l’agression se répète dans l’histoire,  intensifie la culpabilité, puis la culpabilité à son tour, renforce l’interdiction ; on anticipe alors  que l’humanité sera conduite à un état de tension intolérable. Tant que le conflit se limite entre  Éros et Thanatos, il se manifeste nécessairement dans le complexe d’Œdipe. Lorsque la  communauté s’élargit « de la famille à l’humanité 12», le malaise s’accroît : « Ce qui commença  

12 Freud S., « Malaise dans la civilisation », Paris, puf, Bibliothèque de psychanalyse, 1971, p.91.

par le père, s’achève par la masse13». « Ce n’est pas qu’il y ait un instinct agressif qui  expliquerait que les guerres n’en finissent pas, comme le croit Einstein, mais le cercle est le  suivant : le lien social implique le refoulement du meurtre du père. C’est au nom du père mort  que l’identification à un même idéal est possible. L’expiation cimente le groupe, mais cette  identification à une contrepartie : elle cristallise une haine destinée aux voisins. » 

Le nom du père - N-d-P - n’est pas le même pour tous. Le Nom-du-Père est un symptôme. En  1970, dans le séminaire sur L’envers de la psychanalyse, Lacan parle du caractère strictement  inutilisable du fameux complexe d’Œdipe. Il dit être étrange que cela ne soit pas devenu clair  plus rapidement. Le mythe c’est la vérité qui se montre « dans une alternance de choses  strictement opposées et qu’il faut faire tourner autour l’une de l’autre ». Le mythe, c’est le  champ du déconnage en tant que le déconnage, c’est la vérité. Le mythe, c’est une parabole,  une parole à côté, c’est l’énoncé de l’impossible, l’énoncé de ce qui ne peut se dire ; c’est un  contenu manifeste. Il est ce qui donne forme épique à la structure.  

Freud a l’idée d’une humanité composée de communautarismes antagonistes – (communautés  de jouissance peut-être ? ) qui ont tous une faute à expier. « L’humanité est un serial killer 14. » Heim : c’est ce qui est le plus proche, à la maison… 

Unheimlich : ce qui est inquiétant  

Unheimlich vient de Heim. Ce mot signifie « le foyer », la maison, et introduit une notion de  familiarité, mais il est aussi employé comme racine du mot Geheimnis, qu'on peut traduire par  « secret », dans le sens de « ce qui est familier » ou « ce qui doit rester caché ». 

Cela commence par le père - la horde primitive, Moïse, Jésus - et finit par les frères entre eux.  La civilisation met en place les moyens qu’elle peut, pour tenir cette haine en échec ou la  déplacer ailleurs. C’est le cas de le dire avec Lacan : « Quand la loi est vraiment là, le désir ne  tient pas, mais c’est pour la raison que la loi et le désir refoulé sont une même chose…c’est ce  que Freud a découvert 15». Mais l’amour du prochain est illusoire ; les réserves d’amour  sublimées à l’endroit de l’alter ego sont limitées ; l’objet féminin, bien sûr – heureusement – fait obstacle à ce programme - il y a le prochain et il y a la prochaine…. De Totem et tabou au  Malaise dans la civilisation, Freud déchiffre la psychologie des masses sur fond de guerre  mondiale et de haine des nations entre elles 16. Le pacifisme n’a comme ressource que la raison  dont la voix est faible et les institutions internationales, qui ne sont pas très fortes. La  psychologie des masses a, cependant, des ressorts plus cachés que le meurtre du père de la  religion. Les guerres de religion masquent des différences dans le mode de jouissance ; c’est ce  qui cristallise une hostilité qui est le véritable opérateur de la ségrégation. 

Lacan insistera sur le trait différentiel au fondement du racisme, qui n’est pas la négation de  l’Autre, qu’un humanisme mondialisé croit pouvoir surmonter par l’éducation, mais  l’intolérance d’un mode de jouissance. On est plus près de la paranoïa et du stade du miroir que  du complexe d’Œdipe. 

13Ibid., p.91. 

14 Milner J.-C., « Le juif de savoir », Paris, Grasset, 2006, p.135. 

15 Lacan J., « Kant avec Sade », « Écrits », Éd. du Seuil, Paris, 1966, p.782. 

16 Freud S., « Pourquoi la guerre ? », « Résultats, idées, problèmes », Paris, PUF, 1985, Tome II, p.203-215.

Il y a le continent noir de la jouissance que l’expérience analytique met en évidence et auquel  le sujet est attaché ; il en est de même dans le lien social. On conviendra que ce ne sont pas ces  thèses qui font le succès de la psychanalyse. « La société, dit Freud, n’aime pas qu’on attire  son attention sur cette portion scabreuse de sa fondation. 17 » Freud ne s’étonne pas d’être traité  en paria. Que la psychanalyse suscite doute, haine et scepticisme est de structure. « En réalité,  il n’est rien dans la structure de l’homme qui le prédispose à s’occuper de psychanalyse 18».  Cela reste vrai à plus forte raison en 1933. La suspicion que la psychanalyse introduit dans la  croyance au progrès moral de l’humanité est pourtant prémonitoire quand on connaît la suite  des événements. On dira aujourd’hui que les motifs de rejet hypocrites des années trente sont  obsolètes, dans la civilisation occidentale, du moins la seule que Freud ait en vue. Pourtant, on  peut se demander où en est aujourd’hui l’intégration de Freud dans la culture ?  

Lacan rappelle à ce sujet que la malédiction sur le sexe n’a pas pour origine la répression  sexuelle. C’est le contraire : « l’impasse sexuelle entre l’homme et la femme, quels que soient  les aspects culturels qu’elle revêt, traduit l’impossibilité du rapport sexuel comme  complémentarité de l’un et de l’autre. Il y a un refoulement originaire qui lui-même engendre  l’imaginaire d’un grand castrateur 19»

« La psychanalyse a été inventée pour répondre à un malaise dans la civilisation, un malaise  du sujet plongé dans une civilisation que l’on pourrait ainsi énoncer : pour faire exister le  rapport sexuel, il faut réfréner, inhiber, refouler la jouissance 20» précise J-A. Miller. 

3) Qu’en est-il aujourd’hui ?  

L’époque post-moderne semble au contraire échapper aux effets du refoulement. On la  caractérise par l’effondrement des interdits, des idéaux, des rôles sociaux, l’éclatement de la  famille 21. Gilles Lipovetsky, dans les années quatre-vingts, décrit la culture post-moderne par  le souci de soi, l’hédonisme, le culte narcissique et la permissivité. L’érosion du symbolique  achève de délégitimer le père : il brouille la différence des sexes, le surmoi s’effondre. De ce  point de vue le programme de la psychanalyse paraît accompli dans le monde (une partie du  monde). Elle apparaît partout au degré de déformation près, dans le libéralisme sexuel, dans la  tolérance pour les déviations, dans la religion de l’écoute, dans l’injonction à dire, comme disait  Michel Foucault, comme si l’écoute compassionnelle et l’amour du prochain venaient tout droit  de l’humanisme freudien. 

Le sexuel n’étant plus sujet d’opprobre, le secret de l’inconscient est devenu secret de  Polichinelle. Pourtant cela n’empêche pas une autre pathologie de la jouissance. Les symptômes  cliniques mettent à nu le malaise de la jouissance même. Ce n’est pas le refoulement, c’est pire.  Ils témoignent de l’errance d’un sujet déboussolé par l’absence de normes sexuelles, des formes  modernes de la psychose. On voit les jeunes sans repères, sans limites, face au débordement de  

17 Freud S., « Une difficulté de la psychanalyse », « Essais de psychanalyse appliquée », Paris, Gallimard. 18 Freud S., « Binswanger Ludwig, Lettre du 28 mai 1911 », Correspondance : 1908-1938, Paris, Calmann-Lévy,  1995, p.134. 

19 Lacan J., « Télévision », « Autres écrits », Paris, Le Seuil, 2001, p.514. 

20 Miller, J.-A., « Une fantaisie », Mental n° 15, Paris, NLS, février 2005, p. 12-13 

21 Lipovetsky, G., « L’Ère du vide », Paris, Gallimard, Folio, 1989.

la pulsion. Lacan, dans Télévision, notait l’affect dépressif caractérisant l’hédonisme des jeunes,  voués à l’ennui et à la morosité.  

Mais ce n’est pas cela la névrose freudienne. Que reste-t-il alors de la psychanalyse si Freud en  quelque sorte a gagné ? C’est ainsi que Jacques-Alain Miller22 a pu souligner les analogies entre  le discours de la civilisation post-moderne et le discours de l’analyste dans une relation non  antagoniste, de telle sorte que l’un ne soit plus l’envers de l’autre. La montée au zénith de  l’objet a de Lacan, ce plus-de-jouir 23 serait comme le programme accompli du dévoilement  de la pulsion et comme le résultat de la levée des semblants. Les signifiants-maîtres seraient  alors déplacés sur des mots d’ordre, qui intéressent les idéaux thérapeutiques en faveur du bien 

être et non pas les idéaux de papa, « à notre époque, les signifiants maîtres, qui sont bien  souvent incertains, se trouvent volontiers relayés par des personnalités charismatiques, dont  les pratiques variées promettent, au sujet contemporain, l¹accueil de son désarroi  symptomatique 24» souligne Dominique Laurent.  

Le freudisme, dans cette perspective, est ravalé au rang d’une banale psychothérapie. On lui  demande encore de figurer dans les idéologies destinées à « donner du sens » au réel, un  maquillage qui sert de défense à l’angoisse, que suscite justement le discours analytique  concernant le vide de l’objet de jouissance. Cette manie contemporaine de donner du sens et  qui veut enrôler la psychanalyse dans une herméneutique, se heurte pourtant à l’objectif qui  vise un réel pulsionnel résistant justement à la traduction. La religion, comme suppléance au  réel et à l’empire du vide, que la science moderne promeut a encore de l’avenir, précisait tout  récemment J-A. Miller.  

En août 2004, dans une conférence au IVème Congrès de l’AMP au Brésil, J-A. Miller parle de  morale civilisée, fin de la seconde moitié du XIXe siècle, qui fut si cruelle. La boussole de la  civilisation d’aujourd’hui serait-elle l’objet a ? Le discours hypermoderne de la civilisation  serait-il dominé par « la montée au zénith social de l’objet a 25» ? Le consumérisme en  témoigne, « la pluie d’objet » ? Dénomination discutable, remarque J-A. Miller, puisqu’il s’agit  de nommer un « objet corrélatif d’un sujet 26». C’est une désignation qui n’a pas paru à Lacan  totalement satisfaisante. Objet, qui s’impose au sujet pour franchir les inhibitions. Le plus-de jouir est monté à la place dominante.  

Les récentes Journées de l’ECF : « Je suis ce que je dis ». Cette formule témoigne d’un déni contemporain de l’inconscient, déjà présent ces dernières années dans les choix des politiques  de Santé publique et qui n’ont rencontré que peu de protestations en dehors du champ des  analystes. La dimension du sujet - la parole vive - sont devenues des variables encombrantes  dans la gestion des populations, au profit d’un moi désormais maître dans sa maison, armé de  son coach et de tous les objets produits pour son bien-être, sa résilience, son self-care et son  

22 Miller, J.-A., « Une fantaisie », Mental n° 15, Paris, NLS, février 2005, p. 12-13. 

23 Lacan J., « Radiophonie », « Autres écrits », op. cit., p.414. 

24 Laurent D., « Nommer le symptôme » Ornicar ? Digital N° 244 - Vendredi 20 juin 2003. 25 Miller, J.-A., « Une fantaisie », Mental n°15, Paris, NLS, février 2005, p.11. 

26 Ibid., p.11.

bonheur. Tentative d’allure progressiste, qui consiste à mettre la psychanalyse au pas du progrès  des neurosciences.  

Aucun ouvrage ne m'a donné comme celui-ci l'impression aussi vive de dire ce que tout le  monde sait, et d'user de papier et d'encre et, par suite, de mobiliser typographes et imprimeurs  pour raconter des choses qui, à proprement parler, vont de soi. Aussi serais-je très heureux, et  soulignerais-je volontiers le fait, s'il apparaissait que ces lignes dussent pourtant apporter  quelque changement à la théorie psychanalytique des instincts en établissant l'existence d'un  instinct agressif, spécial et autonome27

Au début, alors que j'étais plongé dans la plus complète perplexité, la proposition du  poète philosophe Schiller énonçant que la faim et l'amour règlent le fonctionnement des  rouages de ce monde me fournit un premier point d'appui. 

C'est ainsi que s'établit l'opposition, d'une part, entre les instincts de conservation du  Moi et, d'autre part, les instincts libidinaux dirigés vers l'objet, ou pulsions d'amour au  sens le plus large. L'une de ces pulsions objectales, la pulsion sadique, se mit en  évidence par plusieurs traits saillants, de telle sorte que son but n'était nullement dicté  par un amour imbu de tendresse ; qu'en outre, à beaucoup d'égards, elle se rattachait  visiblement aux pulsions du Moi. Freud introduit le terme de libido.  

La névrose apparaissait comme l'issue d'un combat entre l'intérêt voué à la conservation  de soi-même et les exigences de la libido, combat dont le Moi sortait victorieux, mais  au prix de vives souffrances et de renoncements. 

À ce moment, l'introduction du concept du narcissisme devint décisive, ce terme  s'appliquant à la découverte du fait que le « Moi » lui aussi est investi de libido, en serait  même le lieu d'origine et dans une certaine mesure en demeurerait le quartier général.  Cette libido narcissique peut se tourner vers les objets, passer ainsi à l'état de libido  objectale, mais se retransformer ensuite en libido narcissique. Le concept du narcissisme  rendit possible la conception analytique de la névrose traumatique, ainsi que de nombre  d'affections voisines des psychoses ; il permit même de saisir psychanalytiquement ces  dernières. 

La confusion complète entre libido et énergie instinctive en général devenait inévitable,  comme auparavant G.-G. Jung l'avait déjà prétendu. Cela n'était pourtant pas satisfaisant  ; on gardait malgré tout une arrière-pensée, comme si subsistait la certitude (sans qu'il  fût possible encore d'en donner une raison) que les instincts pouvaient ne pas être tous  de même nature. Le pas suivant, je le fis dans Au-delà du principe de plaisir (1920)28,  alors que l'automatisme de répétition et le caractère conservateur de la vie instinctive  m'eurent frappé pour la première fois. « Parti de certaines spéculations sur l'origine de  la vie et certains parallèles biologiques, j'en tirai la conclusion qu'à côté de l'instinct  qui tend à conserver la substance vivante et à l'agréger en unités toujours plus  

27 Freud S., « Malaise dans la civilisation », Vienne 1929, PUF, 1992, p.15. 

28 Freud S., « Essais de psychanalyse », op.cit. (N.d.T.)

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grandes29, il devait en exister un autre qui lui fût opposé, tendant à dissoudre ces unités  et à les ramener à leur état le plus primitif, c'est-à-dire à l'état anorganique. » L'hypothèse de l'instinct de mort ou de destruction a rencontré de la résistance même au  sein des milieux psychanalytiques. Je sais combien est répandue la tendance à attribuer  de préférence tout ce qu'on découvre de dangereux et de haineux dans l'amour à une  bipolarité originelle qui serait propre à sa nature. Au début, je n'avais défendu qu'à titre  d'essai les conceptions ici développées ; mais, avec le temps, elles se sont imposées à  moi avec une telle force que je ne puis plus penser autrement. Je veux dire que, du point  de vue théorique, elles sont incomparablement plus fructueuses que n'importe quelles  autres ; elles apportent, sans négliger ni forcer les faits, cette simplification vers laquelle  nous tendons dans notre travail scientifique. 

Je me rappelle ma propre résistance à la conception d'un instinct de destruction quand  elle se fit jour dans la littérature psychanalytique et combien j'y restai inaccessible. Le  fait que d'autres aient manifesté cette même répugnance, et la manifestent encore, me  surprend moins. Il est vrai que ceux qui préfèrent les contes de fées font la sourde oreille  quand on leur parle de la tendance native de l'homme à la « méchanceté ». à l'agression,  à la destruction, et donc aussi à la cruauté. Dieu n'a-t-il pas fait l'homme à l'image de sa  propre perfection ? Et nous n'aimons pas qu'on nous rappelle combien il est difficile de  concilier - en dépit des affirmations solennelles de la Science chrétienne - l'indéniable  existence du mal avec la toute-puissance et la souveraine bonté divines. 

L'agressivité constitue une disposition instinctive primitive et autonome de l'être  humain, et je reviendrai sur ce fait que la civilisation y trouve son entrave la plus  redoutable. 

Cette pulsion agressive est la descendante et la représentation principale de l'instinct de  mort que nous avons trouvé à l'œuvre à côté de l'Éros et qui se partage avec lui la  domination du monde. 

Un autre problème nous touche de plus près : à quels moyens recourt la civilisation pour  inhiber l'agression, pour rendre inoffensif cet adversaire et peut-être l'éliminer ? Nous  avons déjà repéré quelques-unes de ces méthodes mais nous ne connaissons pas encore  la plus importante apparemment. 

L'agression est introjectée, intériorisée, mais aussi, à vrai dire, renvoyée au point même  d'où elle était partie : en d'autres termes, retournée contre le propre Moi. Là, elle sera  reprise par une partie de ce Moi, laquelle, en tant que Surmoi, se mettra en opposition avec l'autre partie. Alors, en qualité de « conscience morale », elle manifestera à l'égard  du Moi la même agressivité rigoureuse que le Moi eût aimé satisfaire contre des  individus étrangers. 

Tout d'abord, renoncement à la pulsion, consécutif à l'angoisse devant l'agression de  l'autorité extérieure -angoisse qui repose au fond sur la peur de perdre l'amour, car  l'amour protège contre cette agression que constitue la punition ; ensuite, instauration  

29 Remarquons à ce propos combien l'inlassable tendance expansive de l'Eros s'oppose à la nature générale si  conservatrice des instincts. Cette opposition est frappante et peut nous conduire à poser de nouveaux problèmes.

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de l'autorité intérieure, renoncement consécutif à l'angoisse devant cette dernière,  angoisse morale. Dans le second cas, équation de la mauvaise action et de la mauvaise  intention, d'où sentiment de culpabilité et besoin de punition. L'agression par la  conscience perpétue l'agression par l'autorité. Jusqu'ici la clarté obtenue est réelle, mais  comment faire rentrer dans ce tableau le renforcement de la conscience morale par le  malheur (ce renoncement imposé du dehors), ou la rigueur si extraordinaire de celle-ci  chez l'être le meilleur et le plus docile ? 

La conscience est la conséquence du renoncement aux pulsions. Ou bien ce dernier, à  nous imposé du dehors, engendre la conscience, laquelle exige alors de nouveaux  renoncements. 

Nous ne pouvons pas abandonner notre conception de l'origine du sentiment de  culpabilité, issu du complexe d'Œdipe et acquis lors du meurtre du père par les frères  ligués contre lui. L'agression ne fut pas alors réprimée, mais bel et bien réalisée - cette  même agression dont la répression chez l'enfant doit être la source du sentiment de faute.  Un lecteur irrité s'écria : « Alors il est tout à fait indifférent d'assassiner son père ou  non ; de toute façon on « attrapera » un sentiment de culpabilité ! On peut se permettre  d'en douter quelque peu. Ou il est faux que ce sentiment résulte de l'agression réprimée,  ou toute cette histoire de meurtre du père est un roman, et les fils des hommes primitifs  n'ont pas plus souvent assassiné leurs pères que les fils actuels n'ont coutume de le faire.  Du reste, si ce n'est pas un roman, mais un fait historique plausible, nous aurions alors  un cas où serait arrivé ce à quoi tout le monde s'attend, c'est-à-dire où l'on se sent  coupable parce qu'on a réellement commis une chose dont on ne peut se justifier. Et  pour ce cas-là, qui se produit d'ailleurs tous les jours, la psychanalyse nous doit encore  une explication. »  

Vous nous introduisez dans la vie ;  

Vous infligez au malheureux la culpabilité 

Puis vous l'abandonnez à la peine, 

Car toute faute s'expie ici-bas 30

Goethe  

1) « Notre intention était bien de présenter le sentiment de culpabilité comme le  problème capital du développement de la civilisation », et de faire voir en outre  pourquoi le progrès de celle-ci doit être payé par une perte de bonheur due au  renforcement de ce sentiment 31

30 Goethe, « Les chants du joueur de harpe », dans Wilhelm Meister. 

31 Shakespeare W.,« Monologue de Hamlet », « C'est ainsi que la conscience fait de nous tous des lâches », ,  Le fait de cacher aux jeunes le rôle que la sexualité jouera dans leur vie n'est point la seule faute imputable à  l'éducation d'aujourd'hui. Car elle pèche aussi en ne les préparant pas à l'agressivité dont ils sont destinés à être  l'objet. En laissant aller la jeunesse au-devant de la vie avec une orientation psychologique aussi fausse, l'éducation  ne se comporte pas autrement que si l'on s'avisait d'équiper des gens pour une expédition polaire avec des  vêtements d'été et des cartes des lacs italiens. En quoi il s'avère qu'elle abuse des prescriptions éthiques. Leur  sévérité serait moins funeste si l'éducation disait : « C'est ainsi que les hommes devraient être pour trouver le  bonheur et rendre heureux les autres ; mais il faut prévoir qu'ils ne sont pas ainsi. Au lieu de cela, on laisse croire  à l'adolescent que tous les autres hommes obéissent à ces prescriptions, qu'ils sont donc tous vertueux. Et si on le  lui laisse croire, c'est pour justifier cette exigence qu'il le devienne aussi. »

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2) Le sentiment de culpabilité n'est au fond rien d'autre qu'une variante topique de  l'angoisse, et dans ses phases ultérieures il est absolument identique à l'angoisse devant  le Surmoi. 

3) Les religions n'ont jamais méconnu son rôle dans la civilisation. Elles lui donnent le  nom de péché, et prétendent même, ce que je n'ai pas assez fait ressortir ailleurs 32, en  délivrer l'humanité. De la façon dont le christianisme obtient cette rédemption, par le  sacrifice de la vie d'un seul, assumant ainsi la faute de tous, nous avons pu déduire à  quelle occasion première a été acquis ce sentiment de péché originel, avec lequel débuta  la civilisation 33. Il ne sera pas superflu, quoique peut-être sans grande importance, de  préciser la signification de certains termes tels que : surmoi, conscience morale,  sentiment de culpabilité, besoin de punition, remords, termes dont nous nous serions  servis avec trop de négligence en les employant l'un pour l'autre. Tous se rapportent à  la même situation, mais s'appliquent à des aspects différents de celle-ci. 

Chapitre V  

Scansion : À quoi cela sert-serre-t-il ?  

La question du sort de l'espèce humaine me semble se poser ainsi : le progrès de la  civilisation saura-t-il, et dans quelle mesure, dominer les perturbations apportées à la  vie en commun par les pulsions humaines d'agression et d'autodestruction ? À ce point  de vue, l'époque actuelle mérite peut-être une attention toute particulière. Les hommes  d'aujourd'hui ont poussé si loin la maîtrise des forces de la nature qu'avec leur aide il  leur est devenu facile de s'exterminer mutuellement jusqu'au dernier. Ils le savent bien,  et c'est ce qui explique une bonne part de leur agitation présente, de leur malheur et de  leur angoisse. Et maintenant, il y a lieu d'attendre que l'autre des deux « puissances  célestes », l'Éros éternel, tente un effort afin de s'affirmer dans la lutte qu'il mène contre  son adversaire non moins immortel. 

Je retiens « la prime à la pulsion de vie pour éviter, progrès technique aidant, que l'humanité  sous l'effet de la pulsion d'agression, ne finisse par s'autodétruire... » de Georges Benfredj. Est ce un plus ou plutôt un moins de jouissance passé au signifiant…des lichettes disait Lacan.  

32 Freud S. « L’avenir d’une illusion ». 

33 Freud S. « Totem et tabou », 1912.

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Intervenants

Interventions

 ACF-VD
Jean-Claude Affre
Dr Marie  Allione
Claude Allione
Bernard Baas
Dr Arielle Bourrely
Professeur Claude-Guy Bruère-Dawson
Lionel Buonomo
Pr Jean-Daniel Causse
Philosophe Jean-Louis Cianni
Jomy Cuadrado
Dr Marie-José Del Volgo
Guilhem  Dezeuze
Dr Jean-louis Doucet
Laurent Dumoulin
Dr Jean-Richard Freymann
Eva-Marie  Golder
Professeur Roland Gori
Jean-Paul Guillemoles
Bernard Guiter
Rhadija  Lamrani Tissot
Dr Patrick  Landman
Dr Michel Leca
Gérard Mallassagne
Dr Augustin  Ménard
Professeur Michel  Miaille
Dr François  Morel
Daniel Nigoul
René  Odde
Aloïse Philippe
Professeur Gérard  Pommier
Professeur Jean-Louis Pujol
Dr Jean Reboul
Dr Marie-Laure Roman
Franck Saintrapt
Professeur Bernard Salignon
Rajaa Stitou
Dr Bernard Vandermersch
Dr Marcel Ventura