Paroles singulières en Méditerranée

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PAROLES SINGULIÈRES EN MEDITERRANEE

21 05 2022 B Vandermersch, Paranoïas et schizophrénies: variétés d'une même structure ?

PARANOÏAS ET SCHIZOPHRÉNIES : VARIÉTÉS D'UNE MÊME STRUCTURE PSYCHOTIQUE? 

INTRODUCTION

Comment donc faire le départ entre pôle schizophrénique et pôle paranoïaque des psychoses. Je choisis le terme de pôle car il est prématuré en début d’exposé de trancher pour l’existence d’une séparation nette entre deux maladies, dans la mesure aussi où cliniquement nous trouvons de multiples formes cliniques aujourd’hui oubliées. Je maintiens également l’intérêt de garder les termes de psychoses et de paranoïas plutôt que d’opposer comme le fait le DSM schizophrénie et troubles délirants. En effet la schizophrénie se manifeste le plus souvent par un délire et le terme de paranoïa : para qui en grec signifie aussi bien à cause de, à côté de, en dehors de, avec noïa pour la pensée. Donc « penser à côté » mais aussi « à cause de la pensée ». Et puis pourquoi ne pas entendre ce para comme ce qu’il dit en français « protection contre » comme parapluie (contre la pluie), parasol, paratonnerre etc : paranoïa : protection contre la pensée.

Histoire des termes

Paranoïa (Kraepelin 1899) me semble donc intéressant à garder, car il montre l’importance extrême de la pensée, du savoir, dans ce délire qui idéalement peut se dispenser de toute hallucination ou de tout autre automatisme mental et être purement passionnel ou interprétatif. Délire de Sérieux et Capgras, érotomanie, délire de jalousie, délire des inventeurs mais toujours de persécution avec une mégalomanie plus ou moins patente.

Le terme Schizophrénie (Bleuler 1911) a survécu. Il émerge encore de « la mer des Troubles » du DSM. C’est étrange car, dans notre monde euphémistique,  « esprit fendu », ça pourrait passer pour « stigmatisant ». Il est vrai que cette création de Bleuler a supplanté le terme de Démence précoce (Dementia precox de Kraepelin) qui est encore plus violent et d’ailleurs erroné. Sans doute l’effort pour faire des maladies mentales des maladies du cerveau a-t-il eu comme effet heureux qu’un schizophrène se sache malade de la schizophrénie et se présente au médecin comme atteint de cette maladie. Aujourd’hui avec le devoir d’informer les patients je reçois des plaintes de patients à qui je n’ai pas dit « vous êtes schizophrène ». A l’époque c’eût été sauvage.

Rappelons quand même que la classification française est ou plutôt était plus compliquée :

A) Sans évolution déficitaire :
1) Paranoïa (psychoses délirantes systématisées avec deux groupes : les délires passionnels et les délires interprétatifs ; 
2) Psychoses hallucinatoires chroniques,
3) Psychoses fantastiques,

B) Avec évolution déficitaire :      les schizophrénies       

 Remarquablement, malgré l’appauvrissement considérable de sa clinique des psychoses, le DSM continue à distinguer Schizophrénie de Trouble délirant (Paranoïa a disparu). La persistance d’une certaine vraisemblance et d’une cohérence maintenue dans un cas, perdue dans l’autre, a rendu nécessaire le maintien  de cette distinction, parfois incertaine et mouvante dans la clinique.

 

CLINIQUE

Cliniquement la distinction des deux pôles typiques n’est pas difficile. 

D’une part les trois grands types de schizophrénies : 

la forme paranoïde
, la plus fréquente avec son début insidieux ou au contraire subit par une bouffée délirante. Un délire bizarre, difficile à suivre, avec des thèmes symboliques, mythiques, des troubles du cours de la pensée : barrages, coq à l’âne, des hallucinations essentiellement des voix étrangères mais aussi des visions, un automatisme mental avec des phénomènes de prise de contrôle de la pensée par une instance plus ou moins définie, d’échos de la pensée, de devinement de la pensée, discordance apparente entre ce qu’il dit et l’expression des sentiments qui accompagne ses paroles. Un phénomène décrit par Abely est le signe du miroir. Le patient reste devant le miroir comme s’il ne se reconnaissait pas.

la forme hébéphrénique
(Hecker 1860) est plus sévère et d’évolution rapide : le sujet s’enfonce dans une apathie progressive, un comportement capricieux et puéril, un retrait du monde.

La forme hébéphréno-catatonique
(Kahlbaum 1874) y ajoute une atteinte de la psychomotricité. Stupeur, négativisme : opposition à tout mouvement imposé avec le maintien de positions raides et normalement pénibles ou au contraire « flexibilité cireuse », humeur imprévisible et déchaînements clastiques imprévisibles.

 

Ces symptômes manifestent une altération du moi, c’est-à-dire de cette unité imaginaire qu’on est supposé avoir, qu’elle soit bonne ou mauvaise. 

Cette altération du moi n’a rien à voir avec la plainte contemporaine : « J’ai une mauvaise image de moi, je manque d’estime de moi, je n’ai pas confiance en moi ». Cette dernière repose sur une certitude : j’ai un moi et une image de moi.

Il n’en va pas de même dans la schizophrénie. Ecoutons Gilles :

Gilles est un patient cité par Danièle Brillaud dans son dernier livre Classification lacanienne des psychoses:

Sur les raisons de son hospitalisation il dit d’emblée :

« Je sais pas… j’essaie de retrouver un peu mon image. » Et pour cela « j’essaie de penser, mais j’y arrive pas… »

Vous ne comprenez pas pourquoi vous êtes à l’hôpital, finalement, c’est ça ?
Oui, c’est ça,
Vous pensez que c’est lié à quoi ?
La vie fictive, fictive… c’est de ne pas savoir où l’on est… où on va. Il y a des gens qui peuvent le cerner, mais c’est dur quoi, la limite
C’est quoi la limite ?
La limite, ben… c’est un temps… la limite, ça veut dire que c’est fortuit, c’est… vous lisez un livre, il y a des limites.
Et comment vous vous situez, vous, par rapport à cette limite ?
Mal, bien mal,
C’est-à-dire, pouvez-vous nous expliquer ?
Non,
Ça représente quoi, pour vous, une limite ?
Ça représente des antécédents.
Hum… C’est-à-dire ?
Les vies passées, qu’est-ce que vous voulez faire, ça représente… Ben oui, j’ai envie de me guérir, j’ai envie de faire quelque chose et c’est ça qui joue vraiment sur mon système nerveux… Ça agit… pas comme faire pipi… mais pareil. »

 

Gilles est donc un schizophrène. Il nous dit des choses fortes :
1. qu’il a perdu son image et qu’il cherche à la retrouver par une autre voie que la voie imaginaire, par la voie de la pensée (ce qui semble bien difficile). Si nous faisons l’hypothèse que ce qu’il appelle « j’essaie de penser » est bien de l’ordre de penser avec des phrases, des mots, on constate une dissociation entre le registre des mots et celui qui permet de se saisir comme image. 
2. que sa vie est fictive, c’est-à-dire relève de la fiction, ce qui est une vérité à laquelle peu de névrosés, enfermés dans la fiction quasi imperméable de leur fantasme, accèdent. Mais s’il y accède c’est qu’il est privé de cette « méconnaissance » normale du caractère fictif de notre réalité. Pour accéder à cela il faut des conditions spéciales qui suscitent une certaine dépersonnalisation : dépaysement, traumatisme grave etc.
3. Que sa vie est fictive se traduit par « ne pas savoir où l’on est ni où l’on va par défaut d’une limite ». Autrement dit que l’orientation spatiale repose sur l’existence d’une limite, mais laquelle ?
4. La limite en question est un temps. Ce qui fait coupure dans l’espace relève du temps au sens ou les actes qui ont tranché dans notre vie se sont inscrits dans le temps : « si vous lisez un livre, il y a des limites ». Il y a en effet un début et une fin. L’histoire se conclut dans le temps surtout pour l’auteur mais aussi pour le lecteur.
5. Mais pour Gilles, ce temps est fortuit (i.e. livré au hasard donc sans cause). C’est pourquoi il se situe bien mal par rapport à cette limite du temps. A défaut qu’on puisse interpréter les évènements par un système déjà prêt pour ça, tout ce qui advient relève du hasard. 
Ce système prêt « à fictionner » la vie, c’est ce que nous appellerons notre fantasme fondamental. Il est propre à chacun mais en général il est régi par un certain bon sens : c’est-à-dire qu’on reconnaît dans ce qui nous arrive une part de hasard même si on est tenté de mettre du sens à tout.  
6. Cette limite – qui n’aurait pas été tracée donc chez Gilles – « représente des antécédents, les vies passées ». Nous ne savons pas de quels antécédents parle Gilles, personnels ou éventuellement familiaux. « Les vies passées », c’est peut-être déjà une interprétation par la métempsychose. Ce qu’on voit c’est qu’en l’absence d’un système déjà là pour offrir une cause, c’est le lien antécédent- successeur qui supplée à la causalité
7.  Enfin, coupant à cette recherche d’un fil logique, Gilles explique que son envie de guérir est assez semblable à une envie de pisser. Cela suggère que le mot envie passe d’un registre imaginaire à un registre quasi-réel. Le mot devient réel. Ce n’est pas une métaphore, c’est un constat. Réel, imaginaire et symbolique sont devenus indissociables : « Ben oui, j’ai envie de me guérir, j’ai envie de faire quelque chose et c’est ça qui joue vraiment sur mon système nerveux… Ça agit… pas comme faire pipi… mais pareil. »

 

En revanche, les délires de la paranoïa sont classiquement très compréhensibles et le plus souvent vraisemblables. Ils ne surviennent pas forcément sur un caractère paranoïaque : méfiant, orgueilleux, égocentrique etc, tous les défauts du moi. Ils donnent en tout cas l’impression d’avoir un moi fort, sinon chatouilleux. Voici la lettre d’un paranoïaque au Procureur de la République qui pourra, je pense, aider à voir les différences avec Gilles. 

 Monsieur le Procureur de la République,

Compte tenu du fait de l’occultation qui m’a été soumise quant à mon identité réelle, je me vois dans l’obligation et en toute légitimité de me constituer partie civile auprès de vôtre (sic) institution.
Afin d’attester la véracité de ma plainte à l’encontre de M. V* A. (son père), je souhaite que celui-ci et moi-même soyons soumis à un examen génétique. (Vérité 🡪 Preuve) 
Il apparaît que toute cette machination gravissime n’ait eu d’autres objectifs que de me priver de prérogatives conséquentes. (Point d’exception)
Plus grave encore, constitue le fait que ces agissements ont été prémédités dans le but d’apporter un soutien notoire à des mouvements fascistes. (Point de référence)
Je demande à ce qu’une enquête soit ouverte afin que dignité me soit rendue(réparer une humiliation). 
De plus, je décline toute responsabilité concernant d’éventuels manquements qui m’incomberaient, n’ayant pris connaissance et ne possédant aucun document m’octroyant un statut particulier. (Irresponsabilité)
Dans l’attente d’une réponse et procédure de vôtre (id.) part, je vous prie d’agréer, Monsieur le Procureur, mes respects les plus sincères.

 

Ce qui est clair c’est que c’est la question de son identité qui tourmente Mr V. et non  son image de soi. Celle-ci ne semble pas altérée à ses propres yeux. En revanche il détient la vérité mais il dénonce les conditions qui lui sont faites et qui entachent sa dignité. Son discours est immédiatement intelligible et bien construit (compte tenu de son niveau scolaire). A la différence de Gilles qui ne sait pas se situer par rapport à une chaîne de causalité, Mr V. donne l’impression de très bien savoir où il est et où il va, sauf que sa place dans la société lui serait contestée et qu’on lui aurait occulté sa véritable filiation. On ne sait pas ce qui l’a amené au refus de reconnaître la paternité de son père. Ce qu’on constate chez le paranoïaque c’est que s’il est confronté à une impasse, si un maillon semble manquer dans la chaîne des évènements, pas possible que ce soit le hasard. Dans le cas de Mr V., c’est du fait de « l’occultation qui m’a été soumise quant à mon identité réelle ». La preuve existe mais on me la cache, on me la dérobe ou encore je ne peux la faire valoir.

Pour Mr V. c’est l’impossibilité pour lui de se reconnaître fils de Mr V. son père qui bien sûr produit cette paranoïa. Elle relève de ce mécanisme que Lacan a isolé sous le terme de forclusion du Nom-du-Père. Incidemment, si le discours schizophrénique pouvait partager avec la science l’abandon du principe de causalité, c’est plutôt au discours juridique que le discours paranoïaque s’apparente. Pour Mr V. il n’y a pas de hasard, tout a une raison, sinon une cause, un coupable qui ne saurait être lui-même. Si la raison est introuvable c’est qu’on la dissimule. Et c’est pourquoi on peut parler de forclusion de la cause. Car ce n’est pas la cause en fait que cherche Mr V. Il la connaît. Ce qu’il veut c’est une preuve et pour lui, cette preuve existe. Ce qu’il cherche dans la biologie c’est l’écriture des gènes qui fait preuve. Impossible pour lui de se mettre en cause dans son tourment. Incidemment il méconnaît qu’un père n’est pas forcément un géniteur (ce en quoi il est en accord avec cette époque). 

La notion de cause a une origine juridique : qui est responsable ? Un sujet est ce qui peut être mis en cause, qui peut se tenir pour responsable et, pour la psychanalyse, aussi de son inconscient. Il faut donc que quelque chose réponde pour lui : c’est la fonction de l’objet dit par Lacan a, cause du désir.

Les délires schizophréniques restituent une sorte de cause mais de façon assez diffuse, parfois fantastique, parfois réduite à un système, parfois complètement dépersonnalisée. On voit ici la grande différence avec la paranoïa où la cause se confond avec la malveillance d’un persécuteur qui a toujours figure humaine.

 

CE QUE PARLER VEUT DIRE

« Répétez après moi :
« Je jure de parler sans haine et sans crainte, de dire toute la vérité, rien que la vérité » »

« Monsieur le Président, je dis toujours la vérité, pas toute, car toute, on ne peut pas la dire ; les mots y manquent ».

Ce que je ne peux pas dire en effet, c’est ce pourquoi je parle. La cause de ce qui me fait dire toujours la vérité – même quand je mens – je ne peux pas la dire, car la cause, la chose, qui me fait parler, c’est de l’ordre de la jouissance et non des mots. C’est plus précisément un objet mis en place de cause. L’objet a, cause de mon énonciation. Pour remplir cette fonction, il y a des objets tout prêts  dont l’origine est à chercher dans les objets de la pulsion : le sein sevré, l’excrément maintenant caché, le regard, la voix. Ce sont ces objets quand j’ai accepté de m’en détacher qui sont devenus dans mon fantasme inconscient la cause de mon désir. Ce sont ces objets rejetés de la représentation qui tiennent lieu de l’être qui me manque. Je me fais être ces objets : « Je me fais sucer, je me fais chier, (ça peut être entendu métaphoriquement) je me fais regard, je me fais voix pour me faire entendre ».

Ces objets retranchés de mon narcissisme, de mon image, mis entre parenthèses i(a) se retrouvent dans le fantasme inconscient : ($ ◊ a)

$ c’est le sujet en tant qu’il n’est que représenté par un signifiant pour l’Autre. Ce n’est qu’une hypothèse, parfois vérifiée. Ce qui assure de son existence c’est que a, ce bout de jouissance, la cause de mon existence en répond. A condition de rester masqué. Le risque de son surgissement, c’est l’angoisse, d’y être confondu, c’est la honte. Le deuil est d’autant plus douloureux que je perds celui pour qui j’étais l’objet cause de son désir.

Les deux premiers objets, sein et fèces, sont plus spécialement branchés sur la demande, celle de l’enfant pour le sein (mais c’est une demande qui ne se satisfait pas de nourriture), celle de l’Autre (la mère et la société) pour l’objet anal : « Va faire sur le pot » : « Paie tes impôts ! ». Il y en a qui souffrent de phobie administrative. Ce sont plutôt des névrosés ; Ils confondent leur désir avec la demande de l’Autre et ce qu’ils désirent c’est qu’on leur demande.

Le regard et la voix sont plus immédiatement branchés sur le désir. On peut noter qu’ils sont spécialement concernés, et d’une façon persécutive, dans les psychoses. Les paranoïaques se plaignent d’être observés, épiés et les schizophrènes entendent des voix. Mais ces voix sont collées à des mots : elles disent quelque chose et ce n’est généralement pas  de bonnes choses.

 

RETOUR AU PROBLÈME

La question de départ de cet exposé était : Pourquoi, si la seule forclusion du Nom-du-Père rend compte de la psychose,  le moi semble-t-il préservé dans certaines psychoses (les paranoïas) alors qu’il peut être « perdu » selon les mots mêmes des patients dans les schizophrénies ? 

La première idée est que la schizophrénie relève d’une lésion du cerveau, et spécialement d’un trouble de la constitution du schéma corporel. Catherine Morin a évoqué la dernière fois les troubles du schéma corporel liés à une atteinte du cerveau droit. Cela donne des symptômes bizarres comme par exemple un homme qui attribue son bras paralysé à un étranger. C’est assez différent. 

Nous ne pouvons pas éliminer dans la genèse de la schizophrénie des atteintes précoces voire anté-natales. Mais d’une part elles sont hypothétiques et d’autre part ça ne nous dispense pas d’avoir à rendre compte des circonstances du déclenchement généralement après la puberté, et de la spécificité de ses troubles du langage. 

Pour avancer dans le départ entre schizophrénie et paranoïa, je m’occuperai d’abord des mots, de ce qui est dit, des énoncés.

Car l’être humain est un animal mais cet animal est le seul qui soit envahi par cette chose unique qu’est le langage humain. Le petit d’homme est le seul qui découpe dans le continuum de la parole des unités qui, sauf peut-être au tout début, ne se rapporte pas à des choses mais à d’autres unités. Un mot, nous enseigne la linguistique moderne, est une valeur purement négative : il est ce que ne sont pas les autres mots. D’autre part la signification qu’il produit dépend de son lien avec d’autres mots, ce que démontre le dictionnaire. Elle est ce que ne sont pas les autres significations. On sait que les langues diffèrent dans le découpage du monde en mots et spécialement pour les notions abstraites. Ex : Le français distingue clairement honte et pudeur, l’allemand dit Scham pour les deux.

 

TOPOLOGIE DU SIGNIFIANT 

NB Il est important de comprendre que la topologie est une géométrie en caoutchouc. Elle s’occupe de ce qui reste de la géométrie quand on ne s’occupe pas de mesures. Par exemple de ce qui fait qu’on ne parviendra jamais par des déformations élastiques, i.e. sans déchirures ni sutures, à transformer un ballon en chambre à air. Et donc qu’une sphère est un objet différent d’un tore (t-o-r-e).

Il y a donc une topologie du signifiant, à savoir que le langage humain est un espace structuré. La nature purement négative des unités signifiantes impose de concevoir le lieu de l’Autre, du langage comme un espace ouvert, i .e. ne contenant pas sa limite (cf le dictionnaire) et continu. Pour nous, « différent de lui-même » signifie qu’un signifiant défini de cette façon ne saurait être un objet de la réalité. 

Ensuite, deux dimensions suffisent pour inscrire l’espace du langage qui n’a que deux axes : synchronie et diachronie. Si l’inconscient est structuré comme un langage, on peut se servir de surfaces (R2) pour modéliser l’inconscient. 

Surtout c’est un espace qui souffre d’incomplétude i.e. il ne possède pas de preuve de sa consistance. C’est pourquoi se pose la question de la vérité. Il ne saurait y avoir de vrai sur le vrai, de garantie, interne au langage, de la vérité. En fin de compte celle-ci s’appuie sur la jouissance : c’est vrai parce que je le sens comme ça. Ce pourquoi la seule issue favorable d’une dispute conjugale est le lit. C’est vrai au moins pour ceux qui ont constitué un fantasme fondamental et s’en appuie. Sinon ça peut aller au meurtre.

Topologie du signifiant dans un espace régi par le fantasme

Le fantasme inconscient est un espace fait de langage autour d’un morceau de jouissance ($◊a).

Dans le fantasme névrotique écrit ($◊a), a est la cause du désir du sujet, donc de son existence, en tant qu’il est cédé et a été refoulé dans l’inconscient d’où il oriente les actes et les pensées du sujet. Le névrosé ne sait pas ce qui l’oriente dans sa vie et ça l’amène parfois à faire une psychanalyse pour se mettre au clair avec cet objet.

Ce qui est important est que cet objet est hétérogène au signifiant, d’une autre structure. L’espace qu’il occupe par son vide ne peut être rempli de sons ou de sens. C’est pourquoi le névrosé est protégé assez largement contre le fait d’être éjecté réellement de la condition humaine. 

Voici comment, avec Lacan, on peut se représenter l’espace du fantasme. 

L’idée est que dans l’inconscient névrotique, i.e. organisé par le fantasme, non seulement le signe linguistique (signifiant sur signifié) n’est qu’une pure différence des autres signes de la langue mais qu’il est identique à son contraire. Freud, qui avait noté que l’inconscient ignore la contradiction, pensait s’appuyer sur  « Le double sens des mots primitifs ». C’était une fausse piste. Mais ce double sens existe bien « normalement ». Par exemple si je dis à mon fils qui vient de faire une bêtise : « Ah ! C’est intelligent ! », normalement il devrait comprendre que je dis le contraire. On connaît le crime de lèse-majesté. Si vous dites « Le roi n’est pas un salaud » ça vous coûtera le même prix que de dire qu’il est un salaud. Il y a aussi cette idée que la reconnaissance de l’Ics commence par la négation. « Cette femme dans mon rêve, ce n’est pas ma mère… », donc c’est elle ! dit Freud. Ce n’est pas à faire systématiquement. Quand une unité de langage est un signifiant alors elle est non seulement équivoque mais aussi « oxymore », douce-amère.

C’est cette identité des opposés dans la sphère de nos unités signifiantes qui aboutit à ce que cet univers de surface devienne un plan projectif. La caractéristique d’une sphère c’est que si on la coupe on obtient deux morceaux de structure identique, deux disques.  

Or la caractéristique de ce plan projectif est que toute coupure produit deux termes hétérogènes : une bande de Möbius, qui garde la propriété initiale  et un disque. Je traduis : Toute énonciation produit un reste différent, inassimilable par l’Autre, un objet hétérogène à la parole. Dans cette structure, je ne peux être complètement deviné, manipulé par l’Autre, qu’il soit représenté par une force mystique ou par le voisin. D’autre part cette surface n’a qu’une face : on peut accéder d’un point à son strict opposé sans rencontrer aucune limite. Ce qui est refoulé de l’autre côté peut revenir de mon côté. Je peux assumer ce qui a été refoulé.

Il s’en déduit aussi qu’il y a dans ce tissu du fantasme au moins un signifiant d’exception, c’est l’au moins un point möbien, « en forme de bande de Möbius », qui transforme la sphère interprétée dans laquelle nous croyons nous mouvoir en plan projectif. Ce point d’exception, nous l’appelons le phallus, le signifiant qui ne renvoie qu’à lui-même et qui n’a donc pas de sens. Tous les sens se ramènent in fine à la simple et pure différence, mais le signifiant qui incarne cette pure différence, le phallus, lui, n’a pas de sens. C’est précisément ce non-sens qui manque dans la paranoïa. Dans son secteur tout peut faire sens. Dans l’inconscient névrotique l’objet a trouve à se loger dans cet espace de non-sens. C’est en entrouvrant son logement par l’équivoque que joue l’interprétation.  

Il est patent cliniquement que, dans les psychoses, ce n’est pas un effet heureux qui surgirait d’une telle intervention. Dans l’ouverture du jeu de mot de l’interprétation, ce sera encore une signification qui surgira dans la paranoïa, voire une signification délirante ou hallucinée. Si cette voix hallucinatoire, on l’appelle encore objet a, il faut bien admettre qu’à la différence de l’objet a du fantasme névrotique elle n’est pas comme lui hétérogène à la chaîne signifiante. Exemple rapporté par le Dr Dissez :

Une patiente antillaise de peau noire se plaint d’être persécutée par un certain Arnaud. 

– Vous comprenez Docteur ! 

– Euh, non, je ne vois pas. 

– C’est parce que vous ne connaissez pas le verlan, Docteur. En verlan Ar-no c’est No-ar ! 

Voilà le maillon manquant : c’est un mot qui fait preuve. Bien sûr c’est plutôt une rustine sur un trou qui menaçait de s’étendre. Le plan projectif, dans lequel toute coupure sépare deux éléments hétérogènes, ne semble donc pas convenir pour figurer la paranoïa.

Topologie du signifiant dans la paranoïa

Le paranoïaque, lui, est un esprit clair. Cette équivalence dans l’inconscient des énoncés de sens opposés, il n’en veut ou peut rien savoir. Tout ce qui est dit a un sens et en fait un sens vraiment vrai. Du moins en ce qui concerne son délire et d’ailleurs ce sens est unique : « c’est de moi qu’il s’agit, je suis le référent. » Il ne sait pas toujours ce que veulent dire ces signes, mais ce qui est sûr est qu’ils le concernent, concernent son être-moi.

La partie paranoïaque de son Autre est sans doute faite de signes qui ne sont que pures différences mais d’une part ils renvoient tous à lui, à son moi en place de point d’exception. Une paranoïa pure peut se comprendre comme le rejet d’accepter l’existence de ce point d’exception, le phallus, qui d’ailleurs est à l’origine d’un ordre social inégalitaire. Rejetant le point d’exception il se trouve glisser à son insu à cette place du référent qu’il vient de dégager, à la place du phallus. Cf l’évolution de Robespierre qui, de républicain sourcilleux finit par incarner à lui seul le peuple français avant de se faire guillotiner comme tyran.

Le problème est que l’éjection de ce point d’exception ouvre la structure, avec nécessité de la boucher. Mais la fermeture par une preuve univoque pleine de sens (comme Arnaud-Noar) transforme l’espace möbien à une face en un espace banal à deux faces. Il n’y a plus dès lors de retour du refoulé possible : ce qui est refoulé reste de l’autre côté. C’est l’autre qui a ce désir, ce sentiment. Pas possible que cela vienne de moi. Un inconscient à deux faces c’est comme un mur, un mur mitoyen…

Le signifiant dans la paranoïa est parfaitement correct, hypercorrect, purement saussurien, différent de tous les autres et de lui-même, mais il n’est pas identifié à son contraire. On pourrait dire que dans son fantasme ce qui fait fonction de cause du désir n’est pas un objet hétérogène au langage mais encore du langage. Cet idéal de purifier le langage de toute impureté a animé dans l’histoire des centaines de tentatives de faire une langue parfaite, sans équivoque.

Topologie du signifiant dans la schizophrénie

La schizophrénie serait  l’annulation de la propriété classique du signifiant d’être « différent de lui-même ». Dans la part schizophrénique du sujet le « signifiant est identique à lui-même ».  Rien n’empêche un signifiant devenu identique à lui-même d’être un objet normal, une chose, puisque c’est bien la propriété des choses d’être identiques à elles-mêmes. Une table ne saurait être identifiée à une « non-table », ce qui d’ailleurs n’a aucun sens.

Le schizophrène prend les mots pour des choses, nous dit Freud. Il n’y a plus alors dans ce champ  de distinction entre symbolique et réel, c’est-à-dire plus de tiers entre les deux, c’est-à-dire plus d’imaginaire. Ces trois registres sont non seulement en continuité mais semblent confondus ce qui rend le discours paranoïde difficile à suivre. La schizophrénie serait donc une atteinte partielle ou totale de cette propriété fondamentale du signifiant.

Il me reste donc à définir la différence entre l’espace non-möbien de la paranoïa et cet espace, lui aussi non möbien, de la schizophrénie, mais où la propriété fondamentale du signifiant d’être différent de lui-même serait abolie. A la différence de l’espace de la paranoïa, l’espace de la schizophrénie ne serait plus continu, mais discret. Chaque mot ou unité de langage, devenu objet, pourrait être juxtaposée aux autres comme des bibelots sur l’étagère et non pas faite d’un continuum.  Le sujet ne surgirait pas alors d’une coupure dans le tissu du langage. Cette coupure n’en serait pas une, puisque passant dans un espace déjà fait d’éléments séparés. En fait on peut imaginer, comme Nathalie Charraud, dans cette topologie d’éléments séparés des regroupements par des voisinages plus ou moins importants. Il existerait alors toute une variété clinique entre une topologie totalement discrète où chaque « mot » étant son propre voisinage, i.e. séparé de tous autres, le discours a perdu toute signification, et une topologie grossière où il n’y aurait qu’un seul voisinage pour tous les mots (ce serait le versant paranoïde de la schizophrénie où chaque signifiant étant dans le voisinage de tous, tout peut faire signe). Plus on est dans une topologie discrète et plus la pensée deviendrait apparemment aléatoire, sauf qu’elle suivrait de façon beaucoup plus automatique le discours de l’Autre. C’est l’inconscient à ciel ouvert. C’est ainsi que dans ce monde de mots-choses plus ou moins séparés les uns des autres des fragments d’énoncés  dont on a vu avec Gilles la pertinence peuvent décrire assez bien la structure de cet inconscient. On peut aussi concevoir des zones plus structurées où fonctionnerait encore la propriété basale du signifiant et des zones où se manifesterait cette totale emprise de l’Autre : hallucinations, automatisme mental où cette propriété est abolie.

 

CONSÉQUENCES POUR LE MOI

Pour ce qui est du moi dans la paranoïa. Comme pour chacun c’est le stade du miroir qui assure la stabilité du moi. Et celle-ci repose par l’authentification, la reconnaissance de cette image, par l’idéal du moi. L’idéal du moi trouve sa source dans la façon dont l’image du futur sujet est authentifiée par l’Autre. Si, comme c’est peut-être le cas dans la paranoïa, ce regard de l’Autre s’est présenté sans équivoque, il peut sans doute faire tenir le moi mais aussi fermer l’ouverture à la question du désir de l’Autre. Or c’est en réponse à l’énigme du désir de l’Autre que le sujet va constituer son propre désir. Dans ce cas, si cet idéal assure le moi, il ne laisse aucune place au désir du sujet. Dès lors les sacrifices que cet idéal exige du sujet ne lui confère pas les droits à l’existence que seule  la castration au nom-du-père pourrait lui accorder. D’où sa certitude que ses revendications sont justifiées.

Si, même en cas de forclusion du Nom-du-Père, un Idéal du moi non équivoque, non phallique, suffit à authentifier le moi, que se passe-t-il de plus dans la schizophrénie ? 

Cette structure discrète du signifiant chez un schizophrène, si elle est vérifiée, explique-t-elle la perte de son image ? Réponse provisoire : sans doute si l’on admet que le miroir  n’est pas seulement cet objet réfléchissant qui a permis de découvrir en clinique du bébé le stade du miroir mais cette surface signifiante que tend l’Autre, disons le plus souvent la mère, au futur sujet et où il se voit désiré (ou pas). Si l’enfant n’est pas regardé comme un futur sujet mais comme un ensemble disparate de besoins séparés, cette surface sera faite d’éléments discrets sans qu’un idéal lui donne son liant d’une unité perçue. Cela pourrait arriver en cas de dépression ou d’absence psychique de la mère.  L’unité de son moi dépendrait alors non plus du stade du miroir mais d’une forme de mimétisme, et le sujet serait dépendant en permanence d’un autre moi sur lequel appuyer sa propre unité. C’est d’ailleurs souvent au moment où ce support le lâche ou encore devant la question fondamentalement dissymétrique du rapport à l’autre sexe, mais aussi devant l’inassimilable de la jouissance orgastique que va se produire la dissociation de ce moi précaire.

 

Les conséquences thérapeutiques sont que la volonté d’autonomiser ces patients schizophrènes est plutôt contre-productive. En revanche les activités qui prêtent un corps d’emprunt comme le théâtre, les arts plastiques sont bien utiles. De même les stages dans un paysage au relief bien marqué comme les montagnes offrent à ces sujets sans orientation des coordonnées artificielles mais relativement efficaces. Ce n’est qu’une indication de ce qui peut être utile.

En ce qui concerne la paranoïa, on voit que toute tentative de faire interprétation par l’équivoque est vouée à l’échec. La thérapie se borne le plus souvent à accueillir la plainte et en apaiser la violence. Les anti-psychotiques ne sont guère efficaces sur ce genre de délire. Ils restent utiles pour la sédation de la jouissance accumulée qui ne trouve pas à se dissiper. En fait, la simple offre d’un rendez-vous où le patient puisse faire part de l’injustice qui lui est faite a des effets sédatifs, certes temporaires, mais préférables à une réponse systématique par augmentation du traitement. Bien sûr si l’entretien n’aura pas contribué à renforcer sa contrariété. 

Enfin, quand les patients sont intéressés par leur fonctionnement psychique, un travail de théorisation mené en commun avec le thérapeute me semble propre à assurer au long cours une meilleure résistance. Il me semble aussi avoir une certaine valeur éthique.

 

 

 

Classification des

PSYCHOSES DÉLIRANTES CHRONIQUES

(d’après Henri Ey)

 

  1. Sans évolution déficitaire

     
  1. Délires chroniques systématisés (psychoses paranoïaques)

A – Les délires en secteurs :

  1. Délires passionnels

  1. Délire de jalousie

  2. Erotomanie

  1. Délires de revendication

  1. Quérulents processifs

  2. Inventeurs

  3. Idéalistes passionnés

       BLes délires en réseau :

       Délire d’interprétation (Sérieux et Capgras)

                (évolution vers systématisation ou parfois vers délire paranoïde)

        C – Le délire sensitif de Kretschmer

II. Délire hallucinatoire chronique (PHC)

(automatisme mental, évolution non déficitaire)

III. Délire fantastique ou délire d’imagination (Dupré) ou paraphrénie

  

  1. Avec évolution déficitaire : les schizophrénies 

  1. Paranoïde

  2. Hébéphrénie

  3. Hébéphrénocatatonie

 

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Intervenants

Interventions

 ACF-VD
Jean-Claude Affre
Dr Marie  Allione
Claude Allione
Bernard Baas
Dr Arielle Bourrely
Professeur Claude-Guy Bruère-Dawson
Lionel Buonomo
Pr Jean-Daniel Causse
Philosophe Jean-Louis Cianni
Jomy Cuadrado
Dr Marie-José Del Volgo
Guilhem  Dezeuze
Dr Jean-louis Doucet
Laurent Dumoulin
Dr Jean-Richard Freymann
Eva-Marie  Golder
Professeur Roland Gori
Jean-Paul Guillemoles
Bernard Guiter
Rhadija  Lamrani Tissot
Dr Patrick  Landman
Dr Michel Leca
Gérard Mallassagne
Dr Augustin  Ménard
Professeur Michel  Miaille
Dr François  Morel
Daniel Nigoul
René  Odde
Aloïse Philippe
Professeur Gérard  Pommier
Professeur Jean-Louis Pujol
Dr Jean Reboul
Dr Marie-Laure Roman
Franck Saintrapt
Professeur Bernard Salignon
Rajaa Stitou
Dr Bernard Vandermersch
Dr Marcel Ventura